Le mal sacré

Par Honoré Jean

Télécharger PDF

J’ai parfois le cœur nécropole. Je reste là à voir la neige tomber. Et à boire de la bière, pour mieux engourdir mon corps et mon esprit, parfois aussi, mon ennui. Le goût de la destruction est une maladie du cerveau, je pense. Il me manque quelque chose. Le génie surtout. Je l’ai dit, j’ai une tête de linotte. Alors, l’amour? Cette maladie du corps, au dire de Platon, cette vieille merde. Je préfère l’expression « la belle amour », comme disait mon père. Il devait parler de Léonie, mon institutrice. Sûrement pas de ma mère. Pourquoi rappeler tout cela? Peut-être pour me persuader que la mort n’arrivera pas avant la fin de l’été. Surtout pas avant que j’aie humé d’autres fleurs. Mais à vrai dire, je souhaiterais plutôt m’en aller en plein hiver, vers le 15 de janvier, par moins vingt sous zéro. Avec de la neige qui tombera drue sur ceux qui se présenteront devant mon urne. Je leur prouverai que la mort n’est pas dans le vase, ou dans la terre pleine de roches de ce pays du Témiscouata, mais bien dans la neige qui tombe dessus et se marie à la rivière, le printemps venu.

Je n’ai jamais connu l’enfant de Léonie, celui que lui a fait mon père dans la chambre vide jouxtant le poêle à deux ponts de l’école du 5e rang de la pioche en Colonie. Au collège Saint-Laurent,  j’évitais de me promener sur le boulevard Décarie ou de passer devant l’école Alfred où elle était venue enseigner. L’avait-elle fait pour se rapprocher de moi? Je n’en sais rien. J’avais cependant la chienne de croiser cette femme accompagnée de son enfant, mon frère, celui qu’elle était venue me montrer dans son gros ventre noir au parloir du petit séminaire, à Rimouski. Les ombres ont des odeurs, j’en ai la conviction à tout le moins. Cet enfant-là devait sentir quelque chose des cendres refroidies d’un poêle à deux ponts. Ou avoir la peau de la couleur de cette robe fleurie, au grand décolleté blanc où pointaient deux seins fermes et roses qui me pourchassaient comme des grenades dans mes nuits de pensionnaire. Le parfum odorant de l’amour perdu !

Si je raconte l’événement, c’est peut-être pour entraîner inconsciemment sa venue. Quoique. Quoique. Je sais bien que toucher la bête qu’on vient de tuer, ce n’est rien, mais entendre le bruit de son ombre qui s’en va, ça, c’est terrible. Ça donne les grandes fièvres. Le bruit que fait dans la ville l’ombre de l’enfant du père. Ce bruit-là me poursuit, dans la joie et la douleur. J’ai besoin d’une onction. De cette huile qui retarde la perte d’un souvenir qui s’endort doucement dans ma vieille tête qui sèche : un déchet de fleur, un débris de pommade sur la joue de cette femme, le bruissement de sa main sur la clenche de porte en fer blanc me feraient tellement de bien ! J’ai besoin d’une onction qui tue. Qui me lancerait en dormition d’amour.

Je n’ai jamais connu l’enfant de Léonie. C’est peut-être tant mieux comme ça. J’avais peur qu’il me ressemble. Qu’il soit mon double, qu’il soit l’autre, l’ombre d’un Narcisse aperçu dans une fontaine antérieure, dans l’eau de la cuve derrière la grange : l’image possédée et perdue de Rose-Aimée-Rose.

Pour le moment, je reste aigri comme un vieil orignal abandonné sur la route de Saint-Guy en Colonie. Je suis cette bête que personne n’a voulu tuer et qui va errant dans un marécage asséché, parce que coupé à blanc. Pas la peine de gémir. J’ai en moi la vie dure d’un vieux buck sauvage. « Non omnis moriar », je ne mourrai pas tout à fait, a écrit le vieil Horace. Right ! Le sentier de ma vie n’est pas guéri, loin de là. J’attends le chasseur distrait que j’encornerai par son froc rouge. Tiens-toé, mon osti de bonhomme de père !

Poète, essayiste, Honoré Jean a enseigné le grec, le latin et le français dans différentes institutions d’enseignement.

Laisser un commentaire