Par Audrey Reeves
À la suite du refus de la junte militaire birmane de permettre l’acheminement de l’aide humanitaire internationale aux populations éprouvées par le passage du cyclone Nargis en mai 2008, le principe de responsabilité de protéger a été invoqué pour défendre la possibilité de forcer l’entrée de l’aide humanitaire au Myanmar [1]. Avec l’expérience de la débâcle irakienne, on peut toutefois s’attendre à ce que toute volonté de forcer l’entrée d’un État en invoquant des raisons d’ordre moral soit confrontée au scepticisme de la communauté internationale [2]. L’expérience du Myanmar a fait ressortir les difficultés de mettre en application le principe responsabilité de protéger et l’importance de chercher des voies alternatives pour assurer la sécurité des populations lors de désastres humanitaires. Dans cette perspective, il paraît important d’attirer l’attention sur l’apport potentiel des organisations régionales, en particulier l’ASEAN, dans le cas de l’Asie du Sud-Est.
Depuis la fin de la guerre froide, les réactions de la communauté internationale face à des désastres humanitaires liés à des conflits intraétatiques ou à des États effondrés ont été controversées tant dans l’action (Somalie, Kosovo) que dans l’inaction (Bosnie, Rwanda) [3]. Suite à ces évènements dramatiques, il est cependant devenu de plus en plus admis qu’une intervention face à des crimes humanitaires de grande ampleur puisse avoir lieu en dépit du principe de souveraineté des États. C’est dans cet esprit qu’a été élaboré en 2000-2001 le concept de « responsabilité de protéger », dans le cadre des travaux d’une commission internationale financée notamment par le Canada [4].
Le 2 mai dernier, la Birmanie a été dévastée par un puissant cyclone, causant jusqu’à 130 000 morts et laissant 2,5 millions de personnes dans des conditions de survie dramatiques [5]. Dans les semaines qui ont suivi, la junte militaire au pouvoir a fermé les frontières du pays, privant les populations éprouvées de l’aide humanitaire offerte par les secours internationaux. Le ministre des Affaires étrangères français, Bernard Kouchner, a alors invoqué le principe de responsabilité de protéger, suggérant que l’aide humanitaire devrait être livrée de force aux survivants menacés par la famine et les épidémies.
Les limites d’une idée
La responsabilité de protéger a été conçue comme un mécanisme justifiant une intervention militaire dans le cas de « génocides, crimes de guerre, nettoyage ethnique et crimes contre l’humanité » [6]. Toutefois, même si la question de savoir si priver une population de secours nécessaires est un crime contre l’humanité est intéressante juridiquement, politiquement, son impact est minime. En effet, même si crime contre l’humanité il y a, toute intervention sans l’accord du Myanmar ne pourrait obtenir l’appui de la Russie et de la Chine, frileux sur les questions de souveraineté (ces derniers ont d’ailleurs montré leur vive opposition à la responsabilité de protéger lorsqu’elle a été évoquée au Conseil de sécurité). De plus, dans des cas semblables où le Conseil de sécurité est bloqué par le veto, il est concevable qu’une opération humanitaire puisse être poursuivie de façon légitime par un autre acteur que l’ONU [7]. Cependant, alors que les États-Unis sont toujours embourbés en Iraq, la perspective de s’engager militairement dans une opération humanitaire pouvant impliquer un changement de régime soulève peu d’enthousiasme dans la communauté internationale [8].
Le cas birman
Dans le cas birman, une voie alternative aurait pu être celle d’une opération régionale menée par l’ASEAN avec l’accord du Myanmar. Bien que les opérations régionales aient leurs limites [9] et ne devraient être envisagées que lorsqu’une intervention régulière est impossible, l’expérience du Darfour nous a montré que là où l’ONU n’était pas bienvenue, une organisation régionale mandatée par elle pouvait l’être. Dans le cas du Myanmar, le régime militaire a refusé l’aide des Occidentaux principalement par peur de les voir se servir de l’occasion pour renverser le régime [10]. Cependant, l’aide humanitaire en provenance de pays asiatiques, comme la Chine, le Bangladesh, la Thaïlande et l’Indonésie, a été acceptée, bien que de façon insuffisante [11].
Si une opération de l’ASEAN n’a pu survenir, c’est d’abord par manque de volonté politique. Depuis sa formation en 1967, l’ASEAN a défendu les principes de non ingérence et de non intervention [12]. Cependant, ce qui passe pour une norme régionale est en fait motivé politiquement par la peur des régimes autoritaires d’une intervention de leurs voisins ou des Occidentaux dans leurs affaires intérieures [13]. Dans les faits, l’ASEAN a prouvé, notamment par des interventions répétées dans les affaires internes du Cambodge entre 1979 et 1999, qu’elle pouvait au besoin se montrer interventionniste. Du côté des capacités techniques, l’idée de créer une force de maintien de la paix propre à l’ASEAN a été émise par l’Indonésie en 2004 [14], une idée qui a toutefois peu progressé depuis. Il est à espérer que la démocratisation progressive de l’Indonésie, puissance démographique et économique régionale [15], l’amène à orienter les activités de l’organisation vers la défense des intérêts de la population de l’Asie du Sud-Est. Alors, la « communauté de sécurité » que l’ASEAN prétend être pourra-t-elle développer les capacités d’une intervention rapide dans le cas d’un désastre humanitaire.
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[1] Natalie Nougayrède, « Désastres, droit d’ingérence et souveraineté des États », Le Monde (Paris), 22 mai 2008, 18.
[2] David Rieff, « Humanitarian Vanities », The New York Times (New York), 1er juin 2008, MM 13
[3] Matt Deutscher, « The Responsibility to Protect », Medicine, Conflict and Survival 21 (2005) : 28-35.
[4] Richard Werly, « L’Union européenne doit relancer le débat sur la « responsabilité de protéger » », Le Temps (Genève), 29 mai 2008.
[5] The Economist, « The regime is satisfied », 15 mai 2008. En ligne. http://www.economist.com/world/asia/displaystory.cfm?story_id=11376918 (page consultée le 21 juin 2008)
[6] International Crisis Group, Gareth Evans, « Burma/Myanmar: « Facing Up to Our Responsibilities », Gareth Evans in The Guardian », 2008. En ligne. http://www.crisisgroup.org/home/index.cfm?id=5430 (page consultée le 21 juin 2008).
[7] Christina Badescu, « Authorizing Humanitarian Intervention : Hard Choices in Saving Strangers », Candian Journal of Political Science 40 (2007) : 51-78.
[8] David Rieff, « Humanitarian Vanities », The New York Times (New York), 1er juin 2008, MM 13.
[9] Walter Dorn, « Regional Peacekeeping is not the Way », Peacekeeping and International Relations 27 (1998) : 1-8.
[10] The Economist, « No shelter from the storm », 8 mai 2008. En ligne. http://www.economist.com/world/asia/displaystory.cfm?story_id=11332728 (page consultée le 21 juin 2008)
[11] The Economist, « The regime is satisfied », 15 mai 2008. En ligne. http://www.economist.com/world/asia/displaystory.cfm?story_id=11376918 (page consultée le 21 juin 2008)
[12] Yukiko Nishikawa, « The “ASEAN Way” and Asian Regional Security », Politics & Policy 35 (2007) : 42-56.
[13] Lee Jones, « ASEAN intervention in Cambodia : from Cold War to conditionality », The Pacific Review 20 (2007) : 523-550.
[14] ASEAN. 2004. « Indonesia proposes Southeast Asian peacekeeping force » En ligne. http://www.aseansec.org/afp/20.htm (page consultée le 21 juin 2008)
[15] The Economist, « Forcing help on Myanmar », 22 mai 2008. En ligne. http://www.economist.com/opinion/displaystory.cfm?story_id=11412481 (page consultée le 21 juin 2008)