La défense du territoire et de la vie : milpa, comunalidad et systèmes agroalimentaires durables au sud du Mexique

Par Marie-Josée Massicotte, avec la collaboration de Melquiados (Kiado) Cruz
Voir PDF

 

La milpa es el espacio donde hacemos la vida… En la Sierra Norte, hay un dicho. Se dice : « No hay milpa sin comida, pero tampoco hay comida sin milpa. »

La milpa, c’est l’espace où l’on crée ou fait la vie… Dans la Sierra Norte, il y a un dicton. On dit : « Il n’y a pas de milpa sans nourriture, mais il n’y a pas non plus de nourriture sans milpa. » Kiado Cruz, mai 2017, traduction libre.

Bien que la Révolution verte ait permis d’accroître significativement la production agricole mondiale, il est aujourd’hui largement reconnu qu’elle a eu, et continue d’avoir, des effets négatifs sur l’environnement. Mentionnons ici l’érosion des sols, la désertification, la contamination des eaux et des sols et les émissions de gaz à effet de serre provenant des grands élevages (porcins, bovins, volailles, etc.) et des monocultures intensives (iPES-Food, 2017). Dans ce contexte, et en particulier depuis la crise alimentaire mondiale de 2007-2008, un nombre croissant d’analystes et de mouvements ruraux, autochtones, féministes et écologistes, dénoncent les problèmes majeurs du système agroalimentaire dominant à l’échelle mondiale (McMichael, 2005; Clapp, 2016 : Toledo et al., 2015; Rapport final, Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois, 2008). Ceux-ci réclament un engagement clair et une transition vers une agriculture respectueuse des divers écosystèmes et milieux socioculturels.

 

Au cours de la dernière décennie, plusieurs gouvernements et institutions internationales ont ainsi adopté des lois et politiques pour la défense du droit à l’alimentation et la promotion de systèmes agroalimentaires plus justes et durables. L’Organisation des Nations Unies (ONU) pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Rapporteur général de l’ONU pour le droit à l’alimentation – en particulier Olivier de Schutter – ont appuyé et participé à la diffusion de principes associés aux concepts de souveraineté alimentaire et d’agroécologie. Plusieurs analystes affirment également que le droit à l’alimentation et l’appui aux petits producteurs, chasseurs, pêcheurs et cueilleurs, sont des outils importants pour combattre la pauvreté et la faim, et promouvoir le développement et la santé des populations. L’Équateur, Cuba, le Nicaragua, la Bolivie, le Mali et le Québec (Canada), entre autres, se sont engagés à encourager la sécurité ou la souveraineté alimentaire (Massicotte et al., 2010) sur leur territoire respectif. Même le Rapport de la Banque mondiale (BM) de 2008 soulignait l’importance de « l’agriculture pour le développement », la sécurité alimentaire et la lutte à la pauvreté. Il faut tout de même se demander quels sont les priorités, intérêts et types de développement qui sont financés par une telle institution, elle même dominée par les grandes puissances économiques et industrielles de la planète.

 

Les crises financières, environnementales, énergétiques et alimentaires ne semblent pas suffire à convaincre les grands acteurs politico-économiques de l’urgence d’un virage pour répondre aux besoins de la majorité et assurer le maintien d’écosystèmes sains et durables pour les générations futures. En effet, peu de changements ont été observés au niveau de la mise en œuvre de politiques ou de programmes spécifiques qui ont pour but une agriculture juste et écologique au Nord comme au Sud. La concentration au sein de la chaîne agroalimentaire – du champ à l’assiette et aux déchets – n’a cessé de s’accroître. Ainsi, on parle aujourd’hui de seulement trois sociétés multinationales (FMN) qui contrôlent quelque 60 % du marché mondial des semences, trois autres qui se partagent 71 % du secteur agrochimique et quatre FMN se répartissent près de 97  % de la recherche privée entourant l’industrie aviaire (conférence, Émile Frison, Ottawa, 7 juin 2017; iPES-Food 2017).

Dans ce contexte peu reluisant, cette analyse part du constat de l’urgence d’une transformation radicale du système agroalimentaire dominant qui priorise une production industrielle intensive, non durable, axée sur l’exportation, la compétitivité et le profit à outrance, au détriment de la majorité des communautés et des écosystèmes de la planète (McMicheal, 2005). À partir d’une recherche terrain dans l’État d’Oaxaca, au sud du Mexique, nous examinerons le discours et les pratiques de communautés rurales qui luttent pour la défense du territoire et de leur mode de vie dans la Sierra Norte et les Vallées centrales de l’État d’Oaxaca. Cet État mexicain est particulièrement intéressant puisqu’il s’agit d’un territoire très riche en termes de biodiversité et de culture, regroupant seize groupes ethnolinguistiques et une forte population rurale et autochtone. De plus, les mobilisations collectives font partie de l’histoire et de l’imaginaire collectif de ces habitants.

 

L’objectif est de mieux saisir en quoi ces luttes permettent de repenser nos propres pratiques et cadres d’analyse en ce qui a trait au développement, au territoire, à la justice écologique et à la communauté, et ce, à partir des imaginaires politiques et des pratiques associées au mode de gouvernance communautaire, appelé usos y costumbres. Nous présenterons brièvement l’approche d’écologie politique qui sous-tend cette analyse et nous permet de faire le lien avec les conceptualisations et pratiques de la milpa et de la comunalidad au sein de communautés rurales autochtones de la région. Ce faisant, nous aborderons les notions de souveraineté alimentaire et d’agroécologie afin de mieux situer cette analyse parmi les débats actuels et les mouvements qui promeuvent un modèle de développement rural écologique et plus équitable tout en misant sur le renforcement de l’autonomie collective en ce qui a trait au développement local, à la gouvernance et à l’usage de la terre et des richesses naturelles.


Écologie politique, agroécologie et souveraineté alimentaire 

 

Une approche d’écologie politique permet d’examiner les relations étroites d’interdépendance entre sociétés humaines et autres espèces des écosystèmes, leur transformation, ainsi que la diversité des expériences qui s’y expriment (Rocheleau et al., 1996). Ce champ de connaissances plutôt récent (1980) combine les atouts de l’économie politique critique, axée sur l’analyse des relations de pouvoir, avec des préoccupations écologistes, favorisant des changements socio-environnementaux qui répondent aux besoins des populations marginalisées. Cette approche s’intéresse aux inégalités et aux conséquences différenciées des risques environnementaux pour divers segments de la population et territoires (Toledo et al., 2015). Plusieurs partisans de l’écologie politique s’inspirent des pratiques et cosmovisions ou visions du monde et valeurs sous-jacentes de peuples originaires qualifiant la Terre-mère d’être sacré qui se régénère et nourrit l’espèce humaine, tant physiquement que spirituellement. Les êtres humains sont donc une des nombreuses espèces vivantes qui bénéficient de ses richesses et qui participent à la transformation permanente des écosystèmes. Par ailleurs, ces cosmovisions requièrent le respect des rythmes et limites de la Terre-mère, défiant la vision occidentale axée sur la surconsommation et l’exploitation abusive des richesses naturelles afin de maximiser le profit. C’est à partir d’une telle perspective, nous semble-t-il, que l’on peut mettre en lumière les expériences vécues et les imaginaires des peuples originaires, afin d’explorer des voies alternatives et de mieux saisir l’importance des pratiques concrètes et des apprentissages liés à la milpa et au concept de comunalidad.

 

Technique agricole très ancienne des peuples mésoaméricains, la milpa n’utilise pas de produits agrochimiques et compte sur la complémentarité nutritionnelle et environnementale entre diverses espèces et semences (dont les « trois sœurs », courge, maïs et haricot, mais également herbes médicinales, avocats, piments forts, abeilles, etc.) afin de répondre aux besoins alimentaires de la famille et de la communauté. En ce sens, la milpa est une forme de production agroécologique. À la fois science et mouvement social, l’agroécologie privilégie un équilibre entre le milieu naturel et une production agricole durable, tout en valorisant les savoirs locaux et les innovations scientifiques adaptées au milieu. Par ailleurs, et comme le souligne la première citation de ce texte, plusieurs intellectuels et communautés rurales insistent davantage sur l’aspect communautaire et socioculturel de la milpa. C’est ici « l’espace que l’on habite »; le lieu de reproduction de la vie, de l’entraide et d’échanges multiples entre la terre, l’eau, l’air, le soleil, les enfants, les insectes, les femmes et les hommes (Cruz, 2017). La milpa est plus ou moins étendue, selon la capacité de travail disponible, plutôt que selon les frontières de la propriété. Elle exige à la fois un effort physique, un partage de connaissances, des obligations et des relations sociales qui s’appuient sur l’entraide entre membres d’une famille ou de la communauté, pour ensuite en partager les récoltes. Il y a donc obligations et réciprocité entre ceux et celles qui prennent soin de la terre, mais également réciprocité entre familles paysannes et territoires. Comme le souligne le dicton de la Sierra, la milpa a besoin du travail agricole pour produire des aliments et construire ou maintenir la qualité du sol, mais les paysans ont besoin d’énergie, et donc de nourriture, pour alimenter leur corps et leur esprit. Elles et ils peuvent alors prendre soin de la milpa, en respectant ses cycles écosystémiques.

 

Pour sa part, La Via Campesina (LVC) a élaboré le concept de souveraineté alimentaire en 1996 afin de dénoncer les conséquences du modèle agroindustriel et de mettre en valeur une diversité de modèles d’agriculture et d’alimentation plus justes et écologiques (Desmarais, 2007; revue Possibles, vol. 34, no. 1-2, 2010). Selon les membres de LVC, ce réseau transnational d’organisations paysannes, autochtones, de femmes, de pêcheurs et autres travailleurs agricoles, la souveraineté alimentaire :

 

Prioritizing local agricultural production in order to feed the people, access of peasants and landless people to land, water, seeds, and credit… the right of farmers, peasants to produce food and the right of consumers to be able to decide what they consume, and how and by whom it is produced; the right of countries to protect themselves from too low priced agricultural and food imports; agricultural prices linked to production costs… the populations taking part in the agricultural policy choices; and the recognition of women farmers’ rights, who play a major role in agricultural production and in food (Via Campesina 2003 in Patel, 2007, p. 90).

 

Ce concept, utilisé comme porte-étendard afin d’unir un ensemble de mouvements qui promeuvent la justice sociale et environnementale, pose pourtant certains problèmes. Traditionnellement et encore aujourd’hui, la majorité des gens associe la souveraineté à l’État moderne. Acteur dominant de la scène mondiale, on reconnaît à l’État le droit légitime et le devoir, selon certains analystes de recourir à la violence pour défendre le territoire et la population qui y habite, afin de contrer toute « menace » ou « intervention extérieure ». Cependant, dès lors qu’on adopte une perspective autochtone, ou d’écologie politique, qui prend en considération les expériences vécues et les cosmovisions des peuples originaires du continent Abya Yala, on constate que cet État est une construction sociohistorique européenne qui a été imposée à travers les Amériques lors des grandes conquêtes, et dont les systèmes d’oppression coloniale persistent (Coulthard, 2014).

 

Or, ces peuples autochtones n’ont jamais abdiqué leur droit au territoire. Même lorsque des traités et ententes ont été conclus, les chefs autochtones signalaient leur volonté de partager et de protéger conjointement les richesses du territoire en question. Il s’agissait davantage d’une acceptation du vivre ensemble, en harmonie avec la Terre-mère. Rarement a-t-on vu un peuple renoncer volontairement à son lieu de vie et de subsistance, sinon à travers guerres et conquêtes. Ce constat est essentiel, surtout en 2017, année des 150 ans du Canada, afin de saisir pourquoi les Premières nations dénoncent plutôt les 150 ans d’un colonialisme dévastateur, qui continue d’imposer déplacements, dépossessions et disparitions d’une grande partie des nations originaires, de leurs cultures et de leurs bases économiques (voir Coulthard, 2014; Daschuk, 2013). Dans ce contexte, la milpa et le concept de comunalidad nous éclairent sur la signification des luttes actuelles pour la défense du territoire chez plusieurs communautés rurales du sud du Mexique.

 

Oaxaca : terreau fertile du militantisme et de la comunalidad

 

Contrairement à d’autres États latino-américains, le Mexique n’a pas participé à ladite vague rose (Pink Tide) associée à l’élection de gouvernements comme le Parti des Travailleurs au Brésil ou Evo Morales en Bolivie, dont le discours encourageait une meilleure redistribution des richesses. Particulièrement dans les États du Chiapas et d’Oaxaca, la résistance s’est donc exprimée en force contre l’État et à ses politiques néolibérales, mises en œuvre à partir de la crise de la dette (1982) : privatisation, coupure des dépenses publiques, libéralisation du commerce, etc. Oaxaca compte une population de 3,8 millions d’habitants répartie dans 570 municipalités, ce qui représente quasi le quart de toutes les municipalités de la République. Environ 56 % des habitants vivent dans une municipalité de moins de 2 000 habitants et 61,5 % pour les municipalités de moins de 5 000 habitants (López, 2001). Bien que l’on parle constamment de la pauvreté d’Oaxaca en termes de revenu, d’accès aux services de santé de qualité ou de niveau d’éducation par exemple, ce territoire est riche en biodiversité, minéraux, culture et histoire, avec une population autochtone de plus de 60 %, selon la Commission nationale pour le développement des peuples autochtones. La géographie très accidentée permet également d’expliquer la rareté de grandes monocultures et entreprises agroindustrielles.

 

Sur le plan local, 417 des 570 municipalités de l’État s’autogouvernent selon un régime appelé usos y costumbres, ou us et coutumes. Celui-ci a été légalement reconnu lors de la réforme de la Constitution de l’État, en 1995, sous l’article 28 :
L’État d’Oaxaca reconnaît l’existence de systèmes normatifs internes aux peuples et aux communautés indigènes, avec des caractéristiques propres, spécifiques pour chaque peuple, communauté, et municipio de l’État, fondés sur des traditions ancestrales qui se sont transmises oralement de génération en génération, tout en s’enrichissant et en s’adaptant au cours du temps à diverses circonstances. C’est la raison pour laquelle ces systèmes sont considérés par l’État comme actuellement en vigueur (cité dans Jamart, 2009).
Cette gouvernance autonome varie en effet d’une communauté à l’autre et se transforme avec le temps, mais les principaux éléments communs sont les suivants : territoire collectif, prise de décision collective, travail collectif (tequio et cargo) et célébrations. Ce sont également les quatre piliers principaux que les intellectuels autochtones Floriberto Días et Jaime Martínez Luna ont identifiés afin d’expliquer comment la comunalidad organise le quotidien au sein des communautés rurales d’Oaxaca. Alors que la milpa est un « concept oral » faisant référence à une pratique interne, celui de « comunalidad » est davantage « textuel » et vise surtout à expliquer « aux gens de l’extérieur comment nos communautés s’organisent, occupent l’espace et interagissent entre eux » (Cruz, 2017).

 

Le premier pilier de la comunalidad, la propriété collective de la terre, fait référence aux ejidos, titres de propriété collective distribués aux familles paysannes par le processus de réforme agraire post-révolution, mais aussi aux terres ancestrales des communautés originaires, appelées bienes comunales. Ces dernières ont été « reconnues » par l’Empire espagnol lors de la colonisation, mais ont souvent été reprises de force ou sont toujours en dispute. Ces territoires collectifs sont le lieu de vie et d’échanges entre les membres des communautés. D’ailleurs, bien que la majorité des familles travaillent la terre de façon individuelle, les décisions en ce qui a trait à l’utilisation du territoire production agricole, forêts, eau et autres richesses naturelles doivent être prises par l’assemblée agraire. C’est d’ailleurs au sein des assemblées agraires et communales que se déploie un mode de gouvernance et de prise de décisions collectives, le deuxième pilier de la comunalidad. En théorie, tous les habitants en âge de participer peuvent y assister et débattre des divers enjeux jusqu’à l’obtention d’un consensus ou d’une décision qui satisfasse la majorité. Il reste cependant de nombreux obstacles dont le genre et la capacité de chacun à s’exprimer librement en assemblée qui limitent la participation de certains individus et reproduisent les iniquités et les rapports de pouvoir qui découlent, entre autres, du colonialisme et du patriarcat. Il y a tout de même un mode alternatif de gouvernance et de leadership plus décentralisé, qui met en valeur une participation directe et active des membres de la communauté aux décisions qui les affectent et qui structurent leur mode de vie et les interactions entre eux.

 

Le travail collectif est le troisième pilier au cœur de la comunalidad. Chacun a la responsabilité de participer à tour de rôle aux différentes tâches civiles et religieuses (cargos) permettant le bon fonctionnement de la communauté ou village et ce, sans rémunération financière : du surveillant qui nettoie la place centrale et s’assure de la bonne entente, au jeune qui aide aux offices religieux, en passant par le maire, le président du Conseil agraire, et les membres du Conseil des sages. Plus on avance en âge et surtout plus on gagne le respect des autres, plus les cargos que l’on obtient sont importants. Ces responsabilités communales représentent donc un sacrifice personnel en termes de temps et d’engagement, mais également un honneur de servir sa communauté. Ce type de services non rémunérés est donc une forme d’économie non capitaliste, qui s’appuie sur les valeurs de réciprocité et d’obligations afin d’assurer le dynamisme et le bon fonctionnement des communautés. Ainsi, d’autres prendront soin de ses champs ou autres tâches en reconnaissance de ses responsabilités pour la collectivité. Le tequio est quant à lui un travail collectif épisodique pour une tâche particulière comme le nettoyage d’une rivière, pour lequel un membre de chaque ménage doit participer. Enfin, le quatrième pilier souvent considéré comme le plus important est celui des célébrations. Tout type de travail et autres services sont considérés comme étant nécessaires afin de pouvoir se réunir et célébrer chaque étape de la vie, de la famille et de la communauté. Chacun est appelé à participer aux fêtes religieuses, spirituelles et civiles, y compris les naissances, la célébration des 15 ans (quince años), les mariages, la fête du saint du village et celle des récoltes. Afin d’être pleinement accepté au sein de sa communauté, chaque membre a donc également le devoir de participer, à tour de rôle, à l’organisation de festivités, ce qui s’accompagne des droits et avantages liés à cette vie communautaire : entraide, solidarité, sentiment d’appartenance…

 

Est-ce à dire que tous ces municipios ont conservé un mode de vie et de gouvernance autonome et indépendant des partis politiques et des gouvernements étatique et fédéral ? Rien de tel, puisqu’en effet, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a pénétré la quasi totalité des régions d’Oaxaca, y développant ici comme ailleurs des réseaux clientélistes, sous l’emprise de dirigeants locaux (Recondo, 2007). En échange d’un vote favorable, le gouvernement priista qui a dominé la scène électorale de la fin de la Révolution mexicaine à la fin des années 1990 s’est maintenu au pouvoir en distribuant services, programmes sociaux et bénéfices aux dirigeants et membres de ces communautés. Ainsi, bien que plusieurs aient maintenu un mode de gouvernance « autonome », celui-ci a souvent été entaché par la corruption et la cooptation de leaders locaux. Ce régime de gouvernance est donc loin d’être parfait et de faire l’unanimité. Néanmoins, c’est bel et bien cette gouvernance locale, jumelée à la mobilisation et à l’organisation communautaire[1], qui ont contribué à maintenir, dans l’État d’Oaxaca plus que dans tout autre État mexicain, la propriété sociale de la terre. En effet, en 1990, plus de 50 % des terres cultivées du pays étaient sous ce type de propriété, avec 42 % de terres ejidales, et 8,7 % sous un régime de bienes comunales. Avec la ratification de l’ALÉNA et à la réforme de l’article 27 de la Constitution mexicaine en 1992, qui a mis fin à la réforme agraire et facilité la privatisation des terres, la propriété collective a chuté. À Oaxaca cependant, peu de communautés ont été convaincues par ce processus de privatisation. La gouvernance collective locale offre donc un rempart pour résister aux pressions du marché et de l’État et pour mieux défendre leurs territoires et leurs modes de vie.

 

Ainsi, plutôt que de parler de réforme agraire et de luttes paysannes, les forces sociales d’Oaxaca, en partenariat avec des communautés et organisations de plusieurs autres États mexicains et mésoaméricains, ont joint leurs efforts autour de la Défense du territoire et de la vie. En août 2017, par exemple, la militante nicaraguayenne et ex-présidente du Forum permanent de l’ONU sur les questions autochtones, Mirna Cunningham, insistait sur l’urgence d’agir afin d’éviter la disparition d’autres peuples autochtones, menacés par « l’échec des politiques environnementales et culturelles, le modèle économique extractiviste actuel et la violence ». Elle notait que « 30 % des concessions pour les entreprises minières, l’agroindustrie et les autres mégaprojets sont situées sur des terres ancestrales, ce qui pourrait entraîner l’expulsion des Autochtones de leurs territoires. » (Traduction libre, M4, 2017, http://movimientom4.org/2017/08/cunningham-sin-medidas-urgentes-desapareceran-mas-pueblos-indigenas/#comment-15082.)

 

C’est dans ce contexte d’urgence que plusieurs groupes citoyens d’Oaxaca se sont mobilisés en tant que communautés rurales et autochtones, plutôt que paysannes (campesinas). Cette dernière « identité collective » avait en effet acquis une connotation assez négative. On l’associait au projet corporatiste et trop souvent corrompu du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) ayant maintenu un réseau clientéliste fort qui divisait les mouvements ouvrier, paysan et autres secteurs de la société civile. Surtout depuis la Rébellion zapatiste de 1994, nous assistons donc à une résurgence des luttes et organisations autochtones, dénonçant les violations historiques de leurs droits ainsi que les attaques à leurs modes de vie et de pensée. La multiplication des mégaprojets miniers, hydroélectriques et autres par de grands investisseurs mexicains et étrangers a ainsi renforcé la résistance autochtone et la recherche d’alternatives viables, plus adaptées à leurs besoins et mode de vie.

 

Résistance et organisations communautaires pour la vie et le territoire

 

Bien que de nombreuses communautés sont divisées et doivent vivre avec les conséquences de projets de développement dévastateurs pour l’environnement et le bien-être des populations, certaines ont réussi à unir leur force et à renforcer l’esprit et les pratiques de comunalidad, comme dans le cas de Capulálpam de Méndez et de Magdalena Teitipac. Ces deux villages zapotèques ont en effet réussi à stopper les activités de compagnies minières ayant obtenu des concessions du gouvernement fédéral, mais sans consultation préalable, libre et éclairée des communautés, tel qu’exigée par la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) de l’ONU, signée par le Mexique. Dans les deux cas, l’économie principale de ces communautés a longtemps reposé sur l’agriculture de subsistance mais elles ont également des réserves d’or et d’argent qui ont jadis été exploitées artisanalement. Avec la hausse des cours de ces métaux et les nouvelles technologies d’extraction, ces zones sont devenues rentables pour l’industrie extractive.

 

Après une longue lutte, les habitants de Capulálpam de Méndez ont démontré que l’exploitation minière avait entraîné de nombreux problèmes, dont la disparition de plusieurs sources d’eau potable alimentant le village. Lors d’une Assemblée générale, ils se sont prononcés et ont déclaré Capulálpam « territoire libre de compagnies minières ». C’était une première au Mexique mais cette initiative citoyenne s’est depuis répandue à de nombreuses autres communautés à travers le pays. Afin de maintenir une saine économie et d’offrir aux jeunes des possibilités intéressantes au sein de la communauté, les résidents de ce village de la Sierra Norte ont également mis sur pied différentes entreprises communautaires, dont une dédiée à l’agroforesterie, une autre à l’embouteillage d’eau, et une troisième à l’écotourisme. Dans tous les cas, ils ont créé de l’emploi local et ont choisi d’utiliser les « excédents » pour divers projets bénéficiant à l’ensemble du village : amélioration et embellissement de la place du village, de l’église, des rues et édifices publics; achat d’instruments de musique pour les jeunes de l’harmonie; célébrations et festivités. Francisco, un des membres de la communauté, explique :

 

“It has been a difficult road we are walking together. [But] the collective spirit in Capulálpam is like a belt that ties everyone together, said Francisco Garcia, a local indigenous authority who oversees natural resources. Our spiritual values as indigenous people are attached to our land, water and territories, which go far beyond simple monetary value.” (Martinez, https://fr.scribd.com/document/231008741/Capulalpam)

 

Au village de Magdalena Teitipac, les gens ont tiré profit de l’expérience de Capulálpam et d’autres régions. Dès qu’ils ont appris que des concessions minières avaient été octroyées sur leur territoire ancestral, ils se sont organisés et ont bloqué l’accès à la société minière, avant que celle-ci entreprenne ses travaux d’exploitation. Antonio Lorenzo souligne le lien fort au sein de sa communauté entre la montagne, le territoire et le bien-être des différentes espèces vivantes qui en dépendent :

« Ça ne nous intéresse pas [leur développement] parce qu’en fin de compte, nous sommes heureux avec nos questions religieuses, avec nos montagnes, et nous vivons bien. Nous n’avons pas besoin de tous ces millions pour vivre… S’il n’y a pas de communauté, pas de montagne, pas de vie, alors que laissera-t-on aux enfants ? »

(https://www.youtube.com/watch?v=T2W5gkMSOPU)

 

J’ai eu l’occasion de rencontrer les membres de ces communautés et de discuter longuement avec eux et avec les organisations qui les appuient, ainsi que de participer au Festival de Tierra Caliente trois ans de suite (2015 à 2017), tout près de Capulálpam. Avec des groupes d’étudiants canadiens et en partenariat avec SURCO – organisation basée à Oaxaca et offrant des programmes universitaires axés sur l’organisation communautaire, le militantisme et les nouvelles communications – nous avons alors pu constater l’importance de la résistance aux minières, de la gouvernance collective et de la comunalidad. En effet, chaque année, quelques centaines de membres des communautés environnantes marchent et se réunissent afin de réitérer leur engagement et les raisons qui les ont poussés à dire « non à l’exploitation minière » au sein de leur territoire respectif. Ces décisions ont été prises, suivant les us et coutumes, par les membres des différentes assemblées communales. Le Festival de Tierra Caliente est également un lieu important d’échange et d’apprentissage pour les plus jeunes et les invités. Il est enfin une importante célébration et un moment privilégié de partage, où se côtoient traditions catholiques, musique, danses et spiritualités autochtones. Ce sont ces expériences de la comunalidad qui semblent de plus en plus faire défaut au sein des communautés occidentales et c’est en ce sens que nous aurions tout à gagner à nous reconnecter à notre milieu, à mieux écouter et à apprendre des luttes et modes de vie de différentes communautés d’Abya Yala.

 

 

***

 

Marie-Josée Massicotte est professeure agrégée à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Elle s’intéresse aux luttes des mouvements sociaux qui militent pour des modes de vie, de gouvernance et de développement plus justes, autonomes et responsables. Ses récents travaux ont porté sur les mouvements paysans et autochtones en Amérique latine qui s’opposent à l’exploitation minière et agroindustrielle et qui promeuvent l’agroécologie, la souveraineté alimentaire et la défense des territoires.

[massicot@uOttawa.ca]

 

Kiado Cruz est co-fondateur de SURCO, organisateur communautaire et créateur de technologies de la communication. Il est également un intellectuel autochtone de Yagavila, village zapotèque de la Sierra Norte d’ Oaxaca. Ces ancêtres sont de la Sierra, là où ses parents vivent et continuent à cultiver la terre. Ce sont tous les apprentissages acquis au sein de sa communauté, puis au-delà, qui alimentent ses réflexions et l’amènent à promouvoir de nouveaux modes de vie autonomes, ainsi que de nouvelles façons de régénérer la culture par la communication.

 

 

Références

 

Clapp, Jennifer. 2016. Food. 2e edition. London. Polity Press.

 

Coulthard, Glen. S. 2014, Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition. Minneapolis. University of Minnesota Press.

 

Cruz, Melquiades (Kiado). 2017. Conférence et entretiens avec l’auteure, mai 2017, Oaxaca.
Daschuk, James. 2015. La destruction des Indiens des Plaines : maladies, famines organisées et disparition du mode de vie autochtone. Québec. Presses de l’Université Laval.

 

Desmarais, Annette. A. 2007. La Via Campesina : globalization and the power of peasants. Halifax, N.S., Fernwood Pub, et version en français chez Écosociété.

 

iPES-Food. 2017. « De l’uniformité à la diversité : changer de paradigme pour passer de l’agriculture industrielle à des systèmes agroécologiques diversifiés », Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables, accès en ligne 7 juin 2017, https://www.coordinationsud.org/document-ressource/de-lagriculture-industrielle-a-systemes-agroecologiques-diversifies-ipes-food/.

 

Jamart, Clara. 2009. « L’État de Oaxaca (Mexique): reconnaissance des droits indigènes et gouvernance locale des territoires », AGTER, Association pour contribuer à l’amélioration de la gouvernance de la terre, de l’eau et des ressources naturelles, accès en ligne, 24 juin 2017 : http://www.agter.org/bdf/es/corpus_organisme/fiche-organisme-1.html.

 

López, Clemente de Jesús. 2007, « Usos y costumbres y elecciones municipales en Oaxaca », accès en ligne, 24 juin 2017: http://cetrade.org/v2/book/export/html/722.

 

Massicotte, Marie-Josée, et al. 2010. « Au-delà des frontières : la lutte pour la souveraineté alimentaire ». Possibles vol. 34, nos. 1 et 2, accès 4 juin 2017, disponible à : https://redtac.org/possibles/tag/souverainete-alimentaire/.

 

McMichael, Philip. 2005. « Global Development and the Corporate Food Regime », New Directions in the Sociology of Global Development, eds. F.H. Buttel and P. McMichael, Oxford: Elsevier, pp. 265–299.

 

Patel, Raj. 2007. « Transgressing Rights: La Via Campesina’s Call for Food Sovereignty », Feminist Economics, vol. 13, no. 1, pp. 87-93.

 

Recondo, David. 2007. La política del gatopardo: Multiculturalismo y democracia en Oaxaca. CIESAS, Mexico.

 

Rocheleau, Dianne E., Barbara Thomas-Slayter et Esther Wangari, dirs. 1996. Feminist Political Ecology: Global Issues and Local Experiences. New York: Routledge.

 

Toledo, Victor et al. 2015. « The Struggle for Life: Socio-environmental Conflicts in Mexico», Latin American Perspectives, vol. 42, no. 5, pp. 133-1”47.

[1]L’État d’Oaxaca est reconnu pour ses nombreux mouvements sociopolitiques et ses mobilisations de masse, particulièrement celles du Syndicat des enseignants de la Section XXII de la CNTE (Coordinadora Nacional de Trabajadores de la Educación), mais également chez les organisations étudiantes et paysannes. La Coalition de travailleurs, paysans et étudiants de l’Isthme de Tehuantepec (COCEI, acronyme en espagnol) alliant ces trois secteurs sociaux a d’ailleurs longtemps marqué le paysage politique de l’État.

 

 

 

Laisser un commentaire