Par Audrey Reeves
Depuis sa création en 1967, l’Association des nations de l’Asie du Sud-est (ANASE, mieux connue sous l’acronyme de son appellation anglaise, ASEAN) a su prendre sa place dans l’arène internationale dans un équilibre délicat entre deux géants. En effet, la Chine y a développé une activité diplomatique et économique en croissance constante et les États-Unis y dominent la structure de sécurité régionale par une panoplie de relations bilatérales avec les États de la région [1]. L’ASEAN, qui regroupe l’Indonésie, la Malaysia, les Philippines, Singapour, la Thaïlande, le Brunei, le Vietnam, le Laos, le Myanmar et le Cambodge, est reconnue comme une organisation favorisant stabilité régionale et dynamisme économique en Asie du Sud-est [2] . Elle a joue aussi un rôle important dans le maintien de la sécurité et la gestion des conflits entre les États de la région. Cependant, la capacité de l’ASEAN à s’adapter à la diversité des menaces propres à l’après guerre froide demeurent incertaines puisque son mode de fonctionnement est mal adapter pour intervenir lors de conflits intraétatiques.
Après la fin de la guerre froide, l’Australie et le Canada ont suggéré la formation d’une initiative multilatérale de sécurité dans le Pacifique, inspirée de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), caractérisée par un haut degré d’institutionnalisation. Les pays de l’ASEAN ont vu l’intérêt d’un forum où ils seraient en mesure de modérer la rivalité entre les grandes puissances régionales que sont les États-Unis, la Chine et le Japon [3]. Ils ont toutefois jugé plus avisé de mettre sur pied un cadre informel qui permettrait la poursuite d’un dialogue sur des sujets liés à la sécurité selon l’approche et les normes de l’ASEAN, créant ainsi le Forum régional de l’ASEAN, l’ARF.
L’approche de l’ASEAN en matière de gestion de conflit est caractérisée par un haut degré d’informalité, l’importance des relations interpersonnelles, la non confrontation, la pratique de la consultation et la recherche du consensus dans le processus décisionnel, ainsi que la prédominance des modes de coopération bilatéraux [4]. Par son approche, axée sur la gestion du conflit, l’ASEAN se distingue donc de l’approche dominante en matière de relations internationales, plus proactive et basée sur la résolution de conflit, qui cherche à s’attaquer aux causes profondes des différends.
La culture de sécurité propre à l’ASEAN est orientée autour du principe fondamental du respect de la souveraineté des États, lequel a un impact significatif sur les méthodes de gestion de conflit [5]. Cette norme dominante peut être vue comme un héritage historique de la région : les États d’Asie du Sud-est ont vécu l’expérience du colonialisme et de l’impérialisme, tout comme celle de la menace communiste; la souveraineté est dès lors vue comme une protection contre à la fois les attaques externes et les problèmes internes. De plus, les pratiques décisionnelles de l’ère précoloniale, marquée par des systèmes politiques informels et des relations contractuelles, ont également leurs échos dans la culture politique de l’ASEAN.
Toutefois, la nature et la raison d’être de l’ARF sont sujettes à débat, notamment entre les écoles réaliste et constructiviste [6]. Les réalistes structuralistes sont sceptiques quant à la contribution de l’ARF à la stabilité de la région de l’Asie Pacifique, la percevant comme une institution incapable de s’attaquer aux véritables problèmes de sécurité, qui sont inévitablement « cachés sous le tapis » lors des discussions, selon l’approche de non confrontation propre à l’ASEAN [7]. Les constructivistes, tout en reconnaissant les limites de l’ASEAN, soutiennent plutôt que la pertinence de l’ARF repose sur sa place comme forum où les membres construisent des normes de gouvernance et de nouvelles identités communes.
La contribution de l’ASEAN en matière de gestion de conflit semble malgré tout significative. En effet, l’approche consistant à mettre l’accent sur les intérêts partagés des membres de l’ASEAN, tout en laissant de côté les questions controversées, a tout de même permis de créer un sentiment de communauté régionale qui encourage à la retenue dans les actions militaires et politiques, résultant en une nette tendance à résoudre les différends par des moyens pacifiques [8]. Cependant, il faut reconnaître que la coopération régionale demeure au service des intérêts nationaux, lesquels sont définis par les leaders de régimes autoritaires pour qui les principales menaces à leur sécurité viennent non pas de l’extérieur, mais des sources d’opposition à l’intérieur du pays, et qui sont soucieux de se préserver de l’ingérence de la communauté internationale dans leurs affaires intérieures. Étant donné la primauté absolue qu’elle accorde à la souveraineté des États, la capacité d’intervention de l’ASEAN, tout comme de l’ARF, est limitée en ce qui a trait aux conflits intraétatiques et aux violations massives des droits de l’homme. Cependant, sachant que l’attitude des États par rapport aux mesures de prévention et de résolution des conflits n’est pas fixe, mais en constante évolution, il reste à voir si l’ASEAN réussira à s’adapter à la situation internationale actuelle, où les conflits intraétatiques dépassent en nombre et en importance les conflits interétatiques et où une diversité de menaces non traditionnelles, comme le terrorisme et les crimes contre l’humanité, attirent l’attention de la communauté internationale 9] . Le défi pour l’ASEAN sera de construire le pont entre les façons de faire régionales et les pratiques internationales qui permettent de prendre des mesures concrètes contre de telles menaces à la sécurité, et ce, tout en respectant les valeurs locales.
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1 – Elizabeth Economy, « China’s Rise in Southeast Asia: Implications for the United States », Journal of Contemporary China 14 (2005) : 409-425.
2 – M.L. Smith et D.M. Jones, « ASEAN, Asian Values and Southeast Asian Security in the New World Order », Contemporary Security Policy 18 (1997) : 126-156.
3 – Acharya, « Culture, Security, Multilateralism : The ASEAN Way and Regional Order », 65.
4 – Amitav Acharya, « Culture, Security, Multilateralism : The ASEAN Way and Regional Order », Contemporary Security Policy 19 (1998) : 55-84.
5 – Nishikawa, « The “ASEAN Way” and Asian Regional Security », 44.
6 – Hiro Katsumata, « Establishment of the ASEAN Regional Forum : Constructing a ‘Talking Shop’ or a ‘Norm Brewery’? », The Pacific Review 19 (2006) : 181-198.
8 – Tsuyoshi Kawasaki, « Neither Scepticism nor Romanticism: the ASEAN Regional Forum as a Solution for the Asia-Pacific Assurance Game », The Pacific Review 19 (2006) : 219-237.
9 – Acharya, « Culture, Security, Multilateralism : The ASEAN Way and Regional Order », 67.
12 – Nishikawa, « The “ASEAN Way” and Asian Regional Security », 52.