Par Patrick Milochevitch
D’un point de vue théorique, l’émergence d’un État-Nation moderne suppose qu’à une entité territoriale souveraine (l’État) coïncide une collectivité sociologique fondée sur la notion d’identité ethnique commune (la Nation). On admet, assez généralement, que l’identité ethnique est définie par l’auto-identification d’un groupe humain ayant conscience de partager un ensemble d’affinités raciales, linguistiques ou culturelles semblables et distinctives. Or, dans les faits, la majorité des pays que nous connaissons aujourd’hui sont des États multiethniques résultant de processus de constructions historiques et de structures politiques et économiques particuliers, pour lesquels l’identité nationale fût et demeure un défi majeur, mais nécessaire à l’édification de la Nation.
En Thaïlande, « pays du sourire », mais aussi et surtout, « pays des Thaï », la définition de l’identité nationale relève d’un processus politique dynamique de sélection de traits ethniques et culturels spécifiques, permettant de déterminer ce qui est Thaï – Khwam Pen Thaï , et en conséquence, ce qui ne l’est pas – Chon Klum Noï . À travers cette dialectique fondamentale (« Thaï » / « non-Thaï ») se reflète une série de mécanismes politiques et culturels historiques d’intégration ou d’exclusion des différentes populations vivant au sein du territoire thaïlandais (Laungaramsri, p.170).
Deux objectifs majeurs semblent ici avoir inspiré les dirigeants nationalistes thaïlandais :
- La création d’une homogénéité nationale dans laquelle on a tenté de noyer l’hétérogénéité ethnique et culturelle du royaume.
- La production de menaces internes et d’ennemis de la souveraineté nationale pour justifier l’imposition de politiques ethniques ciblées. (Laungaramsri, p.161)
Deux types de rapports dans la façon d’appréhender les relations interethniques ont orienté les politiques nationalistes visant ses objectifs :
- Un rapport « centre/périphérie » justifiant du degré d’intégration ou de l’exclusion d’un groupe minoritaire en fonction de sa région de résidence par rapport à la capitale, et de son environnement, plaine ou montagne par exemple.
- Un rapport « civilisé/sauvage », fortement corrélé au premier, où le degré d’intégration dépend du degré d’assimilation et d’allégeance aux principes nationaux. (Laungaramsri, p.161)
Être Thaï
Définis, aussi tôt qu’au début du 20ème siècle, par le Roi Vajiravudh, père du nationalisme thaïlandais, les trois piliers sur lesquels repose l’identité nationale sont, la nation – Chat, la religion – Satsana et l’allégeance inconditionnelle à la monarchie des Chakri – Phra Mahakrasat : est Thaï celui qui parle le Thaï , suit les préceptes du Bouddhisme Theravada, et jure fidélité au Roi.
Depuis, monarques et dirigeants nationalistes, notamment Phibun, ont fait preuve d’une fidélité sans équivoque à ces principes, orientant leurs actions vers les différentes minorités ethniques en fonction de contingences politiques et économiques intérieures ou internationales. Deux exemples peuvent ici brièvement illustrer notre propos.
Intégration ou marginalisation
Ceux que l’on appelle aujourd’hui « Luk Chin » (littéralement « Enfants de Chinois ») sont les descendants de migrants chinois établis dans le commerce depuis le 19ème siècle. Ils possèdent la nationalité thaïlandaise, vivent en majorité dans la capitale ou en zone urbaine, et jouissent globalement d’une influence économique et politique importante. Leur assimilation apparaît comme un symbole de réussite.
Pourtant, au tournant du siècle, leurs ancêtres migrants se voyaient affublés du qualificatif de « Juifs de l’Asie » par Vajiravudh lui-même. (Laungaramsri, p.161) L’expansion chinoise au Siam (nom du Royaume jusqu’en 1932) et son contrôle grandissant sur le commerce étaient perçus comme une menace à l’intégrité du pays.
Dans l’intervalle, Vajiravudh promulgua, en 1912, la première loi sur la Nationalité afin de favoriser le processus d’assimilation de la diaspora chinoise notamment an offrant la citoyenneté thaïlandaise aux enfants de migrants nés au sein des frontières en échange de l’apprentissage et de l’utilisation de la langue Thaï, de l’adoption de la pratique religieuse bouddhiste et des coutumes Thaï, et de leur allégeance unique à la famille royale. Au fil des décennies, ce processus d’intégration par assimilation s’accentua notamment par l’intermédiaire de mariages sino-thaï. La diaspora chinoise se fondit dans la société thaïlandaise.
À l’opposé, les minorités ethniques montagnardes du Nord et de l’Est de la Thaïlande, regroupées sous l’appellation de « Chao Khao » , dont certaines peuplent la région depuis aussi longtemps voire plus que les Thaï, sont globalement marginalisées. Leur marginalisation s’articule d’une part autour de leur situation géographique excentrée et de leur environnement forestier, associé au monde des esprits dans l’imaginaire thaïlandais, d’autre part, autour de leur condition de « sauvages » à civiliser à cause de leurs pratiques sociales et culturelles différentes du groupe siamois dominant. Beaucoup se voient refuser la citoyenneté thaïlandaise et subissent d’innombrables tracas administratifs, sans parler des politiques de relocalisation et d’élimination de leurs pratiques traditionnelles au profit de façon de faire conforme aux standards thaï.
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ANDERSON, Benedict (1991), Imagined Communities: Reflections on the Origin and
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SIRIPHON Aranya (2006), Local Knowledge, Dynamism and the Politics of Struggle: A Case Study of the Hmong in Northern Thailand, Journal of Southeast Asian Studies, 37 (1), pp 65–81
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VELLA, Walter F., assisted by VELLA Dorothy (1978), Chaiyo! King Vajiravudh and the Development of Thai Nationalism. Honolulu: University of Hawaii Press