Changer la vie. Les contraintes et les possibles

Par Gabriel Gagnon

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Au cours des années 70, le journaliste et philosophe André Gorz, inspiré par les travaux d’Yvan Illich, a montré comment il était possible de transformer notre existence en optant, par exemple, pour une réduction importante du temps de travail hebdomadaire et annuel et pour l’implantation d’une allocation monétaire universelle fournie par la société, permettant à chacun et chacune d’opter sans contrainte pour une forme choisie d’engagement ou de simplicité volontaire.

En organisant ici une version québécoise du « mouvement pour la simplicité volontaire », deux militants écologistes de longue date, Serge Mongeau et Dominique Boisvert, ont donné une forme concrète à ces préoccupations. Il s’agissait de nous convaincre d’opter pour une façon plus conviviale d’habiter la planète et de transformer la société. Cette façon différente d’envisager l’existence semblait nous proposer de nouveaux possibles réalisables graduellement sans transformation profonde de notre insertion dans l’univers.

 

Pourtant, dès la publication des travaux du Club de Rome en 1972, de nombreux scientifiques ont commencé à nous mettre en garde face aux modifications climatiques silencieuses en cours, conduisant à un réchauffement de la planète susceptible de mener inéluctablement à l’extinction de la race humaine et éventuellement de toute forme de vie sur terre.

 

Ces évaluations pessimistes ont amené les chercheurs à inventer en 2000 le terme d’«anthropocène» pour désigner une nouvelle ère géologique marquée par les effets systémiques globaux et irréversibles des actions humaines sur la nature. C’est dans cette perspective que s’est tenue en 2015 à Paris la 21e Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques, dont les résultats tardent à se confirmer dans de nombreux pays.

 

Pour ceux qui adoptent cette nouvelle vision du monde, les efforts pour changer la société, loin de demeurer de simples possibles, deviennent des contraintes irréductibles nécessitant un changement profond du système capitaliste mondial dans lequel nous vivons.

Naomi Klein

 

C’est en étant conscient de ce nouveau paradigme qu’il faut lire le dernier ouvrage de la journaliste torontoise Naomi Klein intitulé «Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique» (Lux. Actes Sud. 2015).

 

Rédigé dans un style personnel facilement accessible, enrichi de nombreuses références, cet ouvrage me semble essentiel pour comprendre la véritable nature des changements climatiques et entrevoir les possibilités de les contrôler en transformant le système économique actuel grâce à l’action des communautés de base susceptibles de former de vastes mouvements sociaux bouleversant les programmes des partis politiques traditionnels.

 

À la suite de ce livre, Naomi Klein et son mari, Avi Lewis, petit-fils du grand militant social-démocrate David Lewis, ont été les instigateurs, à l’occasion des élections fédérales de 2015, d’un manifeste intitulé « Un grand bond vers l’avant pour un Canada fondé sur le souci de la planète et la sollicitude des uns envers les autres, pour des actions rapides vers un avenir aux énergies propres, pour le maintien des droits des Autochtones et pour la quête de justice économique pour tous ». Le document est suivi de 15 demandes spécifiques acheminées aux partis politiques et à la population. Malheureusement, ce manifeste semble avoir peu influencé la campagne électorale et les programmes des différents partis. Le Parti libéral n’a jamais développé une politique énergétique claire et Thomas Mulcair et le NPD ont perdu les élections en refusant d’opter pour une transformation véritable de la société.

 

Le pétrole

 

Au Canada comme au Québec, le pétrole, particulièrement celui tiré des sables bitumineux, est au cœur des débats sur le réchauffement de la planète auquel il contribue de façon prépondérante. Tant que nous continuerons à le sortir de terre, il nous sera impossible d’atteindre les objectifs de contrôle des changements climatiques proposés au Canada par la Conférence de Paris.

 

Dans un ouvrage récent publié le printemps dernier, intitulé «Gagner la guerre du climat. Douze mythes à déboulonner», le physicien Normand Mousseau dénonce les solutions technologiques proposées pour résoudre ici le problème des changements climatiques et, comme Naomi Klein, opte pour une transformation politique en profondeur de nos sociétés.

 

Au Québec, Pétrolia, une entreprise minuscule face aux géants qui contrôlent l’industrie pétrolière canadienne, tente de nous convaincre qu’il serait important que, malgré la chute prévisible de l’utilisation du pétrole à travers le monde, nous tentions, avant d’avoir recours aux ressources de l’Alberta, de sortir de notre sol du pétrole purement québécois susceptible de remplacer celui que nous importons déjà de l’étranger.

 

Juste avant les élections de 2014, Pauline Marois, par insouciance ou par un penchant naturel pour l’entreprise privée, a joué un vilain tour à sa Ministre des Ressources naturelles Martine Ouellet en signant avec la Société Pétrolia et d’autres partenaires moins importants une entente sur l’exploration pétrolière à l’île d’Anticosti en vue de l’exploitation éventuelle d’une ressource imaginaire. Depuis cette époque, après une longue valse-hésitation, Philippe Couillard semble vouloir se retirer d’une entente à laquelle s’opposent la majorité des 200 habitants de l’île et l’ensemble du mouvement écologiste. Pétrolia n’a pas dit son dernier mot puisqu’elle demeure aux portes des habitations à Gaspé tout en tentant de s’affilier aux grandes pétrolières canadiennes.

 

Plus aguerris, les habitants des Îles-de-la-Madeleine ont réussi à faire avorter définitivement le projet d’exploitation pétrolière à Old Harry, tout près de la frontière avec Terre Neuve, qui semblait aussi s’y intéresser.

 

Les pipelines

 

La menace d’un pétrole québécois semblant écartée pour le moment, la question qui préoccupe maintenant l’ensemble du mouvement écologiste et une bonne partie de la population est celle du passage chez nous, par bateau, par train et surtout par pipeline, du dangereux pétrole bitumineux albertain exclusivement destiné à l’exportation. Pour le moment, la transformation de Cacouna en port pétrolier et le passage de nombreux trains chargés de pétrole le long du fleuve et de la Vallée de la Matapédia semblent écartés. Ce qui demeure surtout en projet c’est ce fameux pipeline d’Énergie Est traversant l’ouest de la province jusqu’à Montréal et franchissant de nombreux cours d’eau. Mis à part le Bloc québécois et Québec solidaire, aucun parti politique important ne semble pour le moment s’opposer carrément à ce dangereux empiétement sur notre territoire.

 

Du côté d’Ottawa le Parti libéral, ayant déjà accepté la construction de certains pipelines dans l’Ouest, tente d’inventer pour Énergie Est de nouvelles formes d’évaluation plus globales et moins directement contrôlées par l’industrie pétrolière.

 

Le NPD a de la difficulté à concilier les intérêts de ses députés québécois avec ceux des élus des provinces de l’Ouest. Au Québec, malgré l’opposition des élus de la communauté urbaine de Montréal, les libéraux et les péquistes ne semblent pour le moment que de tenter d’activer le processus d’évaluation déjà amorcé. Il faut suivre de près les efforts de la Première ministre de l’Alberta, Rachel Notley, qui, sans s’y attendre, a hérité de cette «patate chaude» que constituent les sables bitumineux. En attendant la remontée du prix du pétrole et l’assurance de pouvoir exporter son pétrole à l’ouest, au nord ou à l’est à travers le Canada, cette province fait face à une grave crise économique.

 

Pour le moment, l’économie de l’Alberta semble liée au pipeline Énergie Est qu’elle essaye d’imposer aux Canadiens. C’est donc à l’ensemble des autres provinces qu’il reviendrait de sortir Rachel Notley du pétrin en inventant de nouvelles formes de péréquation lui permettant non seulement de ralentir l’exploitation des sables bitumineux, mais aussi, à moyen terme, d’empêcher de sortir de terre ce pétrole qui contribue tant à notre bilan énergétique négatif. Dans la situation constitutionnelle actuelle c’est de ce côté que le Parti québécois  doit pencher. Nous n’avons absolument aucune raison de laisser passer chez nous ce dangereux liquide dont nous n’avons pas besoin, avec tous les risques que sa présence ferait courir à l’environnement.

 

Les nouveaux possibles

 

L’accélération des changements climatiques, dont l’exploitation des sables bitumineux est ici un élément essentiel, nous oblige aussi à réévaluer notre option pour la simplicité volontaire et les pratiques émancipatrices qui en découlent.

 

Lorsque l’importance du réchauffement climatique pour l’avenir de l’humanité était mal connue nous avions l’impression d’avoir du temps pour diffuser les pratiques de simplicité volontaire inspirées par l’idéologie autogestionnaire. Depuis que l’horizon est assombri et que nos chances de survie à long terme s’amenuisent, il est devenu nécessaire d’orienter différemment ces pratiques pour conserver leur potentiel d’émancipation.

 

Même si c’est d’abord individuellement que l’on peut devenir adepte de la simplicité volontaire, il est aussi nécessaire de constituer un ensemble de collectifs autogérés dont les actions s’orienteraient vers la décroissance et la transformation du monde. Naomi Klein montre bien dans son livre l’importance de ces communautés de citoyens dans la résistance aux changements climatiques au Canada et aux États-Unis. Les communautés autochtones ont apporté une contribution essentielle à la création d’un mouvement plus large destiné à lutter par tous les moyens contre l’empiétement de leur territoire que ce soit par l’exploitation minière ou par les pipelines. Ici au Québec, des communautés de ce genre ont été crées soit pour poursuivre l’action des groupes de simplicité volontaire, soit pour s’opposer à la construction du port de Cacouna, faire obstacle au transport ferroviaire du pétrole dans l’Est du Québec ou à la construction éventuelle du pipeline d’Énergie Est.

 

Dans les grandes villes, il faut aider les citoyens à se regrouper dans des conseils de quartier, de nature consultative, susceptibles de mieux faire valoir les intérêts des citoyens. À Québec, des conseils de ce genre semblent avoir eu une certaine efficacité. À Montréal, il faudrait absolument redécouper des arrondissements beaucoup trop populeux, peu respectueux des communautés géographiques et sociologiques hétérogènes qu’ils regroupent, pour permettre l’émergence de véritables conseils de quartier dans lesquels les citoyens et citoyennes se reconnaîtraient, en étant heureux d’y participer.

 

Pour devenir efficace, l’action des communautés locales doit nécessairement déboucher sur la constitution d’un vaste mouvement écologiste de nature à influencer sérieusement l’action des gouvernements. Parmi les nombreux groupes québécois aux actions dispersées, Greenpeace semble à la fois le plus déterminé, le mieux structuré et le plus susceptible d’étendre son action au niveau canadien et international.

 

Tout doit changer, nous dit Naomi Klein. Il faut que cela arrive rapidement avant que nous perdions définitivement la guerre des changements climatiques. Voilà pourquoi les groupes autogestionnaires qui visaient jusqu’à maintenant une action à long terme essentiellement basée sur l’éducation et la conviction doivent maintenant ajouter certaines formes de coercition à leur panoplie d’interventions.

 

Sans devenir lui-même un parti politique, le vaste mouvement que nous souhaitons doit être capable d’inspirer aux divers ordres de gouvernement une vision nouvelle, celle d’une démocratie bien implantée localement et porteuse de projets concrets entièrement liés à la conservation des milieux naturels, à l’entraide, à la convivialité et à la décroissance de l’économie monétaire. C’est un projet ambitieux de ce genre, susceptible à la fois de sauver la planète et de transformer notre vie quotidienne, qui devrait nous inspirer.

 

J’ai surtout tenté de montrer dans cet article comment les dangers imprévisibles issus du réchauffement de la planète obligent les militants autogestionnaires non seulement à refaire la société par le bas, mais à accepter aussi des contraintes qui ne leur sont pas habituelles, mais sans lesquelles leurs actions deviendraient impossibles.

 

Références

 

Revue Esprit Habiter la terre autrement. No. 420 Décembre 2015.

Gianinazzi, Willy,   André Gorz Une Vie. La Découverte, 2016

Klein, Naomi, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique. Lux, Actes Sud, 2015

Mousseau, Normand, Gagner la guerre du climat. Douze mythes à déboulonner. Boréal 2017

Possibles, Pétrole…et après. Vol 39, No 2, Automne 2015

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