40 ans plus tard

Par Gabriel Gagnon

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Au début des années 1970, mon collègue et ami Marcel Rioux et moi parlions souvent de la  défunte revue Parti pris  et de la nécessité pour des intellectuels comme nous d’exercer pleinement leur rôle dans une revue engagée. Le 24 juin 1974, décidé à aller de l’avant, Marcel convoque chez lui à North Hatley ses voisins Gérald Godin et Roland Giguère et fait venir de Montréal Gaston Miron, Gilles Hénault et moi, accompagné de ma compagne Marie Nicole. La décision de fonder une revue fut prise, le nom de Possibles suggéré par Hénault, des réunions subséquentes planifiées; les plus jeunes, Gérald et moi, furent chargés de prévoir de façon concrète la suite des choses. Ce n’est pourtant que deux ans plus tard, grâce à l’intervention d’un jeune étudiant enthousiaste de 23 ans, Robert Laplante, qui nous avait envoyé un texte émouvant et offert sa collaboration, que Possibles devint une réalité. Avec l’aide d’autres collègues du département de sociologie, Marcel Fournier, Muriel Garon-Audy et Marc Renaud, nous avons lancé notre premier numéro à la brasserie Le Gobelet le 21 octobre 1976, juste avant l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois. Ce petit bouquin de 110 pages, financé grâce aux parts de 100 $ que chacun avait souscrit, comportait un éditorial de Rioux « Les possibles dans une période de transition », des poèmes de Giguère et de Godin et un dossier central sur l’expérience de Tricofil, usine autogérée de Saint-Jérôme, dont j’avais la responsabilité.

Le principal « possible » qui nous réunissait était l’idée d’autogestion, issue du « socialisme décolonisateur » de Parti pris, qui inspirait ici comme en France une partie importante de la gauche de l’époque. C’est dans cette perspective que nous avons publié en 1980 ce qui fut sans doute notre meilleur numéro : il tentait, en près de 300 pages, de cerner les réalités et les défis d’une autogestion à la québécoise. Ce numéro contenait aussi des gravures tirées de la « Suite nordique » du graveur René Derouin et un poème inédit de Gaston Miron, « Femme sans fin ». Il servait d’introduction à notre premier colloque, tenu les 2, 3 et 4 octobre à l’Université de Montréal. Nous y avons réuni pendant trois jours 500 personnes pour qui l’autogestion était une réalité quotidienne : troupes de théâtre, cafés, coopératives d’alimentation et d’habitation, usines autogérées, organismes communautaires. Nous avons reçu, comme conférencier invité, Pierre Rosanvallon, rédacteur en chef de la revue française « CFDT aujourd’hui » qui avait publié en 1976 un livre profond et très éclairant intitulé « L’âge de l’autogestion ». Il devint par la suite professeur au prestigieux Collège de France. En conclusion du colloque, nous avons fondé le « groupe de travail pour l’autogestion » animé par Andrée Fortin, membre de notre comité de rédaction.

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Notre septième année faillit être fatale. En avril 1983, Robert Laplante, appuyé par les trois plus jeunes membres du comité de rédaction, nous annonça sans avertissement qu’ils voulaient prendre la revue en mains ou aller faire ailleurs ce qu’il leur semblait « impossible d’y entreprendre ». Robert ne prenait jamais la parole, c’est plutôt la parole qui le prenait. Inspiré par son expérience abitibienne dans la communauté de Guyenne et par son amitié pour l’écrivain-cinéaste Pierre Perrault, il avait conçu une sorte de manifeste ruraliste qu’il tentait de nous imposer comme ligne éditoriale alors que pour la majorité d’entre nous l’autogestion nécessitait plutôt la pluralité des expériences et des expressions, en ville comme à la campagne. Appuyé par Marcel Rioux, je décidai qu’il fallait à tout prix maintenir la revue et que je devais accepter d’en devenir le principal animateur. Raymonde Savard, André Thibault, Francine Couture et Suzanne Martin sont alors venus rejoindre Rose-Marie Arbour, Lise Gauvin, Marcel Fournier, Gilles Hénault, Gaston Miron, Roland Giguère, Élise Lavoie et nous deux pour diversifier notre comité de rédaction en donnant à la revue un second souffle. Pour notre dixième anniversaire, à l’été 1986, nous avons publié un copieux numéro intitulé « Autogestion. Autonomie. Démocratie », illustré par Roland Giguère, pour lequel nous avons obtenu la collaboration d’un grand philosophe qui nous était cher, Cornelius Castoriadis, de passage à Montréal. Ce numéro fut aussi suivi d’un colloque de trois jours (23, 24, 25 octobre) qui s’adressait à « ceux et à celles qui cherchent d’autres avenues que le néo-libéralisme, qui s’interrogent sur le virage/mirage technologique et pour qui les mots autonomie, convivialité, partage et même utopie n’ont pas perdu tout leur sens ».

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Le 16 décembre 1992, on trouva Marcel Rioux, notre principal inspirateur, mort dans son appartement, le visage face à ce soleil dont il accompagnait le lever chaque matin. Il avait tenu jusqu’au bout face à un cancer qui l’envahissait lentement. Pour le saluer, j’ai préparé un numéro été/automne 1993 intitulé « À gauche autrement » où son ancienne étudiante Diane Pacom, son cousin syndicaliste Michel Rioux et un de ses collègues préférés, le poète et sociologue Luc Racine, lui ont rendu hommage en introduction. Il aurait aimé cet ensemble d’articles qui prolongeaient plusieurs de ses intuitions.

Devenu pratiquement le directeur de la revue, sans en porter le nom, je décidai d’organiser, à l’aide du département de sociologie, des colloques Marcel Rioux accompagnant la parution de certains numéros. Jusqu’en 2008, date du dernier numéro de notre version papier, sept autres colloques très fréquentés ont suivi celui sur l’avenir de la gauche : ils ont porté sur le référendum de 1995 (1995), le travail (1997), la société québécoise à refonder (2000), l’autogestion (2005), l’éducation (2006), les revues d’idées (2006) et l’altermondialisme (2008). De nouvelles recrues sont venues renforcer notre équipe : Jacques Pelletier, Stéphane Kelly, Patrice LeBlanc, Nathalie Prud’Homme et Amine Tehami.

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À partir de l’an 2000, les organismes qui nous subventionnaient, le Conseil des Arts du Canada et surtout le Conseil des arts et des lettres du Québec, poussés par des comités de sélection peu sensibles à la réalité des revues d’idées, ont remis en cause l’équilibre que nous tentions d’établir entre arts, littérature et société. Pour le CALQ les essais et les débats prenaient chez nous trop de place et ne correspondaient plus à « son mandat qui est de soutenir les périodiques dont le contenu est axé essentiellement sur les arts et la littérature ». Malgré les efforts de son personnel pour nous tirer d’embarras, le « comité des pairs » nous a refusé à partir de 2005 la subvention nécessaire à une revue comme la nôtre qui ne pouvait survivre en comptant uniquement sur les abonnements et les ventes en librairie ou au numéro. En 2004, nous avons publié à l’occasion du décès de Roland Giguère, un numéro-hommage à ce « poète des possibles » qui avait toujours accompagné de près nos efforts. Malgré les obstacles, nous avons réussi à survivre à partir d’un léger surplus accumulé au cours des années. En 2006, nous avons même publié deux de nos meilleurs numéros : « L’éducation au-delà de la réforme », dirigé par Raymonde Savard, dut être réimprimé, ce qui ne s’était jamais produit auparavant. Pour notre 30e anniversaire, « La véritable aventure des revues d’idées », accompagnée d’un colloque Marcel Rioux, avait aussi eu un assez grand succès. Pourtant, à l’été 2008, nous étions presque au bout de nos ressources. Dans un numéro intitulé « L’avenir », Raymonde Savard, André Thibault et moi, les plus anciens membres du comité de rédaction, avons décidé, en passant la main, de faire un bilan de notre engagement. Notre successeur, Raphaël Canet réussit quand même, à l’automne, à produire, toujours sur papier, un tout dernier numéro-colloque sur l’altermondialisme avant de nous quitter pour s’occuper de ses jumeaux qui venaient de naître.

Avec Micheline Dussault qui, depuis 1994, assurait avec une grande efficacité le secrétariat de la revue en plus de veiller avec rigueur à la révision linguistique des articles, je me suis occupé, non sans une certaine nostalgie, de la transition vers un nouveau Possibles. Nous avons payé les comptes et remboursé les abonnés, en leur expliquant comment nous comptions « continuer le combat ». Micheline était indispensable : elle connaissait tout de la littérature et du cinéma, mais refusait de s’exprimer dans la revue. Sans son soutien constant et sa disponibilité, nous n’aurions pu survivre aussi longtemps. Nous avons continué à nous voir jusqu’à son décès le 30 juin 2014. J’ai assisté à ses funérailles dans son village natal de Deschambault.

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Depuis 2010, grâce aux patients efforts de notre nouveau coordonnateur, Dominique Caouette, nous avons assuré la survie de Possibles en la mettant exclusivement en ligne, sauf pour quelques numéros papier produits à l’occasion de nos lancements. Nous avons élargi nos perspectives en insistant davantage sur les ressources naturelles et sur la dimension internationale des problèmes. Toujours membre du comité de rédaction j’ai participé aux numéros sur la « Révolution tranquille » (2011) et sur les printemps arabe et érable (2013). J’ai même cru nécessaire de prendre en charge l’automne dernier un numéro et un colloque sur « Pétrole… et après ». Dernier survivant de ces fondateurs à qui nous rendons hommage, je n’aurais jamais pensé que la nature me permettrait de participer à ce numéro du quarantième anniversaire en indiquant quelques pistes que Possibles devrait, à mon avis, continuer à explorer.

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L’avenir des Québécois n’est pas plus assuré que celui de ces Écossais et de ces Catalans que je connais bien et qui nous ressemblent. Je ne crois pas que je verrai de mon vivant la naissance d’une nouvelle société fidèle à sa langue et à son histoire, accueillante aux nouveaux venus, allergique aux inégalités et à toutes les aliénations. Possibles doit continuer à accompagner, de façon critique, ceux et celles qui cherchent à inventer un Québec souverain, créateur de nouvelles solidarités.

La lutte actuelle contre le pipeline Énergie Est est un signe particulièrement important de l’opposition aux changements climatiques de nombreux groupes encore trop dispersés pour constituer un vaste mouvement social. Une organisation bien structurée comme Greenpeace, les livres récents de Nancy Huston et surtout la contribution essentielle de Naomi Klein « Tout peut changer », nous indiquent que c’est directement à l’exploitation elle-même des sables bitumineux et à la présence insidieuse du pétrole dans nos vies quotidiennes qu’il faut s’attaquer. Les hésitations peu crédibles du premier ministre Couillard face au supposé pétrole de l’île d’Anticosti, des Iles-de-la-Madeleine et de Gaspé veulent cacher son peu de souci des inquiétants changements climatiques qui nous menacent. Même le PQ et le Nouveau parti Démocratique (NPD), sans parler des libéraux de Trudeau, n’ont pas vraiment choisi de donner une suite efficace à la Conférence de Paris. Notre contribution au mouvement écologique en formation demeure donc essentielle.

Mais notre rôle spécifique et primordial, ce numéro le montre déjà, serait d’accompagner les porteurs d’utopies concrètes inspirés du projet autogestionnaire qui nous a donné naissance. Nous sommes nombreux à souhaiter l’émergence de ce nouvel imaginaire social, proposé par Cornelius Castoriadis, qui substitue la décroissance et la simplicité volontaire à la pure rationalité économique. Un peu partout, dans les quartiers, dans les villages et les lieux de travail, des groupes concrets d’hommes et de femmes participent, sans en être nécessairement conscients, à l’émergence de ce nouvel imaginaire. Des créateurs, artistes et écrivains, adhèrent aussi, souvent de façon solitaire, à ce mouvement. Possibles pourrait être le lieu de rencontre de ces porteurs et porteuses d’avenir pour leur donner la parole dans une société soumise « au confort et à l’indifférence ».

Gabriel Gagnon est sociologue et membre fondateur de la revue Possibles.

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