L’être humain dans la nature

Par Martine Laffon

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Une réflexion sur les jardins thérapeutiques des centres hospitaliers européens

juin 2016

« C’est une triste chose, constatait Victor Hugo, de songer que la nature parle et que le genre humain ne l’écoute pas. »

 

Il serait facile de dresser la longue liste des activités humaines à l’encontre de la nature depuis le XVIIIe siècle, en Occident, et qui s’accélèrent, selon les spécialistes en 1950, même si conjointement de nombreux progrès sanitaires, médicaux, sociaux furent aussi réalisés. Persuadés pour certains s’appuyant sur un mythe mal interprété, d’être maîtres et possesseurs de la nature, il était donc possible de s’en approprier les ressources naturelles grâce au progrès des sciences, des instruments et des techniques, et d’orientations économiques et politiques, sans souci du lendemain. Rejetant ainsi les anciennes conceptions symboliques d’une Terre Mère nourricière dont on foulait le sol avec délicatesse en pensant aux sept générations à venir, comme le raconte l’Amérindien Oren Lyons de la nation iroquoise, la conception d’une terre, réservoir de richesses exploitables à l’infini, émerge au nom d’un modèle de représentations rationnelles et économiques du monde.

Pourtant, de nombreuses cultures traditionnelles ont compris que nous sommes la nature, que nous en faisons partie et que ne nous pouvons pas vivre « à coté d’elle ». Elles rappellent souvent à travers leurs mythes, que les liens entre les humains eux-mêmes, et des humains avec la nature, ne peuvent se tisser dans un rapport de force et de dominations. Elles ont une perception globale de l’Homme inclus dans un Tout où l’écoute et l’attention aux rythmes cosmiques et biologiques ne sont pas systématiquement écartées et où la spiritualité est prise en compte.

 

Pour ces cultures traditionnelles, mais ce fut aussi le cas pour la pensée médiévale occidentale, l’Homme représente en minuscule ce qui existe en grand, dans un jeu de correspondances et d’interactions entre l’organisation du corps et l’organisation du Monde. Et pour que ces correspondances soient bénéfiques, la recherche d’un équilibre et d’une harmonie entre l’un et l’autre s’avèrent nécessaires.

 

En Occident, durant l’antiquité grecque, Empédocle affirme que quatre éléments sont les racines de l’Univers, la terre, l’air, le feu et l’eau, et qu’ils se combinent selon un processus d’attraction et de répulsion. Hippocrate le suivra pour comprendre la maladie, ce désordre des éléments naturels qui ne doit pas être compris comme une punition des dieux. En Chine et en Inde, ce sont cinq éléments : le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau qui président à l’harmonie du monde et du corps. L’ensemble de tout ce qui existe étant traversé par le souffle, l’énergie vitale. Éviter la maladie n’est possible qui si le mode de vie est autant en accord avec le monde cosmique qu’avec une paix intérieure en conformité avec la norme sociale. L’Homme fait donc partie d’un tout dynamique, en mouvements, en échanges incessants.

 

Quant aux mythes des origines des cultures traditionnelles, ils tentent souvent de montrer qu’il n y a pas de supériorité ou d’infériorité hiérarchiques dans les différentes espèces mais qu’elles coopèrent, chacune à leur manière, au maintien du vivant et de tout ce qui existe.

 

Les mémoires, les savoirs, les intuitions des sociétés traditionnelles sur ce qui unit l’Homme à la nature disparaissent peu à peu. Et le bio piratage des plantes médicinales participe à un pillage des pharmacopées ancestrales par ceux-là même qui n’ont aucun respect pour des modes de vies différents et minoritaires. Certes, toutes les conceptions traditionnelles ne sont pas bénéfiques pour l’Homme et pour la nature et peuvent être critiquables dans leurs pratiques sociales ou environnementales, mais gardons en l’idée première : rester liés à la nature permet aussi de rester liés à notre humanité. Alors, comment la nature peut-elle rendre l’Homme humain, le faire progresser, vers ce que Teilhard de Chardin appelait « l’être plus  » ? La nature peut-elle nous révéler ce qu’est notre humanité ?

 

Pierre Rabhi, fort de sa longue expérience et de son engagement pour remettre au cœur de nos préoccupations l’humain et la nature, affirme que bien sûr, nous ne la dominons pas. « Comprendre et intégrer cette évidence serait » pour lui « une preuve de réalisme, de lucidité et d’intelligence ». Nous sommes ainsi appelés à une prise de conscience éthique car la survie de l’espèce humaine telle qu’il la pense, dépend de l’intégration de ces deux notions fondamentales pour lui : « le respect de la Terre comme la planète à qui nous devons la vie et dont nous ne pouvons nous dissocier, et l’avènement d’un humanisme planétaire. »

 

Le lien vital qui nous arrime à la nature nous pousserait donc à réfléchir à qu’est ce qu’être humain, et la conscience d’une responsabilité à son égard serait étroitement liée à la responsabilité des hommes les uns envers les autres. Notre vocation, poursuit Pierre Rabhi n’est pas « de consommer jusqu’à la fin de nos vie mais d’aimer, d’admirer et de prendre soin de la vie sous toutes ses formes. »

 

Aimer. Admirer. Prendre soin des autres vivants.

 

Aimer ici est un appel à construire une société plus altruiste basée sur la confiance réciproque. L’altruisme se définissant comme cette valeur morale qui prend en compte le bien-être et le respect d’autrui, elle permet de réfléchir au comment mieux vivre tous ensemble et d’agir dans cette intention. « La seule voie qui offre quelque espoir d’un avenir meilleur pour toute l’humanité est celle de la coopération et du partenariat », constatait Koffi Annan. C’est un défi pour aujourd’hui face à l’indifférence à l’égard des générations à venir et quand l’exploitation des ressources naturelles ne profite qu’à une minorité. Car personne désormais ne pourra dire qu’il ne savait pas, qu’il ne connaissait pas les dangers d’une surexploitations des sols, des forêts et de la mer, de la pollution des terres , de l’eau et de l’air . La nature nous rappelle donc à nos devoirs envers elle et non pas à nos droits sur elle, elle nous incite à faire usage de ce que nous considérons comme notre apanage : être conscient d’être conscient, être conscient de penser. C’est justement avec conscience et connaissance de l’Univers qu’il nous faut désormais l’aimer suffisamment pour que les paroles de Martin Luther King : « ce qui m’effraie, ce n’est pas l’oppression des méchants, c’est l’indifférence des bons » soient contredites par un souci désintéressé du bien-être d’autrui qui se risque à inventer une humanité plus juste.

Espérons que l’optimisme de Virgile, utopique peut-être en ces temps de violences : « l’amour triomphe de tout », devienne une des raisons d’agir.

 

Admirer est une invitation à ré-enchanter l’univers par ce que François Cheng appelle le désir de beauté, de celle qui rend le monde peuplé de présences, quand la nature elle-même provoque le sentiment du beau et offre l’impression bouleversante d’assister aux premiers matins du monde. Et sans ignorer ni les souffrances tragiques des hommes dressés les uns contre les autres ni les catastrophes naturelles, sa réflexion fait le pari d’un fil ininterrompu du beau traversant l’univers tout entier malgré le Mal et par-delà la mort, laissant le poète Max Jacob l’exprimer ainsi, dans L’Homme de Cristal :

Sur ma face de mort on lira mes études
Et tout ce qui entre de toute la nature
Dans mon cœur, aspirant à toute beauté
Les voyages, la paix, la mer et la forêt

 

Pierre Rabhi, quant à lui, précise qu’il entend par « beauté » celle qui s’épanouit en générosité, équité et respect. Il observe que les beautés créées par la main de l’Homme n’ont jamais sauvé le monde et soutient qu’elles ne le sauveront jamais. Il s’agit donc pour lui de construire une éthique de la beauté et non d’une recherche esthétique.

 

Prendre soin des vivants. Cette notion fondamentale inclut de s’interroger sur : comment prendre la mesure d’une responsabilité à l’égard de chacun, du respect des personnes dans leur singularité, de la dimension spirituelle des liens reliant l’humanité en l’Homme à la nature, elle-même respectée dans ses rythmes et ses respirations dans son équilibre et son harmonie. C’est ainsi que ce tisse le fil ténu de la vie des hommes à travers le foisonnement heureux ou malheureux de son histoire, de ses émotions, de ses sentiments et de ses espérances. La nature n’a pas besoin de lui et l’invite à plus d’humilité. N’est-il pas le dernier-né, né de l’humus, de la glèbe, des eaux cosmiques ? Il est aussi poussières d’étoiles. Voilà d’où lui vient peut-être cette inclination aux rêveries poétiques ?

 

Offrir à chacun la possibilité de s’imprégner des sons, des couleurs, des parfums, de la rugosité ou de la douceur, qui vibrent dans la nature, c’est ouvrir des espaces de libertés mais surtout permettre la reconstruction d’une unité intérieure que l’attribution sociale du statut de « malade » a sans doute fragmentée.

 

Parions que les jardins thérapeutiques si chers autrefois aux sociétés traditionnelles pas seulement pour les cultures des plantes médicinales mais pour la beauté des formes et des couleurs, pour le ruissellement de l’eau propice à l’apaisement, ou le bruissement des feuilles sous le vent, seront une réussite et qu’ils auront la beauté d’un altruisme créatif et généreux.

 

Martine Laffon est Docteure en philosophie, écrivaine et éditrice de collections littéraires en France

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