Carretera Fronteriza 16 de noviembre de 2015

Par Pierre Bernier

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naître là-bas sur un bout de terre

labouré de sens

et sous l’herbe courbée

l’initiale de ton nom

 

Sandrine Davin

Tanka 63 (1)

 

Là-bas on s’affaire encore à naître

et puis à rire aussi

et l’on se dresse pieds nus

face au jappement des bottes

et au frimas de la mort

 

 

7h.15. Je suis assis dans une camionnette derrière Margarito, le chauffeur. Nous filons vers le sud-est en direction des ruines des cités de Yaxchilan et Bonampak, à la frontière entre l’état du Chiapas et le Guatemala. Le long de la Carretera Fronteriza, cette route pavée de chiens trop maigres, moi l’homme des bois, l’habitant des Hauts comme on dit « par chez nous », je veux revoir une dernière fois cet arrière-pays où je me suis enfermé pendant deux semaines.

 

18h.15. Toujours Margarito au volant nous revenons sur nos pas, direction nord-ouest, vers la ville de Palenque. Aujourd’hui j’ai fait une randonnée envoûtante sur le rio Usumacinta et j’ai eu le vertige au milieu des temples mayas en ruines. Je réalise pourtant que ce que je cherchais dans cette excursion, c’était de sentir encore une fois que nous ne formions qu’un seul cœur, les compañeros tseltales et moi. Comment ai-je pu croire que je pouvais retrouver cette magie au milieu d’un groupe de touristes! Qui a écrit que voyager sans aller à la rencontre de l’autre ce n’est que se déplacer?

 

Il y a quelques jours les choses étaient plus claires pour moi. Avec Marie, ma compagne, je faisais partie des brigades civiles d’observation des droits humains dans un territoire autochtone en résistance. Je continuais d’être le paysan que je suis depuis trente ans et je posais un geste de solidarité envers d’autres paysans. Notre mandat : partager les privilèges que nous donnent nos passeports canadiens, en assurant une présence dissuasive dans une communauté menacée, et témoigner des violations des droits humains qui pourraient survenir. C’est le Frayba qui nous envoyait, une organisation mexicaine avec laquelle collabore le CDHAL de Montréal.

 

Ce matin nous avons franchi trois barrages de l’armée mexicaine. Pour rassurer les touristes on affirme qu’ici les soldats s’attaquent au narcotrafic et au passage des migrants illégaux. Pourtant cette arrière-cour des grandes stations touristiques, où il ne semble y avoir que de petits hameaux et des sites archéologiques, est aussi le théâtre d’une guerre occultée. Croisade économique pour les uns, lutte écologique pour les autres, avec pour enjeu : la terre, l’eau, les ressources et le mode de vie. L’État mexicain tente d’abolir toute barrière jugée non essentielle à la liberté de commerce et d’investissement. Ici la lutte écologique se fait souvent avec le corps, et la chair en ressort parfois humiliée, meurtrie dans ce qu’elle a de plus intime. Avec l’impunité l’imagination emprunte des voies inhumaines. Il y a quelques jours j’ai été accueilli et touché par les visages de ceux qui vivent ce quotidien et depuis mon cœur funambule trébuche sans cesse. Je m’exaspère du regard implorant que je me surprends à prêter aux chiens couchés sur la route. Quelle arrogance! Oser imaginer qu’une vie, si misérable fût-elle, ait pu supplier la machine de lui passer sur le corps!

 

18h.45. « Où êtes-vous maintenant mes amis? » Je pense à eux à tout moment. Ernesto, Antonio, Miguel, Manuel, Fernando, Rubicel, Luis-Alberto, les deux Pedro… Tous des paysans qui, comme d’autres, quelques jours par an, abandonnent communauté et travaux de la terre, endurent des heures de mauvaises routes, pour venir, par leur présence, défendre une parcelle de terre et les campesinos qui en dépendent. Je les ai vus dormir à même le sol et se faire manger par les moustiques, juste pour ça ! Aujourd’hui, par la fenêtre de la camionnette j’ai longtemps cherché le visage d’Ernesto, celui avec qui je me suis le plus lié. Il avait à peu près mon âge et il était de ceux, rares, qui parlaient espagnol en plus du tseltal. Cet ancien maître d’école qui avait dû abandonner les classes, faute de lunettes, cultive maintenant le maïs et le café. C’est lui qui le premier a incarné pour moi le Lekil Kuxlejal, ce trésor de la pensée tseltale qu’il serait simpliste de résumer en parlant de : « la vie en harmonie en ne formant qu’un seul cœur avec tout ce qui nous entoure ». Pour les tseltales le cœur est central et toutes les choses ont un cœur, même la pierre qu’Ernesto a ramassée au bord de la rivière et qu’il m’a montrée en souriant. Ernesto a aussi été le premier, dans les heures difficiles, à me demander « bixchi awotan? » (qu’est-ce que dit ton cœur?). Merci Ernesto, okolawal!

 

19h. Pourrais-je m’inspirer encore longtemps de la douceur de Lucas, paysan et militant réfléchi? C’est sous cette même lumière qu’il était arrivé en renfort le 23 octobre, avec une dizaine de compas, parce qu’une menace pesait sur le campement. À la tombée du jour ils étaient une quinzaine à délibérer calmement en tseltal et Marie et moi sentions que quelque chose de grave se préparait. Puis Lucas s’est adressé à nous en espagnol : « On avait su que les priistes (partisans du PRI, le parti au pouvoir) du village voisin allaient tenter un coup de force pour s’accaparer la terre que nous occupions. Les Compas nous demandaient de les accompagner dans leurs travaux dès l’aube le lendemain, pour que nous puissions témoigner de ce qui pourrait survenir. Des tours de garde avaient été organisés, nous pouvions dormir tranquilles» Sur le coup, Lucas m’a donné l’impression d’être le leader du groupe, mais je crois que mon regard était faussé par la pensée coloniale dans laquelle j’ai été pétri. Parce qu’il parlait espagnol il était le Porteur de Parole. Je ne dis pas porte-parole comme on dirait porte-manteau, mais Porteur de Parole pour exprimer toute la noblesse avec laquelle il s’était acquitté de la tâche qu’on lui avait confiée. Mes oreilles n’entendaient pas le sens de leurs échanges mais ma sensibilité m’a fait réaliser que ces paysans de plusieurs communautés différentes, dont certains ne se connaissaient même pas, ont discuté ce soir-là dans une atmosphère étrangère à tout jeu de pouvoir. La parole circulait de l’un à l’autre, l’écoute était totale, respectueuse, une harmonie relationnelle spontanément établie. En chœur tous ne formaient qu’un seul Cœur! Un peu plus tard, lisant le stress sur mon visage, Lucas m’avait à son tour demandé « bixchi awotan? » J’étais venu pour les soutenir et ce sont eux qui me rassuraient! Ensuite nous avions parlé des travaux de la terre et des enjeux écologiques. Parlant d’extractivisme il avait dit « quieren sacar! » (ils veulent prendre) en faisant de la main le geste d’agripper et en crispant le visage ; en rupture complète avec la douceur naturelle de ses traits. Une image qui m’habitera encore longtemps je crois.

 

Le lendemain, peu après l’aube, alors que les compas débroussaillaient autour de nous dans une brume magnifique, les priistes ont débarqué en grand nombre. Lucas nous a dit que nous allions retourner au campement en évitant toute confrontation. À l’entrée du pont nous attendait la haine aux quarante visages qui affutait ses quarante machettes. Nous n’étions que quinze mais nous avons pu passer parce que nous ne formions qu’un seul Cœur. Plus tard ce même matin, alors que les compas se souciaient de notre sécurité, le jeune Pedro, le plus timide, qui marchait à mes côtés, m’a confié ses trois secrets : lui aussi pouvait parler espagnol, il connaissait les noms des oiseaux et, près de son village, là-bas, il y avait une colline qui lui tenait à cœur. Il y avait tant de richesses en chacun d’eux! Je porte aussi la force tranquille d’Antonio, le chevalier en sandales. Je perçois encore derrière moi sa présence silencieuse. Tant que je restais dans son ombre je sentais que rien ne pouvait m’arriver.

 

19h.30 Les ombres s’allongent sur la Carretera Fronteriza et les chiens maigres commencent à rêver d’un meilleur endroit pour passer la nuit. Dans trois jours je reviendrai chez moi et j’appréhende le choc du retour. Ce ne sera pas la première fois et je sais que je ne m’en sauverai pas. J’ai l’impression d’abandonner les compas, de les trahir, eux qui m’ont tant donné pour si peu en échange. Je me sens lié à eux. Je me torture à chercher comment, de chez moi, je pourrais continuer à vivre avec eux. Il y a de la laine de chez nous dans le tricot qui les étouffe; nos minières exigent de pouvoir exercer leurs activités sur leurs terres, le rendement de nos fonds de retraite en dépend. Chez moi je milite contre la puissance des pétrolières et pour freiner les changements climatiques. Le tracé de l’oléoduc Énergie-Est ne vise heureusement pas ma terre, mais j’ai plusieurs amis, maraîchers et acériculteurs, qui voient leur vie brisée par ce projet. Ce sont aussi des paysans et l’adversaire est le même. J’ai soudain envie d’engueuler le journaliste qui, il y a quelques mois, a écrit que Philippe Couillard partait à la conquête du Mexique, alors qu’une mission économique québécoise se préparait. Non mais avait-il conscience de la signification que le mot « conquête » a pour beaucoup de Mexicains?! Il faudrait vraiment décoloniser nos imaginaires! Et puis, pourquoi ne pas engueuler directement Philippe Couillard? Aller au Mexique et se refuser à tout commentaire sur la récente disparition des quarante-trois étudiants d’Ayotzinapa !… Je voudrais faire un ménage en profondeur dans les titres de mon REER. Je voudrais forcer le mouvement Desjardins à resserrer sa politique de placements éthiques. Je voudrais…Je voudrais…

 

J’aimerais bien aussi revisiter l’œuvre de Miguel-Angel Asturias, prix Nobel de littérature né d’une mère autochtone du Guatemala; relire les mots de la grande Rosario Castellanos, dont les écrits s’enracinent dans la terre du Chiapas. Et par-dessus tout trouver les mots pour nommer le Lekil Kuxlejal! Et puis voilà que poètes de mon pays vous n’avez pas voyagé en moi inutilement… J’entends soudainement vos voix : « Les mots-flots viennent battre la page blanche où j’écris que l’eau n’est plus l’eau sans les lèvres qui la boivent… vois comme je te vois moi qui pourtant ferme les yeux sur le plus fragile de tes cheveux, moi qui ferme les yeux sur tout, pour voir tout en équilibre, sur la pointe microscopique du cœur… » (Roland Giguère). Et, quelques kilomètres plus loin : « mon père, ma mère, vous saviez à vous deux nommer toutes choses sur la Terre, père, mère, j’entends votre paix se poser comme la neige » (Gaston Miron). Ça y est, je sens que je m’approche de quelque chose… Je rêve de beaux mots, de pinceaux, de grosses roches! Et c’est parti, je braille comme un veau! Pourquoi un veau? Je ne sais pas, mais quand je pleure comme ça, je dis que je braille comme un veau.

 

19h.45. Le soleil couchant se pose sur la tête des arbres de la forêt Lacandona. La camionnette passe dans un village, où hommes, femmes et enfants se tiennent dehors sur le pas des portes ou sur le bord de la route. L’un tient un outil, les autres un bébé, ou un ballon; à chacun son trésor! Les villageois ont un air détendu, lumineux, ils saluent les dernières lueurs de cette journée. Même les militaires, à cet instant, me semblent plus humains. Puis, l’espace d’un quart de crépuscule, me reviennent les visages des compas… C’est comme s’ils étaient tous là! Ernesto, Manuel, Miguel, Antonio, Fernando, Lucas, Pedro, Luis-Alberto, Rubicel… je les revois passer en boucle de l’autre côté de la vitre. Continue Margarito! Ne t’arrête surtout pas, je t’en supplie! Prolonge cette belle lumière jusqu’à la fin des temps! C’est ça le Lekil Kuxlejal, nous ne formons qu’un seul Cœur! Okolawal compas! Peu importe si le décor s’efface. Nous nous reverrons dans l’au-delà, Ernesto me l’a promis quand on s’est laissé.

 

Cruzton, Chiapas, le 22 mai 2017

 

7h.00. Le compa Guadalupe a été abattu d’une balle dans la tempe alors qu’il veillait sur le cimetière de sa communauté.

Silence.

Les chevaux qui l’ont connu se souviendront de sa douceur.

Ses amis aussi.

Et sous l’herbe souillée,

l’initiale de son nom.

 

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Note de l’auteur : Harcèlement militaire, criminalisation de la protestation, impunité (ou pire encore) pour la violence des groupes paramilitaires, la guerre dite « de basse intensité » que livre l’état mexicain aux communautés autochtones du Chiapas ne cesse de briser des vies depuis le soulèvement zapatiste de 1994. J’ai pu témoigner d’un épisode d’intimidation, mais pour ceux et celles qui sont nés dans ce conflit c’est un état de fait qui n’a ni début ni fin. L’assassinat du compa Guadalupe n’est que le plus récent d’une longue série d’épisodes sanglants de cette tragédie. J’ai préféré ici ne pas mettre l’accent sur les évènements de mon séjour ni sur mon rôle d’observateur. J’ai voulu diriger mes meilleurs mots vers ceux qui subissent cette guerre et vers ce qui me (et nous) lie à eux et à elle. Pour garder les compas vivants dans ma mémoire je n’ai que les mots, pas même une photo (entre de mauvaises mains cela pourrait compromettre leur sécurité et celle de leurs proches). Difficile pour moi de parler de justice écologique d’une façon détachée.

Pour poser un geste d’appui ou en savoir davantage : www.cdhal.org

 

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Artisan menuisier et jardinier de la forêt, Pierre Bernier s’aventure aussi du côté de la poésie et du conte. Il demeure à St-Cyrille de l’Islet.

 

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  • Les Tanka de Sandrine Davin sont publiés dans nos pages.

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