Roland Giguère, ministre de l’Intérieur

Par Antoine Boisclair

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On reconnaît au poète Gérald Godin le mérite d’être devenu ministre des affaires culturelles et de l’immigration sous le gouvernement Lévesque. On oublie cependant que Roland Giguère a lui aussi, deux décennies plus tôt, en pleine époque duplessiste, occupé des fonctions ministérielles importantes. Un extrait des Yeux fixes, un récit onirique publié en 1951 aux Éditions Erta, est à ce sujet sans équivoque :

JE SUIS LE MINISTRE DES AFFAIRES INTÉRIEURES, celles obscures, celles inextricables, et le jeu consiste à s’y perdre et s’y retrouver alternativement – tant que cela dure – s’y retrouver pour s’y perdre – tant qu’on en a le cœur – s’y perdre et s’y retrouver, plonger, revenir à la surface (le ciel est bien à sa place) et replonger plus profondément, toujours plus profondément. (1) 

La poésie moderne avait depuis longtemps entrepris l’exploration du Moi, entrepris d’aller « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau » (Baudelaire), mais personne au Québec n’avait poussé aussi loin ce projet heuristique, cette quête des profondeurs qui, comme le rappelle cet extrait, peut faire courir le risque au voyageur de se « perdre ». Il existe bien entendu chez Émile Nelligan de telles plongées – son « Vaisseau d’or » ne sombre-t-il pas dans « l’abîme du Rêve » (2) ? – et Alain Grandbois fut lui aussi enclin à explorer les lieux hostiles de l’intériorité, mais Roland Giguère est le premier écrivain à pousser le périple aussi loin. Dans un dossier de la revue Possibles qui lui fut consacré après sa mort, on a d’ailleurs souligné de différentes façons cet aspect de l’œuvre, comme en témoigne un texte de Jean Royer intitulé « Roland Giguère, poète du paysage intérieur ». Jean-Paul Filion, dans le même esprit, a considéré pour sa part l’onirisme introspectif de Giguère comme une façon de lutter contre « l’âpreté du réel », comme une manière de « conjurer l’aliénation » (3).

Il serait injuste d’associer les périples intérieurs ou oniriques de cet artiste à une fuite en avant, à un refus de se confronter à la réalité : comme Filion le remarque, sa poésie est une « lutte », en ce sens où l’idée de « conjurer l’aliénation » comporte une dimension thérapeutique qui agit concrètement sur les consciences. À l’instar de plusieurs artistes de la Révolution tranquille – pensons à Gaston Miron et à son « monologue de l’aliénation délirante » – Giguère s’est employé à exorciser les consciences, non pas nécessairement à libérer la psyché collective – sa poésie fait rarement référence au contexte socio-historique de son temps – mais à nous aider à « vivre mieux » (c’est le titre du premier poème de L’Âge de la parole). Le sujet poétique porte chez Giguère un poids, une blessure; il dissimule une part d’ombre qui en fait un être brisé, souvent ravagé, à l’image peut-être du curieux personnage de Miror, qu’il nous présente dans une suite de proses écrites au début des années 1950 : « Miror, vu de dos, avait l’aspect d’une noble chaîne de montagnes; vu de face, c’était une forêt défrichée, mise à nue par des années de luttes intestines » (4). Cette poésie n’est pas toujours joyeuse, on subit avec elle le « pouvoir du noir », on visite des planètes solitaires, des « pays perdus » (je reprends ici les titres de quelques poèmes). Mais elle est en bout de ligne libératrice et porte en elle un désir de révolte, d’émancipation.

À l’échelle de la culture québécoise, il s’agit là sans doute d’un des apports les plus significatifs de Roland Giguère : à l’époque  qu’il est convenu d’appeler, à tort ou à raison, la « Grande noirceur », c’est-à-dire à un moment de l’histoire où l’Église catholique et la situation politique des Canadiens français imposaient à l’expression artistique un surmoi particulièrement néfaste, Roland Giguère a contribué à libérer les consciences individuelles, à tracer la voie vers des paysages inconnus. L’influence du surréalisme est ici indéniable, et il ne fait aucun doute qu’il a aussi contribué, peut-être plus que tout autre poète, à introduire les idées d’André Breton au Québec. Plusieurs poèmes de Giguère portent en ce sens la signature de l’écriture automatique, qu’on reconnaît aux anaphores, aux accumulations d’images ou à ce qu’il nomme les « mot-flots » :

Les mots-flots viennent battre la page blanche

où j’écris que l’eau n’est plus l’eau

sans lèvres qui la boivent

les mots-flots couronnant le plus désertique îlot

le lit où je te vois nager la nuit

et la paupière qui te couvre comme un drap

au versant abrupt du matin

quand tout vient se fracasser sur la vitre

les mots-flots qui donnent aux ruisseaux

cette voix mi-ouatée qu’on leur connaît

(…) (5)

Roland Giguère a ouvert les vannes de l’inconscient, a libéré les « mots-flots ». Son parcours artistique, comme l’ont mentionné plusieurs lecteurs, a permis de combattre « la grande main du bourreau » dont il est question dans un poème célèbre, c’est-à-dire de lutter, encore une fois, contre les formes d’oppression qui nous empêchent de nous élever. Cette « grande main », on peut bien l’associer au régime duplessiste, mais ce serait réduire sa portée universelle :

Grande main qui pèse sur nous

grande main qui nous aplatit contre terre

grande main qui nous brise les ailes

grande main de plomb chaud

grande main de fer rouge. (6)

Au cours de la Révolution tranquille, Roland Giguère fut ainsi un « ministre de l’intérieur », un ministre dont le mandat consista notamment à libérer les consciences du joug de cette « grande main ». Sa poésie est ainsi faite de plongées, de descentes, et nous pourrions en dire autant de ses œuvres graphiques, de ses lithographies ou de ses dessins, qui tirent souvent de l’ombre des créatures étranges, des silhouettes bizarres. Giguère le dit explicitement dans Forêt vierge folle : « Le peintre, le vrai, est en quelque sorte un plongeur qui (…) s’acharne à descendre, de plus en plus profondément, risquant à chaque plongée de se noyer » (7).

Ce rapport à l’intériorité est à l’origine de plusieurs poèmes d’une grande beauté, mais aussi de nombreuses œuvres graphiques tout aussi réussies, si bien qu’on ne peut évoquer les différents apports de Roland Giguère à la culture québécoise sans parler de son projet artistique dans son ensemble. Roland Giguère fut un grand poète, un grand dessinateur et un grand graveur (la réception du prix Paul-Émile Borduas en 1982 est venu en quelques sorte le confirmer). Il fut aussi un pionnier du milieu de l’édition, un artiste qui à la suite de ses études à l’École des arts graphiques (entre 1948 et 1951) fonda les Éditions Erta et développa au Québec ce que l’on appelle le « livre d’artiste » ou le « livre d’art ». Rappelons que les premières plaquettes de Giguère qui seront rassemblées dans L’Âge de la parole en 1965 (Les Nuits abat-jour, Midi perdu, Yeux fixes, etc.) ont toutes été publiées chez Erta.

À l’École des arts graphiques, où il a suivi les enseignements d’André Dumouchel et d’Arthur Gladu, Roland Giguère a développé le métier de typographe; il a fréquenté les signataires de Prisme d’yeux, le manifeste d’Alfred Pellan, et a ainsi contribué, plus largement, au développement de l’art moderne au Québec. Moderne parce que son esthétique – tant graphique que poétique – est notamment fondée sur l’idée d’un « commencement » ou d’un « recommencement » radical. « Le paysage était à refaire » (8), écrit Giguère au sujet des années 1950, comme s’il s’agissait, dans la lignée des avant-gardes européennes des premières décennies du XXe siècle, de revenir à l’enfance de l’art, à ses pulsions primitives. Qu’il s’agisse de peinture ou de poésie, Roland Giguère cherche à voir le monde avec des « yeux d’enfant » (9). On remarque à ce sujet une influence de l’art premier – sous cet angle, encore une fois, l’artiste s’inscrit dans la lignée des avant-gardes, du cubisme et du surréalisme notamment – et un intérêt marqué pour l’art pariétal. « L’âge de la parole », c’est l’avènement au poème, mais c’est aussi cet âge primitif où « le silex dans le roc patientait » (10), cet âge de Néandertal évoqué dans La Main au feu (11).

Le principe selon lequel l’art doit tout recommencer, faire tabula rasa, est bien entendu présent chez les Automatistes, chez Borduas et Gauvreau notamment, mais il y a une étape que Giguère n’a que très rarement franchie : celle de l’abstraction, ou plutôt de la non-figuration. Si le sujet poétique ou pictural giguérien se retrouve souvent défiguré, ravagé – comme pourrait en témoigner le dessin qu’il a produit de Miror – son individualité ou son identité ne disparaît jamais complètement, et les paysages intérieurs qu’il donne à voir ne sont jamais tout à fait méconnaissables. Aussi fantasmatiques soient-ils, les pays et les « lieux exemplaires » qui habitent Giguère demeurent visibles. L’artiste reste ici un « voyant »; sa tâche consiste à révéler la part de merveilleux qui sommeille en nous.

La poésie de Roland Giguère s’est bien entendu métamorphosée avec le temps. Dès les années 1970, la voyance a laissé place à une écriture plus ludique (je pense à son « Abécédaire », qui à la manière de Francis Ponge s’inspire des lettres de l’alphabet) et dans certains cas plus lyriques. Son recueil posthume, Cœur par cœur, qui rassemble des poèmes écrits entre 1988 et 2003, oriente l’écriture vers d’autres horizons – celui de la lyrique amoureuse – et contiennent quelques élans mironiens : « Écris-moi des envolées comme autrefois / des échappées de toutes les couleurs (…) » (12). Mais du début à la fin, des premières plaquettes publiées chez Erta jusqu’à Cœur par cœur, Giguère a jeté des ponts entre l’écriture et la peinture; les références picturales – ici les « couleurs » – logent au cœur de sa poésie. Si des poètes canadiens-français ont avant lui fréquenté les peintres ou pratiqué eux-mêmes de la peinture (je pense surtout à Saint-Denys Garneau), Roland Giguère est l’artiste d’ici qui a poussé le plus loin la logique de l’ut pictura poesis, du croisement entre les arts. Le parcours de Roland Giguère est comparable en ce sens à celui d’Henri Michaux – on a d’ailleurs déjà effectué des rapprochements entre le personnage de Miror et celui de Plume – mais il s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui, en cherchant à unir les gestes scriptural et pictural, recoupe le Bauhaus ou le Black Mountain College. Cet artiste dont le projet semble ancré dans une réalité socio-historique propre au Québec a produit une œuvre universelle.

Roland Giguère était un homme discret. Il n’a jamais voulu occuper la « place publique » comme l’a fait Gaston Miron. En coulisse, il a néanmoins construit une œuvre qui a marqué considérablement notre histoire de l’art au Québec, que ce soit en écrivant, en dessinant ou en éditant des livres. Il nous a donné à voir des paysages et des êtres qui nous habitent encore, il a façonné les paysages d’une intériorité qu’il nous reste à explorer.

Notes

(1) Roland Giguère, « Yeux fixes », L’Âge de la parole, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1965, 91.

(2) Jean Royer, « Roland Giguère, poète du paysage intérieur », Possibles, vol. 28, no2, printemps 2004, p. 15-18.

(3) Jean-Paul Filion, « Un homme à vif devant l’intolérable », Possibles, op. cit., p. 53.

(4) Roland Giguère, « Miror », La Main au feu, Montréal, Typo/poésie, 1987, p. 25.

(5) Roland Giguère, L’Âge de la parole, p. 107.

(6) Idem, p.17.

(7)  Roland Giguère, Forêt vierge folle, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1978, p. 16.

(8) Idem, p.110

(9) Idem, p.17

(10) Roland Giguère, L’Âge de la parole, p. 56.

(11) Lire à ce sujet la suite intitulée « Dolmen » (La Main au feu, p. 85-86).

(12)  Roland Giguère, Cœur par cœur, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 2003, p. 130.

Antoine Boisclair, auteur de « Le Bruissement des possibles », enseigne la littérature québécoise au Collège Jean de Brébeuf.

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