Climat/Énergie : ‘La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil’ citation de René Char

Par Alain Brunel

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Les mâchoires du piège climat/énergie se referment. Températures, précipitations, montée des eaux, acidification, extinctions : les records s’accumulent, le climat bascule. Et près de 25 ans après le début des négociations internationales sur le climat, notre système socio-économique est toujours aussi dépendant des énergies fossiles. Dopé à la drogue dure. Les énergies fossiles fournissaient encore 81 % de la demande énergétique mondiale en 2014. Selon les projections de l’Agence américaine d’information sur l’énergie, elles continueront à combler quelque 78 % de cette demande en 2040 (EIA 2016), en tenant compte des mesures internationales sur la table — mais sans le Clean Power Plan d’Obama et avant Donald Trump —, avec la croissance économique attendue des pays émergents, l’Agence internationale de l’énergie prévoit dans son scénario central une hausse de 30 % de la demande mondiale en énergie d’ici 2040 (WEO 2016), et ce, même en tenant compte des mesures annoncées à la COP21 de Paris. Cette demande en hausse serait comblée par l’ensemble des « énergies modernes », gaz et pétrole compris. Nos mesurettes ne font pas le poids devant l’appétit fossile : oléoducs Énergie Est, Keystone XL ou TransMountain, gaz de schiste, pétrole de roche mère, il nous en faut plus et plus encore. Tant qu’il y aura un marché. Face aux usages difficilement remplaçables des énergies fossiles et à la forte inertie sociale au changement, il n’y aura pas d’échappatoire, pas de solution miracle, pas de rédemption. Nous sommes piégés.

La décision de Donald Trump de retirer les États-Unis de l’Accord de Paris est un symptôme criant de cette soumission politique aux lobbies des énergies fossiles et aux intérêts mercantiles de court terme. De Washington à Moscou, la ploutocratie fossile jubile… On trouve la même soumission au Canada chez les libéraux fédéraux ou provinciaux, mais en plus feutré, en plus hypocrite. Et les plus pauvres payeront cher, eux qui en sont si peu responsables. Leurs libertés premières, substantielles, dont « la faculté d’échapper à la famine, à la malnutrition et à la morbidité évitable », en sont déjà affectées (Sen 1999, 56). Une injustice écologique absolue. Pourquoi en est-on arrivé là ? Et comment échapper aux crocs ?

 

L’expansion du domaine des énergies fossiles est une des causes principales de la croissance matérielle depuis la révolution industrielle et au cours du XXe siècle. C’est aussi une des causes essentielles du dérèglement concomitant du cycle biogéochimique du carbone, mais également, ce qu’on sait moins, de celui de l’azote (Suddick et coll. 2012) qui influe en retour sur le réchauffement planétaire, et même de celui de l’oxygène dans les océans (Schmidtko et coll. 2017).

 

Les énergies fossiles sont responsables des deux tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). Elles ont causé environ 80 % de la croissance des GES entre 1970 et 2010 (IPCC2014, 5). Le modèle fossile de développement épuise la planète et, heureusement, est en train de s’épuiser. Les réserves de charbon, gaz et pétrole sont certes encore abondantes, mais il en coûte de plus en plus cher de les extraire. Les puits de pétrole conventionnel déclinent plus vite que la baisse de la demande dans les pays riches, tandis que la demande mondiale continue d’augmenter. Le taux de retour énergétique des sources de pétrole non conventionnelles, c’est-à-dire le ratio de l’énergie obtenue sur l’énergie investie pour l’obtenir, décline également (Hall 2017). Un changement d’ère se dessine. Nous y reviendrons.

 

Un Accord sans les États-Unis

 

L’Accord de Paris sur le climat obtenu à la Conférence des Parties sur la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques de 2015 (CdP21), signé par 195 Parties sur 197, constitue un véritable exploit diplomatique. En date de juin 2017, 147 pays responsables de 84 % des émissions globales avaient ratifié le premier accord universel sur le climat. On ne peut que s’en réjouir. Cela dit, ce résultat a été rendu possible parce que sa mise en œuvre est volontaire et n’inclut aucune clause contraignante, sauf celle, notable, d’élaborer un plan de réduction des émissions nationales dont les engagements devront être progressivement revus à la hausse. L’esprit présidant à l’Accord est celui de prêcher par l’exemple, l’incitation et l’imitation : bâtir la confiance en agissant chacun concrètement et de manière vérifiable en vue d’un objectif commun. À l’image de ces nuées d’étourneaux ou de ces bancs de poissons, où chaque individu s’aligne sur les gestes de son voisin, formant ainsi un mouvement coordonné qui permet au groupe de changer subitement de cap grâce à la magie des neurones miroirs (Cyrulnik et coll. 2012).

 

Dans ce contexte, le retrait des États-Unis de l’Accord, le deuxième pollueur de la planète en émissions absolues et un des premiers par habitant, a une forte connotation symbolique, mais aussi des effets bien concrets. Un leader poids lourd renonce officiellement à poursuivre l’objectif commun. Certes, plusieurs États, villes et entreprises du pays sont entrés en résistance et prendront en charge les objectifs de l’Accord. Hawaï vient de l’endosser. Mais Donald Trump a fait et fera encore de gros dégâts. Avant même l’annonce du retrait, il avait bien commencé en jetant à la poubelle le Clean Power Plan d’Obama, en nommant Scott Pruitt, un climatosceptique confirmé, à la tête de l’Agence de protection de l’environnement, en ouvrant les vannes de l’exploitation des énergies fossiles, etc.

 

Les États-Unis sont un joueur important dans les politiques du climat sur le plan opérationnel. Ils financent, à hauteur de 15 %, le budget du secrétariat de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques et à 40 % celui, modeste, du secrétariat du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Les pays pauvres devront se passer des 2 milliards de dollars restant à décaisser du Fonds vert sur l’enveloppe de 3 milliards promise par Obama. Washington joue sur tout un rôle majeur dans le domaine du savoir et des technologies spatiales indispensables pour permettre le renforcement du cadre de transparence sur les émissions, impliquant notamment la vérification des réductions annoncées. Le projet de budget de Trump vise à supprimer nommément quatre programmes de recherche satellitaire de la Nasa pour la recherche climatique (Thompson 2017)…

 

Émissions négatives : un délire scientiste?

 

L’objectif de l’Accord de Paris est de « contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement au-dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels » et de « poursuivre l’action pour limiter l’élévation à 1,5°C ». Nous avons déjà atteint une moyenne de 1°C. L’Accord fixe un cap sans identifier les moyens pour y arriver. L’idée générale pour atteindre l’objectif est exprimée à son quatrième article : parvenir à « un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre d’ici la deuxième moitié du siècle sur la base de l’équité, et du développement durable et de la lutte contre la pauvreté ».

 

Or, compte tenu des tendances évoquées plus haut, le GIEC nous dit que pour réussir à atteindre cet équilibre entre les émissions par les sources et les absorptions par les puits, il faudra recourir dans le courant du siècle à des technologies « d’émissions négatives », encore à concevoir et à expérimenter, telles que la bio-ingénierie de capture et de séquestration carbone (BICSC ou BECCS en anglais).

 

Cette perspective fait douter un climatologue renommé comme Kevin Anderson, directeur adjoint du Centre Tyndall pour la recherche sur les changements climatiques, de l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris (Anderson 2015). Le recours à la bio-ingénierie pour retirer du carbone de l’air à l’échelle requise supposerait selon lui « des plantations et des récoltes pendant des décennies sur des surfaces équivalentes à une à trois fois celle de l’Inde ». Et dans le même temps, poursuit Anderson, l’aviation et la marine marchande envisagent de recourir aux biocarburants, l’industrie chimique voit la biomasse comme une matière première potentielle et, en 2050, il y aura 9 milliards de bouches à nourrir… Anderson y va d’une contre-suggestion :

 

« Éloignez-vous des préceptes douillets de l’économie contemporaine, et une série de mesures de substitution devient envisageable. Les technologies, comportements et habitudes qui alimentent la demande énergétique se prêtent tous à des changements rapides et significatifs. Combinez cela avec la compréhension que tout juste 10 % de la population est responsable de 50 % des émissions, et le rythme et l’étendue de ce qui est possible devient évident.

Allier de profondes et promptes réductions de la demande énergétique à une rapide substitution des carburants fossiles par des actions de rechange zéro carbone permet de construire un programme 2°C qui ne repose pas sur des émissions négatives. Alors pourquoi cette occasion réelle a-t-elle été rejetée par les videurs économiques de Paris? Sans doute y a-t-il plusieurs explications élaborées et nuancées – mais la raison principale est simple. Dans un vrai style orwellien, le dogme politique et économique qui en est venu à imprégner toutes les facettes de la société ne doit pas être remis en cause. Pendant des années le discours de la croissance verte a étouffé toutes les voix qui avaient l’audace de suggérer que le budget carbone associé avec les 2°C ne pouvait pas être réconcilié avec le mantra de la croissance économique.

(Anderson 2015, notre traduction).

 

Hypocrisies libérales

 

Voilà une piste intéressante pour expliquer l’incapacité du Canada à vraiment diminuer ses émissions. Côté face, les gouvernements libéraux d’Ottawa et de Québec affichent une volonté de réduire leurs émissions de GES et leur enthousiasme devant l’adoption de l’Accord de Paris. Mais côté pile, tant à Ottawa qu’à Québec, les plans d’action sont trop timorés et incohérents pour simplement atteindre les objectifs nationaux fixés, que tout le monde sait par ailleurs insuffisants pour rester sous les 2°C. Et surtout personne n’ose remettre en question le dogme économique dominant.

 

L’objectif du Canada de Justin Trudeau, repris de celui des conservateurs de Stephen Harper, est de réduire les émissions de dioxyde de carbone (CO2) de 30 % en 2030 par rapport au niveau de 2005. Pour ce faire, le gouvernement libéral imposera un prix carbone plancher et croissant à l’échelle du Canada – aux provinces qui ne l’ont déjà fait – et de nouvelles normes d’émissions pour les véhicules. Cependant, il approuve simultanément la construction des oléoducs TransMountain et Keystone XL et celle du terminal de gaz naturel liquéfié Pacific Northwest en Colombie-Britannique – encourageant par le fait même la croissance de la production du pétrole bitumineux et celle des émissions de gaz à effet de serre. En mars, Justin Trudeau s’est même fait le chantre de l’exploitation « responsable et durable » des sables bitumineux dans un discours tenu devant le gotha du pétrole au Texas. « Aucun pays trouvant 173 milliards de barils de pétrole dans le sol ne les laisserait là », a-t-il dit. Il a reçu à cette occasion, en plus d’un prix, une longue ovation debout, manifestation inhabituelle dans ce sérail (Berke 2017). Mais si l’on suit cette logique, les États-Unis et la Russie ne peuvent faire autrement qu’exploiter leur gaz et leur pétrole. Idem pour la Chine, l’Inde et l’Australie avec leur charbon. Et dans ce cas, que faire de l’Accord de Paris? Qu’en est-il du climat?

 

La conséquence de ce raisonnement est limpide : l’impossibilité de réduire les émissions mondiales et nationales au niveau requis. Un rapport du Sénat canadien l’écrit noir sur blanc (Sénat 2017). En tenant compte des mesures pour le climat budgétées au 1er novembre 2016, le Canada manquera son objectif 2030 par 219 millions de tonnes, c’est-à-dire que ses émissions seront 42 % au-dessus de sa cible et le tiers de cette hausse sera le fait de la croissance des émissions du secteur pétrole et gaz…

 

Un Fonds vert critiqué

 

À Québec, les incohérences pullulent aussi. L’objectif de -20 % en 2020 par rapport au niveau de 1990 (cible plus ambitieuse que celle du Canada) ne sera pas atteint. La bourse carbone est l’un des piliers de la lutte au réchauffement planétaire, mais à 18,82 $ la tonne à la dernière vente de quotas carbone de mai 2017, l’incitatif à réduire les émissions est faible, de l’ordre de quelques sous le litre à la pompe. Un montant inférieur à celui des variations saisonnières, sinon hebdomadaires, du prix du litre. Et les VUS prolifèrent toujours comme des petits pains.

 

De plus, la cagnotte du Fonds vert, constituée avec la vente des crédits carbone sur le marché (montant prévu de 3,7 milliards $ entre 2013 et 2020) ne semble pas dépensée à des objectifs structurants. Le rapport du commissaire au développement durable de 2014 était très critique à cet égard. Le Fonds vert ne comportait pas d’objectifs précis et mesurables, de cibles et d’indicateurs, d’évaluation des résultats, pas de reddition de comptes. Un « bar open » qui servait à financer arbitrairement un peu tout et n’importe quoi. Comble de contradiction, le Fonds a même aidé des sociétés pétrolières; 6 millions $ pour l’oléoduc de Valero; 1,6 million $ pour Suncor etc. (Lecavalier, 2016). Le Ministère a accepté les critiques du commissaire et a depuis mis en place un début de système de reddition de comptes. Mais on apprenait encore récemment que le Fonds vert finance des projets de Bombardier et de CAE Electronics qui seront bien loin de pouvoir réduire les émissions du Québec d’ici 2020 (Lecavalier 2017).

 

Par-dessus tout, le premier ministre Couillard a exprimé à plusieurs reprises un préjugé favorable à l’égard du projet d’oléoduc Énergie Est (et l’exploitation des sables bitumineux), du gaz de schiste, et de manière générale, du développement les énergies fossiles au Québec (bien qu’il ait pris ses distances avec le mirage fossile sur Anticosti). Il est vrai que le parti libéral du Québec a un parti-pris pour les « vraies affaires ». Mais la contradiction inhérente au fait de soutenir des projets qui rendront impossible de limiter le réchauffement global à 2°C, ne semble pas perturber outre mesure les libéraux.

 

Un schisme de réalité

 

On peut voir dans ces exemples, localement, une manifestation du « schisme avec le réel » relevé globalement dans un processus de négociations climatiques étalé sur deux décennies, impuissant à agir sur le réel :

 

Il existe un décalage croissant entre, d’un côté, une réalité du monde, celle de la mondialisation des marchés, de l’exploitation effrénée des ressources d’énergies fossiles et des États pris dans une concurrence économique féroce et s’accrochant plus que jamais à leur souveraineté nationale et de l’autre, une sphère des négociations et de la gouvernance qui véhicule l’imaginaire d’un « grand régulateur central » apte à définir et à distribuer des droits d’émissions, mais de moins en moins en prise avec cette réalité extérieure.

(Aykut, Dahan 2014, 399-400).

 

Ce concept de schisme de réalité est emprunté au politologue allemand Oskar Negt (2010) pour « décrire analytiquement les signes précurseurs des grandes crises constitutionnelles et politiques, masqués par la continuité apparente du processus démocratique. » L’immobilisme d’une gouvernance mondiale et la somme des impuissances nationales semblent faire fi du diagnostic alarmiste des sciences du climat tel qu’il émerge des constats du GIEC. Une des explications avancées par Aykut et Dahan (2014) est celle de la lecture trop environnementale de l’enjeu climatique. Les discussions portent sur les émissions des gaz à effet de serre et non sur « l’extraction et les modes de combustion des ressources énergétiques ».

 

En ciblant les émissions de CO2, au lieu de s’attaquer aux modes de développement économique, aux règles du commerce international ou au fonctionnement du système énergétique mondial, le régime climatique a établi des « murs coupe-feu » entre le climat et les autres régimes internationaux

(Aykut et Dahan 2014, 434).

 

Une autre illusion de l’action climatique est de penser mener une « grande transformation » écologique de manière « indirecte et désincarnée », celle qui est généralement privilégiée jusqu’à ce jour au moyen du prix carbone, des marchés du carbone et des mécanismes flexibles.

 

Cette architecture consacre la victoire d’une lecture des enjeux environnementaux à partir de la grille de l’économie néoclassique, qui a abandonné toute idée de régulation directe par des normes, par des standards et par une politique industrielle explicite, en faveur d’une coordination invisible des acteurs économiques par les prix et par voie de marchés de permis négociables.

(Aykut, Dahan, 2014, p.435).

 

Les économistes classiques avancent en effet que l’imposition d’un prix carbone mondial, qu’il se traduise sous forme de taxe ou de droits d’émission, serait la manière la plus simple d’internaliser le coût de la pollution dans la production. Cela crée une incitation à réduire les émissions en évitant le phénomène de « passager clandestin » – le fait de bénéficier des efforts des autres sans y contribuer soi-même (Tirole 2016). Cette idée, séduisante a priori, permet en théorie de réconcilier objectif écologique et efficacité économique. Sauf que… elle fait l’impasse sur les intérêts géostratégiques et il est bien difficile de voir comment un consensus international pourrait émerger en pratique sur cette question. Tirole suggère que le G20 ou même un cercle plus restreint, tel que les cinq plus gros pollueurs, pourrait amorcer le mouvement et donner l’exemple. Sauf que… on trouve dans ce cercle des cinq, les États-Unis et la Russie…

 

Énergie, puissance et croissance

 

Pour bien situer l’ampleur du problème des énergies fossiles, il faut s’intéresser à la composante physique de l’énergie. Sevrés au pétrole depuis notre enfance, nous ne nous rendons plus compte de la puissance qu’il recèle, un concentré de millions d’années d’énergie solaire. Le contenu énergétique d’un baril de pétrole (159 litres) équivaut à celui de l’énergie dépensée par un cycliste pédalant 3,9 années, 12 heures par jour, 7 jours par semaine, sans aucun congé (Nikiforuk 2015, 77). Nos machines forment une immense armée d’esclaves énergétiques virtuels.

 

En considérant que les Nord-Américains consomment 23,6 barils de pétrole par an en moyenne, chaque citoyen a à son service environ 89 esclaves virtuels. Une famille de cinq personnes commande un peu moins de 500 esclaves. Une nation de 300 millions d’habitants contrôle une phalange phénoménale de 27 milliards de travailleurs essentiellement mécaniques et nourris au pétrole.

 

Charles A.S.Hall (2017, 97, notre traduction) le présente autrement :

 

Un homme fort peut fournir 500 Mégajoules de travail en un an pour un salaire de 30 000 $ aux États-Unis. Un seul baril de pétrole peut fournir dix fois cette énergie et coûte seulement 50 $. Chacun travaillant avec un rendement d’environ 25 %, les carburants fossiles peuvent réaliser des centaines à des milliers de fois plus de travail par dollar que des êtres humains.

 

La croissance économique est dépendante de celle de la consommation d’énergie. Giraud et Renouard (2012) estiment que jusqu’au deuxième choc pétrolier de la fin des années 70…

 

[C]e qui tirait la croissance de nos économies, c’était grosso modo, un tiers de hausse de la productivité et deux tiers d’augmentation de l’énergie. Puisque l’énergie est plafonnée et que nous ne pouvons plus en consommer davantage chaque année, notre croissance est réduite des deux tiers.

 

L’abondance de l’énergie bon marché pendant l’essentiel de la révolution industrielle a rendu les économistes aveugles au rôle de l’énergie dans nos sociétés (Nikiforuk 2015; Giraud et Renouard 2012; Pottier 2016; Hall 2017). Cette période s’achève. Les puits conventionnels déclinent. Le taux de retour énergétique (TRE) des sources de pétrole non conventionnelles, c’est-à-dire l’énergie obtenue sur l’énergie dépensée pour la rendre disponible, diminue également. Selon Hall (2017) ce ratio serait passé aux États-Unis de 25 à 35 barils pour chaque baril investi dans les années 1970 à un ratio de moins de 10/1 aujourd’hui. Il était de plus de 100 pour 1 dans les années 1930. Le TRE des sables bitumineux serait à peine de 2 à 4 pour 1. Pour analyser les causes de l’effondrement des sociétés complexes, Tainter (2013) fait appel à un concept proche, la loi des rendements marginaux décroissants. En dessous d’un certain seuil de rendement ou de surplus énergétiques, une société ne peut plus se perpétuer.

 

Énergies fossiles, richesse et émissions de GES sont intimement liées. « Dans une société inégalitaire, la dilapidation écologique des très hauts revenus sert d’exemple à toute la société » (Giraud et Renouard 2012, 155). C’est pourquoi les auteurs plaident pour un écart de revenu plafonné à un facteur 12. L’égalité favorise la viabilité de la planète, mais elle entraîne aussi de nombreux bénéfices collatéraux pour la santé et la qualité de vie en société (Wilkinson, Pickett, 2013).

 

Nous n’avons plus le choix. Il nous faut serrer les voiles au plus près pour voguer, vent de face, vers d’autres horizons. Pour aller vers une « écologie intégrale » (Pape François 2015), celle qui se fondera sur « les trois écologies » (Guattari 1989) : écologie environnementale, écologie sociale, écologie mentale. Une justice écologique ne tiendra debout que sur ces trois piliers. La limitation de la consommation d’énergie et des émissions de GES doit se fonder sur des mesures d’équité socio-économique. Et cette équité est un facteur déterminant de la santé et du bien-être des individus.

 

***

Alain Brunel est cofondateur et ex-directeur Climat énergie de l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA). Il est aujourd’hui conseiller en santé au travail pour le groupe Apex-Isast de Paris.

 

Références

 

Agence internationale de l’énergie, 2016, Perspectives énergétiques mondiales (World Energy Outlook 2016), Résumé, p.3.

Anderson Kevin, 24/31 December 2015, Nature, Talks in the city of light generate more heat, Vol. 528, p. 437

Aykut Stephan C., Dahan Amy, 2014, Gouverner le climat? 20 ans de négociations internationales, Paris, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, p. 399-437.

Berke Jeremy, 10 March 2017, Business Insiders, ‘No country would find 173 billion barrels of oil in the ground and just leave them’: Justin Trudeau gets a standing ovation in an energy conference in Texas, http://www.businessinsider.fr/us/trudeau-gets-a-standing-ovation-at-energy-industry-conference-oil-gas-2017-3/

Vérificateur général du Québec, printemps 2014, Rapport du Commissaire au développement durable M. Jean Cinq-Mars, 130p.

Cyrulnik Boris, Bustany Pierre, Oughourlian Jean-Michel et coll., 2012, Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner, Paris, Albin Michel, 2012. Chapitre 2.

Giraud Gaël, Renouard Cécile, 2017 (1re éd. 2012), Le facteur 12, pourquoi il faut plafonner les revenus, Paris, Carnets nord.

Guattari, Félix, 1989, Les trois écologies, Paris, Eds Galilée.

Hall, Charles A.S., 2017, Energy Return on Investment: A Unifying Principle for Biology, Economics and Sustainability, Cham, Springer.

IPCC, 2014: Climate Change 2014: Synthesis Report. Contribution of Working Group I, II and II to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [Core Writing Team R. K. Pachauri and L.A. Meyer (eds)]. IPCC, Geneva, Switzerland, 151p.

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Nikiforuk Andrew, 2015, L’énergie des esclaves, le pétrole et la nouvelle servitude, Montréal, Éditions Écosociété.

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Pottier Antonin, 2016, Comment les économistes réchauffent la planète, Paris, Seuil.

Schmidtko Sunke, Stramma Lothar, Visbeck Martin, 2017. Nature, « Decline in Global Oceanic Oxygen in the Past Five Decades », Vol. 542, p.335-339

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