Autonomie citoyenne et vivre ensemble

Par André Thibault

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Avec son goût marqué pour la provocation qui oblige à réfléchir, Castoriadis aimait affirmer que dans l’histoire «la démocratie a existé cinq minutes à Athènes», et comme on lui demandait pourquoi, il répondait «parce qu’elle est tragique» .  En effet, la gestion de conflits est un problème délicat et complexe; le personnel qui accueille les enfants de tout un chacun dans d’insuffisants locaux subventionnés expérimente chaque jour que ces chers petits n’ont aucun penchant naturel pour le partage, la bonne entente et la décision collective.

Classiquement, les groupes humains ont réagi à ce défi en confiant à des institutions de pouvoir le « monopole légitime de la violence » . Comme le disait encore Castoriadis, «la police peut m’arrêter et je ne peux pas l’arrêter ». Autrement dit, notre rempart collectif contre la violence des uns contre les autres, c’est le recours hétéronome institué à une autorité le plus souvent politique qui impose ses normes et dispose d’outils punitifs unilatéralement contraignants.

Or, «la nature a horreur du vide », dit un cliché bien connu. Je veux développer ici l’hypothèse que de nombreux citoyens prennent l’initiative de se responsabiliser face aux limites de plus en plus évidentes de la solution autoritaire et institutionnelle des conflits. Et je ne puis m’empêcher d’y voir une pratique émancipatoire.  Conscient qu’en même temps, à l’échelle des pays comme des rapports entre particuliers se développe aussi un accroissement de la violence lié à une régulation affaiblie de certains rapports sociaux. En effet, on peut aujourd’hui terroriser impunément des personnes vulnérables sur les réseaux sociaux et bombarder des hôpitaux. Je suggère même que de tels dérapages choquent et stimulent d’autres acteurs sociaux à inventer autre chose.

Je vais d’abord essayer de comprendre la genèse de ce qui m’apparaît comme une compétence sociale émergente, celle qui consiste à gérer les conflits entre citoyens de façon autonome. Le courant de la phénoménologie l’a vu venir et a commencé à l’expliquer. L’altérité et la différence sont de plus en plus indéniables. Toute affirmation prétentieuse sur une problématique « nature humaine » se heurte à des exemples divergents et apparaît comme un construit arbitraire et non un constat philosophique universel. On est alors confronté au quotidien, à l’incompréhensible. En même temps, on peut de plus en plus difficilement écarter les défis de cette intersubjectivité si on veut travailler, converser, commercer, organiser son environnement.

Je ferais référence ici encore à Castoriadis avec son concept d’une « imagination radicale », celle qui n’est déterminée par aucune expérience passée. Des gens ont imaginé que c’était peine perdue de chercher à trancher « qui a raison » autant pour des questions qui touchent le quotidien et la vie en commun que pour des questions plus larges, touchant la vie politique et sociale. Il leur est apparu souhaitable, voire nécessaire, d’inventer des moyens d’interagir malgré qu’on soit en désaccord, de chercher non plus des solutions idéales, mais applicables. J’entends certaines mères de famille rigoler et me dire « mais nous, on ne fait que ça continuellement » … Je suis en partie d’accord, mais l’innovation c’est d’essayer d’entreprendre un tel dialogue au-delà du cercle de ses proches, tout en renonçant (provisoirement?) à définir des « valeurs universelles », devant l’urgence de vivre ensemble.

Mon deuxième argument, c’est qu’en cette matière, le local précède les communautés plus nombreuses et moins rapprochées et que l’improvisation au quotidien pratique précède la théorie. Mais le champ de cette dernière est si étendu qu’il y a trace pour une réflexion rigoureuse sur du concret inattendu dont rendent mal compte les paradigmes déjà existants.  Notamment parce que les protagonistes de ces expériences d’autogestion des conflits ne sont pas nécessairement liés au départ par des liens institutionnels.

Et effectivement, depuis un peu plus d’une dizaine d’années est apparu un courant théorique que je considère comme un des plus prometteurs, soit la sociologie de la négociation. Il est dans doute héritier de la tendance interactionniste qui a marqué à une époque la sociologie urbaine aux États-Unis. Un de ses principaux auteurs de ce courant s’appelle Christian Thuderoz, codirecteur de la revue Négociations, publication semestrielle depuis 2004. Thuderoz vient du monde des relations industrielles. Il lui a semblé que les processus qu’il analysait dans cette discipline s’appliquaient dans de nombreux autres domaines et constituaient un champ autonome de travail : situations propices, habiletés sociales des partenaires, conditions de succès et d’échecs, nature des compromis, application des résultats. Un réseau international s’est constitué, notamment avec des chercheurs états-uniens, et on compte avec un corpus de négociations réussies sur des sujets aussi différents que les négociations entre pays en guerre, les trêves lors de conflits armés et la coopération interdisciplinaire en milieu de travail.

L’autre retombée remarquable est la prise de conscience de ce phénomène au sein même de la communauté judiciaire, en ajoutant la perspective que l’habileté pratique à négocier exige beaucoup de jugement et de compétence de la part des personnes en présence et que les institutions en place puissent soutenir les efforts des différents partenaires au lieu de décider à leur place. D’où l’émergence institutionnelle de la médiation. Il vaut la peine de visiter le site internet de l’Institut de médiation et d’arbitrage du Québec, dont l’offre de service ne fait pas plaisir à tous les avocats, mais qui se flatte d’avoir aidé de nombreux citoyens à atteindre des solutions pratiques et vivables lors de divers conflits.

Pour la sociologie classique, qui s’inspire des réflexions de philosophies non moins classiques, c’est sur ces structures que repose la cohésion sociale, formalisée par une culture commune, transmise par les divers outils de socialisation, surtout l’école et la famille. Raisonnablement, les membres d’une même collectivité s’endurent les uns les autres, renoncent à certains goûts et désirs qui attiseraient des conflits, puis partagent des codes religieux ou civiques qui font de ces renoncements vertu.

À peu près jusqu’à l’apogée des Lumières, la justesse des normes imposées par l’État pouvait s’appuyer sur le jugement de dirigeants éclairés (l’avant-garde, aurait dit le camarade Lénine), qui pourraient être, à leur tour, bientôt légitimés par le suffrage populaire. Ça va jusqu’à l’échelle internationale ; les grands traités et le Conseil de Sécurité ont également à leur actif l’atténuation de certaines hécatombes.

Mais le règlement autoritaire des conflits ne signifie pas leur résolution réelle. Un exemple, l’autorité maritale et paternelle garantie par la législation s’est avérée être une partie du problème, et non de la solution, au fur et à mesure que s’est développée l’autonomie psychologique et culturelle des femmes… sans compter la volonté d’autonomie des adolescents et leur possibilité actuelle de mobilité tant sur le plan social que sur le plan géographique.

Puis les juridictions des tribunaux sont devenues de plus en plus complexes, soumises à des logiques qui ne sont pas spontanément compatibles. Selon les Chartes canadiennes et québécoises des droits humains, qu’est-ce qui prévaut entre le droit à plus d’égalité réelle, si on est désavantagé, et le principe de la liberté d’expression (incluant la dérision)? Comment trancher entre l’obligation professionnelle de confidentialité et le devoir de divulguer publiquement les manœuvres socialement nocives de son employeur ou de l’État?

En fait, il s’est développé une hyper judiciarisation des conflits tant sur le plan interpersonnel que pour les conflits qui peuvent se produire entre diverses communautés dans une même société. On est loin alors des pratiques émancipatoires. Il en est d’ailleurs résulté une demande accrue de décisions étatiques applicables à diverses zones de décisions collectives. On en a vécu au Québec un épisode qui a finalement tourné en queue de poisson. En effet, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, le problème on ne peut plus réel du droit à l’égalité des sexes pour nos compatriotes de confession musulmane s’est trouvé réduit à la recherche d’une réglementation étatique détaillée sur le port du voile, laquelle a provoqué des divisions agressives disproportionnées et… la mort au feuilleton d’un projet de loi qui avait mobilisé des heures et des heures de débats.

Bref chacun veut son autonomie, mais craint celle des autres. Avec raison si on veut regarder la chose sincèrement. Des exemples? La liberté sexuelle des uns autorise-t-elle à présumer du consentement d’autrui (sans parler des mineurs)? Combien les médecins qui profitent en clinique privée de l’engorgement des hôpitaux, peuvent-ils raisonnablement exiger de leurs patients, en termes de coûts supplémentaires, pour les soins de santé ? Toutefois, qui a le temps et les moyens financiers de recourir aux autorités judiciaires quand ses intérêts sont difficilement compatibles avec ceux d’autres individus ou partenaires sociaux? Certainement pas monsieur ni madame Tout-le-Monde.

Au surplus, définir une collectivité donnée par l’adhésion un même bloc de valeurs culturelles ne correspond plus réellement à la composition actuelle des populations dans une même société.  Ainsi en est-il de certaines questions auxquelles la réponse, à l’époque où le Québec accueille une population immigrante de plus en plus diversifiée, est devenue avec le temps, de plus en plus problématique : usage par les parents de corrections corporelles, libre choix du conjoint, comment réglementer les horaires de silence et la circulation des odeurs de cuisine dans des quartiers densément habités, est-il raisonnable ou non de ventiler les horaires de travail en période de Ramadan, etc.

Enfin, pour les couples avec enfants qui décident de divorcer, l’étape de la médiation est également devenue statutaire en matière de divorce et le succès est variable en fonction de l’habileté sociale de l’intervenant et des partenaires qui sont amenés à négocier une entente à l’amiable. C’est donc une histoire à suivre.

André Thibault est sociologue, chargé de cours et membre vétéran du comité de rédaction.

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