Sortir de l’Entreprise-monde

Par Yves-Marie Abraham

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Notre civilisation menace de s’effondrer du fait de la raréfaction de ressources naturelles cruciales et d’un excès de pollutions en tous genres. Des millions d’êtres humains pourraient ainsi disparaître, tandis que la majeure partie des survivants verraient leurs conditions d’existence se dégrader de manière radicale. Et il ne serait guère possible d’y échapper : dans un monde globalisé, il n’y a pas d’en-dehors où trouver refuge. Annoncé au début des années 1970 par l’équipe Meadows, dans son célèbre rapport Halte à la croissance!, cet effondrement est aujourd’hui considéré comme très probable à courte échéance (2020? 2050?) par un nombre grandissant de chercheurs. Pour certains, il a même déjà commencé. Ses manifestations font l’objet d’une nouvelle discipline, baptisée, un peu par dérision, la « collapsologie »! (Servigné et Stevens, 2015, 20).

Par ailleurs, en dépit d’une augmentation gigantesque des richesses accumulées, les inégalités entre humains n’ont cessé de croître au cours des dernières décennies. Parmi d’autres instances concernées, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) dressait récemment le constat d’échec suivant : «Au cours des vingt dernières années, les inégalités de revenus entre les pays et au sein des pays ont, en moyenne, augmenté. De ce fait, une grande majorité de la population mondiale vit dans des sociétés qui sont plus inégalitaires aujourd’hui qu’il y a vingt ans. (…). Le monde est plus inégalitaire aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été depuis la Seconde Guerre mondiale. » (2014, 1). À cela s’ajoute la persistance de discriminations graves selon le genre et l’origine ethnique, y compris dans les pays dits « avancés ».

Enfin, nos institutions politiques, dont nous avons exporté le modèle à peu près partout sur la planète, méritent de moins en moins le qualificatif de « démocratique ». Si la corruption (dans tous les sens du terme) de ces institutions a une vertu, c’est celle de nous forcer à réaliser que nous vivons sous des régimes politiques correspondant à ce qu’Aristote appelait des oligarchies, et qu’il faudrait qualifier en l’occurrence de ploutocratiques. Les États sont contrôlés par des professionnels de la politique issus des classes supérieures de nos sociétés, dont le succès dépend étroitement du soutien qu’ils apportent au monde des affaires. À l’heure où il est de bon ton de dénoncer le cynisme ambiant et de déplorer des taux d’abstention élevés aux élections, il faudrait surtout s’ébahir qu’il y ait encore autant de gens à se rendre aux urnes.

En somme, les promesses de la modernité – la liberté et l’égalité – paraissent n’avoir jamais été aussi loin de s’accomplir. Il est même tentant de parler d’une véritable régression depuis le siècle des Lumières et ses révolutions bourgeoises, puisqu’au rythme où vont les choses, c’est la simple survie de l’espèce qui va finir par faire figure d’idéal. Comment alors tenter de sauver l’avenir, tout en réalisant les « espoirs du passé », selon l’expression d’Adorno et Horkheimer ? « Pouvons-nous encore, comme le demande le philosophe Louis Marion, configurer un futur moins barbare sans rien sacrifier des valeurs d’émancipation humaines et sociales de la modernité (…)? » (2015, 9). Le postulat de départ de ce texte est que cette possibilité existe, bien que la probabilité qu’elle se réalise soit de plus en plus faible. Pour ce faire, il faut en finir avec l’entreprise, ou plus exactement avec ce que le sociologue Andreu Solé appelle l’ « Entreprise monde » (2008, 2009, 2011).

L’Entreprise-monde

L’entreprise est la « force organisatrice » de notre monde, dit Solé. Nous n’en avons pas conscience précisément parce qu’elle tisse étroitement la trame de nos existences et structure nos sociétés. Elle est l’eau du bocal dans lequel nous tournons, sinon le bocal lui-même.

Remarquons tout d’abord que mis à part la lumière du soleil et l’air qui gonfle nos poumons, à peu près tout ce dont nous avons besoin pour vivre n’est disponible aujourd’hui que sous la forme de marchandises, c’est-à-dire comme des biens et des services produits par des entreprises. Que le lecteur fasse le test et cherche autour de lui un objet qui n’entre pas dans cette catégorie! Gageons qu’il fera chou-blanc dans la plupart des cas. Notre existence quotidienne dépend très étroitement des marchandises, donc de l’entreprise, et cette dépendance va en augmentant puisqu’un nombre croissant de nos besoins sont satisfaits de cette manière. « Chaque marchandise a soif d’une autre, ou plus exactement d’autres marchandises », écrit Gunther Anders (2002, 203).

Mais la domination de l’entreprise ne s’arrête pas là. Pour se procurer ces marchandises désormais incontournables, il nous faut de l’argent. Or, la principale solution qui s’offre à nous pour en obtenir consiste à vendre notre force de travail à… des entreprises. Les privilégiés, ceux dont l’entreprise aura bien voulu, passeront ainsi huit heures par jour, cinq jours par semaine, à produire des marchandises pour obtenir les moyens d’acheter d’autres marchandises nécessaires à la reproduction de leur existence. C’est dire que l’essentiel de leur vie éveillée se déroulera dans des entreprises et sera soumis aux exigences du fonctionnement de celles-ci. Notons, en outre, que ces exigences ne cessent d’augmenter. L’entreprise attend désormais que le salarié se donne à elle corps et âme. Quant à celles et ceux dont elle ne veut pas, leurs existences n’en dépendent pas moins, dans la mesure où ces exclus passeront leur vie à espérer « une job » et à essayer de « se vendre » ou devront se résigner à n’être que les parias de notre monde.

Ce mode de vie n’est plus réservé aux membres des sociétés occidentales. La mondialisation est essentiellement un processus d’« entreprisation » du monde (Solé, 2008). On trouve à présent des entreprises partout sur la planète, ce qui constitue une première dans l’histoire de l’humanité. Jamais en effet une institution humaine ne s’était imposée à une aussi vaste échelle. Et avec l’entreprise vient son instrument de propagande spécifique : la publicité, qui envahit tous les espaces possibles, publics ou privés. Toutefois, cette colonisation n’est pas seulement spatiale. De plus en plus, l’entreprise constitue un modèle de référence pour les autres organisations. Quels que soient leurs objectifs, celles-ci sont sommées d’adopter les techniques et le langage du « secteur privé » – les usagers deviennent des« clients », les services des « produits », et l’administration de l’État doit se plier aux règles du « new public management ». Parallèlement, les dirigeants et cadres d’entreprise investissent avec succès toutes sortes de domaines à commencer par celui de la politique, preuve que leurs compétences jouissent d’une forte légitimité dans notre monde. Certes, les entreprises sont aussi régulièrement critiquées et elles inquiètent, surtout quand elles sont de grande taille. Mais elles n’en restent pas moins envisagées comme la solution à nos problèmes. On accepte ainsi de les soutenir à grands frais dans l’espoir qu’elles créent de l’emploi, ce qu’elles ne font plus guère, et on va jusqu’à parier sur elles pour lutter contre les injustices les plus criantes de notre civilisation. D’où l’engouement actuel en faveur de « l’entrepreneuriat social », du « commerce équitable » ou même du « philanthrocapitalisme ».

L’État ne constitue en aucune manière un contre-pouvoir ou un obstacle à cette entreprisation. On le sait, les chiffres d’affaires ou les capitalisations en bourse des multinationales les plus importantes dépassent les budgets de nombreux États, y compris certains des plus puissants. Les capitaux privés circulent à peu près sans entraves et sont soustraits au contrôle des États, grâce notamment à un réseau dense de paradis fiscaux. Or, ce sont nos gouvernements qui, depuis quarante ans en particulier, ont facilité cette circulation (ouvertures des frontières, marchéisation de la finance, délocalisations de la production…) et protégé la richesse accumulée par les entreprises (allègements et abris fiscaux en tous genres, mesures anti-inflationnistes, extension et renforcement du droit de propriété…). Aujourd’hui, plusieurs États, dont le Canada, se convertissent en « législations de complaisance » pour attirer ces fameux capitaux. Cela dit, dans cette manière de servir avec zèle l’entreprise, il n’y a là rien de nouveau, contrairement à ce que semblent penser les nostalgiques des Trente glorieuses. L’État « providence » n’a pas été moins favorable à l’entreprise que l’État « néolibéral ». Il a imposé un partage plus équitable de la richesse et favorisé ainsi la consommation de masse, ce qui était l’une des conditions de survie du système, comme l’a été en 2008 le sauvetage des banques par les États occidentaux. Aujourd’hui comme hier, l’institution étatique est au service de l’entreprise. Elle reste ce « comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise toute entière » que dénonçaient Marx et Engels dès 1848 (1976, 34). Simplement, ce soutien est peut-être plus manifeste à présent, alors que le processus d’entreprisation du monde est plus avancé que jamais.

Au final, l’entreprise n’apparaît pas seulement comme l’institution centrale de nos sociétés. C’est une organisation proprement totalitaire : notre monde semble tout entier organisé par et pour elle. On peut donc soutenir avec Solé que nous vivons dans l’« Entreprise-monde ». Pourquoi ne pas parler de « capitalisme », plus simplement? Parce que ce terme est somme toute assez vague et fait l’objet d’innombrables définitions concurrentes. Si c’est un mot de combat, comme disait Braudel, il a le défaut de désigner comme cible une réalité abstraite, qui semble plus ou moins saisissable. Ce n’est pas le cas de l’entreprise.

Une institution destructrice, injuste et aliénante

Mais qu’est-ce justement que l’entreprise ? C’est essentiellement une « machine » à produire des marchandises pour accumuler de l’argent. La fameuse formule marxienne résumant la circulation capitaliste en exprime la dynamique fondamentale : A (argent) – M (marchandise) – A’ (surplus d’argent). La métaphore de la machine se justifie par le fait que cette organisation est travaillée en permanence par la recherche des moyens les plus efficaces pour atteindre cet objectif qu’est le profit, comme Weber l’a bien mis en évidence. Cela dit, dans sa forme pure, l’entreprise est elle-même une marchandise : elle peut en effet être vendue et achetée dans le but de gagner de l’argent ou au moins d’éviter d’en perdre. C’est donc qu’elle est une propriété privée. Elle fonctionne par ailleurs à l’aide de deux « moteurs ». Le premier d’entre eux, celui qui la caractérise en propre est le salariat. Les marchandises sont produites par des humains en échange d’un salaire. Pour ces humains, la vente de leur force de travail est le principal moyen de subvenir à leurs besoins, donc de vivre. Ils travaillent sous la direction des propriétaires de l’entreprise ou de leurs délégués. Le deuxième moteur est constitué par des machines, au sens premier du terme, c’est-à-dire par des objets techniques plus ou moins complexes capables d’accomplir un travail de manière en partie autonome. Ces machines ont tendance à remplacer les humains parce qu’elles permettent de produire plus de marchandises dans un même temps. Elles sont la propriété de l’entreprise. Ce qui n’est pas le cas des salariés, qui restent en principe propriétaires de leur corps et ne vendent à l’entreprise qu’une partie de leur temps de vie. Enfin, pour compléter cet idéal type, il convient d’ajouter que l’entreprise est généralement en lutte avec d’autres organisations du même genre pour accumuler de l’argent. Les moyens qu’elle emploie sont formellement pacifiques, mais visent autant que faire se peut l’élimination de cette concurrence. L’entreprise est donc aussi une « machine » anti-marché. L’une de ses stratégies privilégiées (et légales) pour y parvenir est l’innovation – produits, techniques de production, organisations, sources d’approvisionnement, débouchés… Ceci a pour conséquence que notre monde se trouve soumis, comme disait poétiquement Schumpeter, à « un ouragan perpétuel de destruction créatrice » (1974, 122). En d’autres termes, c’est en désorganisant régulièrement nos sociétés que l’entreprise les organise. Elle y impose la crise comme norme. C’est donc aussi une « machine » à désordre.

En quoi « l’entreprisation » du monde pose-t-elle problème ? D’abord parce qu’elle est synonyme de destruction du seul lieu dans l’univers où nous soyons capables de vivre, au moins pour le moment : la Terre. En effet, si la raison d’être de l’entreprise est l’accumulation d’argent et que le moyen d’y parvenir est la production et/ou la vente de marchandises, ce que nous appelons la « crise écologique » est une conséquence inévitable de l’expansion de cette institution. D’une part, le circuit « A-M-A’ » n’a en principe aucune limite interne. D’autre part, on ne peut produire de marchandises, y compris sous forme de services, sans utiliser des « ressources naturelles » et sans générer de déchets plus ou moins toxiques. L’impact écologique du circuit « A-M-A’ » peut être diminué, mais pas éliminé, n’en déplaise aux promoteurs enthousiastes d’une « économie circulaire ». Les stratégies de recyclage, de substitution, d’optimisation (éco-efficacité), de dématérialisation ou encore d’internalisation (utilisateur/payeur) sur lesquelles les partisans d’un « développement durable » misent aujourd’hui trouvent leurs limites soit dans des contraintes biophysiques, soit dans la dynamique imposée par l’entreprise, soit dans les deux (Abraham, 2016). Par conséquent, la quête de profit via la production/vente de biens et de services ne peut qu’aboutir à la destruction de notre habitat terrestre, dès lors que l’entreprise s’est imposée comme la force organisatrice de notre civilisation.

Mais l’entreprisation du monde n’est pas seulement destructrice. Elle s’avère aussi profondément injuste. L’entreprise n’existe que parce que l’on reconnaît à une minorité le droit de concentrer entre ses mains les moyens de production, c’est-à-dire les moyens de vivre, ce qui contraint la majorité à obtenir sa subsistance du bon vouloir de cette minorité. Une telle inégalité structurelle n’est pas nouvelle. Elle caractérisait aussi les mondes fondés sur le servage, l’esclavage ou le péonage. Mais dans l’Entreprise-monde, outre le fait que cette injustice passe davantage inaperçue parce que le salarié est un travailleur formellement libre, cette concentration des moyens de production est mise au service d’elle-même. Elle ne vise rien d’autre que l’accumulation sans limites de capital. Dès lors, il s’agit d’un monde qui n’a de considération réelle pour les êtres que dans la mesure où ils interviennent comme ressource immédiate dans le processus de valorisation. D’une manière générale, l’entreprise-monde développera donc une certaine indifférence à l’égard du futur (éloigné) et en tout cas une nette préférence pour le présent. Tant pis pour les humains de l’avenir. Par ailleurs, tous les êtres non humains, vivants ou pas, qui peuvent être transformés en marchandise y seront massivement exploités. Dans le cas des animaux, cette exploitation prendra souvent des formes violentes quand ils sont domesticables (élevages industriels). Les autres seront laissés à eux-mêmes, sauf lorsqu’ils constitueront un obstacle à l’accomplissement du cycle « A-M-A’». Dans ce cas, ils risquent fort d’être exterminés, comme on ne cesse de l’observer. En ce qui concerne les humains, ceux qui ne possèdent pas de capitaux seront envisagés d’abord et avant tout comme producteurs ou consommateurs de marchandises. L’entreprise donnera de l’argent pour vivre à ceux dont le travail est susceptible de contribuer directement à accroître son capital et fabriquera des marchandises pour ceux et celles qui peuvent les acheter (au moins à crédit). Les autres importent peu, quels que soient leurs besoins et leurs capacités. Quant à celles et ceux qui ont « la chance » d’avoir un emploi, ils ne le garderont qu’à condition de fournir en sus du « travail nécessaire à leur entretien (…), un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production. » (Marx, 1963, 791). Autrement dit, ils devront se résoudre à produire un « surtravail » : c’est la condition de l’accumulation du capital. Et si d’autres humains acceptent, pour survivre, de vendre leur force de travail à un prix moindre, ce sont eux alors qui gagneront le privilège d’être exploités. Enfin, l’entreprise aura tout le temps intérêt à éviter de prendre en charge les coûts de son activité, qu’il s’agisse de la reproduction de la force de travail (Federici, 2016) ou de la préservation de nos milieux de vie (Kapp, 2015). Ces coûts seront assumés pour l’essentiel par les plus démunis : les femmes, les pauvres, les habitants du Sud, les animaux… C’est ainsi que les inégalités non seulement se reproduisent, mais se creusent dans l’« Entreprise-monde ».

L’entreprisation pose enfin un troisième problème majeur : elle constitue un puissant facteur d’aliénation. En d’autres termes, elle fait de nous les instruments de forces qui nous dépassent, bien qu’elles soient notre création. Sans du tout relativiser les inégalités dont il vient d’être question, l’ « Entreprise-monde » nous impose à toutes et tous de contribuer à l’accumulation de capital, quelle que soit la position que nous occupons dans ce monde. Les salariés ne conserveront leur emploi que si leur travail contribue à faire fructifier le capital. Les capitalistes ne le resteront que si leurs décisions sont rentables. Sinon, ils deviendront à leur tour « prolétaires ». On peut bien sûr décider de ne pas « jouer le jeu ». Il faut être prêt alors à assumer le fait de se retrouver dans une situation inconfortable, tant sur le plan matériel que symbolique. Contrairement à une certaine critique philosophique trop souvent entendue, le problème de nos vies n’est pas qu’elles sont vides de sens. Le problème est qu’elles sont trop pleines d’un sens qui nous est imposé par la dynamique de l’entreprise.

En outre, l’entreprisation du monde favorise la prolifération des machines, condition d’une augmentation continuelle de la productivité du travail humain. Présentées comme de simples moyens à notre service, ces machines sont liées les unes aux autres et constituent aujourd’hui un vaste système – une mégamachine – que non seulement nous ne contrôlons pas réellement, mais qui nous impose des contraintes de plus en plus lourde. Le bon fonctionnement de ce « système technicien », comme disait Jacques Ellul, suppose notamment que nous nous comportions nous-mêmes de plus en plus comme des machines. Mais la mégamachine a bien d’autres exigences, dont celle d’être alimentée en énergie, ce qui implique de mettre à sa disposition des moyens industriels, militaires et diplomatiques gigantesques. Et c’est ce que nous faisons, quitte à nous engager dans des guerres meurtrières, à perturber dangereusement l’atmosphère terrestre, à subir des accidents affreux comme celui de Lac-Mégantic ou encore à passer des alliances avec des États qui piétinent les valeurs que nous prétendons défendre… Reconquérir notre liberté, reprendre le contrôle de nos vies, supposerait de se défaire de toutes ces machines. Mais ce n’est plus vraiment possible, en tout cas pas dans le cadre de notre civilisation, car nous en sommes profondément dépendants. En totale contradiction avec l’idéal de liberté que nous professons, nous sommes devenus les moyens de nos outils. Et c’est là une autre conséquence de l’entreprisation du monde.

Vers un Communs-monde ?

Si nous tenons à la vie, à la justice et à la liberté, nous devons en finir avec l’entreprise, arrêter au plus vite cette machine à faire de l’argent avec de l’argent. C’est elle que l’on trouve au fondement des problèmes de notre monde, et non pas le marché comme le soutient trop souvent la « gauche ». En tant que lieu concret d’échanges relativement équilibrés, reposant sur un face-à-face entre vendeurs et acheteurs, le marché est un phénomène de plus en plus marginal dans nos sociétés. Cette marginalisation est justement la conséquence de l’entreprisation du monde. Quant au marché des économistes, figuré par deux courbes se croisant sur un plan, il n’existe que dans leurs manuels et sur leurs tableaux noirs. C’est une abstraction. Se donner le marché comme cible, que ce soit pour l’abolir ou pour le « réencastrer » dans le social, comme disent les lecteurs de Karl Polanyi, revient donc à poursuivre une chimère, au lieu d’affronter la cause bien réelle des graves difficultés sociales, écologiques et politiques que nous subissons.

Mais par quoi remplacer l’entreprise ? Comment lutter contre elle? La réhabilitation du marché, au sens traditionnel du terme (voir ci-dessus), est sans doute une stratégie intéressante, bien que partielle. En revanche, il ne semble pas raisonnable de vouloir s’en remettre à l’État. Outre le fait que cette institution est totalement au service de l’entreprise, sa prise de contrôle, y compris dans une perspective révolutionnaire, ne garantit pas la sortie de « l’Entreprise-monde ». Les États socialistes du 20e siècle ont-ils en effet été autre chose que de gigantesques entreprises, à l’échelle d’un pays ou même d’un sous-continent ? Ces mondes ne reposaient-ils pas, comme l’entreprise, sur le salariat et les machines dans le but de produire toujours plus? En tout cas, s’ils ont réussi pendant un temps à réduire certaines inégalités socioéconomiques au sein de leurs populations, ce fut au prix d’une oppression sans équivalent dans l’histoire de l’humanité et d’une destruction sur le plan écologique qui n’a rien à envier à celle que l’on observe dans le monde « libre ». L’État semble indissociable, depuis son origine, de rapports de domination et d’exploitation exercés par une minorité sur la majorité. Ce n’est donc pas du côté de cette institution qu’il faut chercher un quelconque salut.

Bon nombre de critiques du « capitalisme », y compris d’anciens promoteurs d’un socialisme étatique, parient aujourd’hui sur les « communs » ou le « commun ». Il s’agirait d’une « troisième voie », permettant d’échapper à l’alternative propriété privée-propriété publique. En quoi consiste-t-elle ? Selon Dardot et Laval (2014), à qui l’on doit une ambitieuse tentative de théorisation de cette idée, le commun n’est pas une « chose », mais plutôt un certain rapport aux « choses » dont nous avons besoin pour vivre. Ces « choses » sont à la fois tangibles (eau, sol, abris, outils…) et intangibles (savoirs, cultures…), mais elles comprennent également les normes de notre vie collective. Le principe du commun, qui est avant tout un principe politique, requiert qu’elles soient « inappropriables », c’est-à-dire que leur sort soit réglé par toutes celles et toutes ceux qui en dépendent, et non pas seulement par une minorité d’entre eux (individus ou organisations). Résumé à sa plus simple expression, le « commun » est une exigence de démocratie radicale concernant l’administration de tout ce qui est nécessaire à la reproduction de nos existences. Mis en application, ce principe débouche sur l’institution de « communes » (autogouvernements locaux) et de « communs » (gestion démocratique de la production, de l’entretien et de l’usage des biens et de services nécessaires aux membres du collectif concerné). Quant aux relations entre ces différentes institutions, elles pourraient reposer sur les principes fédéralistes, de manière à éviter toute confiscation de ces « communs » par un quelconque organe central.

À l’évidence, ce « retour des communs » ne manque pas d’intérêt dans la perspective d’une sortie de « l’Entreprise-monde ». En première analyse, un monde organisé par et pour les communs devrait être bien moins destructeur, injuste et aliénant. Le rapport aux choses qui caractérise le commun suppose en effet avant tout le souci de prendre soin de ce qu’il nous faut pour vivre. Pas question donc de produire pour produire. Il s’agit d’abord de satisfaire dans la durée les besoins des membres du collectif concerné. Par ailleurs, les biens mis en commun sont inappropriables donc inaliénables. Cela exclut en principe qu’une minorité en prenne le contrôle aux dépens de la majorité. Les rapports d’exploitation qui caractérisent l’entreprise y sont donc a priori impossibles. Enfin, le souci de la délibération collective et la valorisation de l’autogouvernement entrent en totale contradiction avec les rapports de domination qui fondent l’entreprise. S’exprime dans la formation de « communs » une volonté d’autonomie, au sens fort du terme, qui rompt avec l’hétéronomie caractéristique de « l’Entreprise-monde ». Cette forme institutionnelle est donc prometteuse (1). Elle constitue sans aucun doute une piste à explorer, ce que bon nombre de nos contemporains ont d’ailleurs commencé à faire depuis un moment, sans attendre l’avis des chercheurs travaillant sur le sujet.

Comment et pourquoi faire des communs ?

Plusieurs séries de questions restent cependant en suspens. Tout d’abord, comment concrètement « communaliser » ce qui pour le moment est contrôlé soit par l’entreprise soit par l’État ? Les partisans du « commun » semblent parier sur la possibilité d’une transition en douceur, par dissémination progressive du modèle. Mais comment mettre en commun sans exproprier ? Et comment exproprier sans violence ? Par ailleurs, la stratégie de dissémination, par occupation progressive des interstices du « système », peut-elle produire un changement de celui-ci? Les communs ne risquent-ils pas d’être la béquille de l’Entreprise-monde plutôt qu’un moyen d’en sortir, comme c’est le cas de l’économie sociale et solidaire? Les communs numériques par exemple, qui sont pour une part à l’origine de l’enthousiasme actuel pour cette thématique, ne constituent en aucune façon une menace pour l’entreprise. Au contraire. Ils forment des ressources précieuses accessibles gratuitement et génèrent beaucoup de trafic sur Internet, ce qui fait le bonheur de toutes les entreprises dont les profits dépendent de ce trafic. Peut-on vraiment espérer que se mette en place un monde de « communs » sans interdire la propriété lucrative, c’est-à-dire la possibilité d’utiliser des moyens de production pour en obtenir un revenu, sous la forme d’un loyer, d’une rente ou d’un profit? Faut-il rappeler que le modèle coopératif inventé au XIXe siècle n’a jamais semblé être en mesure de subvertir le modèle de l’entreprise à but lucratif, bien au contraire ? Et s’il faut interdire la propriété lucrative, comment y parvenir sans retomber dans les horreurs du « socialisme réellement existant »?

Deuxième série de questions qui émergent à la lecture des principaux textes portant sur les communs : qu’advient-il des deux « moteurs » de l’entreprise, le salariat et les machines? En ce qui concerne le salariat, les promoteurs du « commun » restent dans l’ensemble assez ambigus. Dardot et Laval, par exemple, tout en sous-titrant leur ouvrage « Essai sur la révolution au XXIe siècle », ne paraissent pas considérer l’abolition du salariat comme une condition de cette révolution. N’est-ce pas une régression par rapport aux mouvements révolutionnaires du XIXe siècle ? Peut-on vraiment viser l’émancipation et l’autonomie dans le cadre du salariat? Il est permis d’en douter et du coup de contester la radicalité du changement souhaité par ces penseurs. De quel monde veulent-ils exactement? La réponse à cette question n’est pas claire, sans doute parce que la cible de leurs critiques ne l’est pas non plus. Est-ce le marché ? L’État ? Le néolibéralisme? Le capitalisme? On ne le sait jamais vraiment. En ce qui concerne la question des machines en revanche, les choses sont très claires : les partisans des communs ne semblent absolument pas s’en soucier. En réalité, certains d’entre eux sont même technophiles et confèrent aux machines informatiques un rôle positif essentiel dans la construction d’un monde de « communs ». Or peut-on vraiment prétendre à l’autonomie dans un monde dominé par les machines? En quoi l’institution du commun permettrait-elle de reprendre le contrôle de la mégamachine dont nous faisons partie? Et s’il s’avère que l’autogouvernement requiert d’abandonner ces machines, pour privilégier par exemple les techniques intermédiaires prônées par Schumacher (1979) ou les outils conviviaux préconisés par Illich (1973), comment opérer une telle rupture? Serons-nous prêts à en assumer les conséquences? L’autoproduction est politiquement libératrice, mais physiquement contraignante et suppose forcément une diminution de notre puissance d’agir…

Enfin, on peut soulever une troisième série de questions portant cette fois sur les conditions d’accès à ces communs. Qui peut être membre des collectifs concernés ? Selon quels critères ? Quelles en sont les règles d’exclusion? Pour Dardot et Laval, c’est l’activité même de mise en commun, la participation active à leur administration et leur production qui conditionne l’accès aux « biens » en question. Ce critère a le mérite de la cohérence, mais s’avère pour le moins restrictif. Dans les faits, certains communs informationnels aujourd’hui (Wikipédia par exemple) sont accessibles à tout le monde, y compris à ceux qui ne contribuent en aucune façon à leur production. Dans ce cas précis, cet accès inconditionnel ne pose pas de problème de « rivalité d’usage », comme disent les économistes. Mais que faire quand il s’agit d’une ressource à la fois limitée et vitale : des réserves d’eau douce par exemple, ou un territoire à l’abri de désastres écologiques ou de conflits meurtriers? Les membres du collectif en charge de ces communs peuvent-ils légitimement en refuser l’accès à des personnes qui en ont besoin ? Au nom de quels principes ? La nécessité de préserver le bien en question et/ou les conditions d’existence de ceux qui en prennent soin ? Et comment faire respecter cette exclusivité sans recréer quelque chose comme un État? Les choses se compliquent encore si l’on se soucie non plus seulement de justice sociale ou environnementale, mais aussi de justice intergénérationnelle et de justice animale. Comment faire en sorte que l’accès à ces « communs » soit effectivement garanti aux humains de l’avenir? Peut-on instaurer une co-obligation avec les générations futures? Ne serait-ce pas nécessaire? Et vis-à-vis des animaux sensibles et intelligents avec qui nous partageons cette planète, quelle attitude adopter? Ne devrait-on pas les considérer comme des participants aux communs dont ils dépendent? Ou alors faut-il continuer à les traiter comme des choses? Le souci d’un partage de nos ressources vitales avec eux non seulement serait moralement plus juste, mais impliquerait aussi de notre part une attitude bien moins destructrice à l’égard de la nature.

Telles sont quelques-unes des questions que soulève l’option des « communs ». Cela ne la rend pas moins intéressante, mais permet d’en apercevoir peut-être certaines limites. D’une manière générale, la prudence et la modestie sont de mise lorsqu’il s’agit de réfléchir aux moyens de sortir de « l’Entreprise-monde ». Celui-ci a résisté avec succès à bien des attaques au cours des deux derniers siècles. Ce que l’on peut affirmer avec certitude, c’est qu’il nous faut abolir l’entreprise, ou en tout cas la marginaliser.

Notes

[1] Voir dans ce même numéro l’excellent texte de Jonathan Durand-Folco, « Repenser l’autogestion : la transition basée sur les commun(e)s »

Yves-Marie Abraham est professeur de sociologie à HEC Montréal. Il y enseigne la sociologie de l’économie et mène des recherches sur le thème de la décroissance.

Références

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Anders, Gunther. 2002. L’obsolescence de l’Homme. I, Paris : Encyclopédie des nuisances.

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Illich, Ivan. 1973. La convivialité, Paris : Le Seuil.

Kapp, Karl William. 2015. Les coûts sociaux de l’entreprise privée, Paris : Les Petits matins.

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Marx, Karl et Friedrich Engels. 1976. Manifeste du parti communiste, Paris : Éditions sociales.

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Schumacher, Ernst Friedrich. 1979. Small is beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Paris : Le Seuil.

Schumpeter, Joseph A. 1974. Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris : Payot.

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