La dystopie de l’homme adapté : le transhumanisme et la dépolitisation des possibles

Par Nicolas Le Dévédec

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« D’un côté, dans le domaine des loisirs et des technologies, on nous martèle que « rien n’est impossible ». […] Et on nous promet que, dans un futur proche, il sera « possible » d’optimiser nos capacités physiques et psychiques par la manipulation du génome humain. Même le rêve technognostique de l’immortalité semble désormais à portée de main, par la transformation de nos identités en applications informatiques téléchargeables sur divers appareils. Dans le domaine socio-économique, en revanche, notre époque se caractérise par la croyance en une humanité parvenue à pleine maturité, ayant su renoncer aux vieilles utopies millénaires et accepter les contraintes de la réalité (entendre : de la réalité capitaliste), avec tous les impossibles qui l’arment. »

Slavoj Zizek (2010)

Ce constat posé par le philosophe Slavoj Zizek met remarquablement en lumière un trait caractéristique de l’imaginaire des sociétés contemporaines. D’un côté, en effet, le célèbre slogan altermondialiste Un autre monde est possible, traduisant la volonté politique de faire advenir une société plus juste et plus décente, n’a de cesse d’être relégué par la nouvelle raison du monde (Laval & Dardot, 2009) dans l’irréalisme utopique. D’un autre côté, au contraire, le « tout est possible » en matière d’innovation et d’expérimentation technoscientifiques – habillé des précautions bioéthiques libérales qui s’imposent – se présente, lui, comme l’un des horizons idéologiques indépassables de notre temps. Le contraste entre d’une part les massives cures d’austérité sociale et politique infligées aujourd’hui dans nombre de pays occidentaux et, d’autre part, la promesse technoscientifique et biomédicale d’une revigorante cure de jouvence dont les médias nous abreuvent quotidiennement ne saurait être plus saisissant.

La popularité des idéaux d’un homme augmenté portés par le mouvement du transhumanisme, dont les revendications trouvent un écho certain au sein des sociétés contemporaines où l’aspiration à améliorer techniquement l’être humain et ses performances est de plus en plus forte, illustre de manière exemplaire ce désarroi idéologique. À partir d’une présentation de ses principales revendications, cet article vise à interroger de manière critique le projet de société porté par le transhumanisme. Nous montrerons que la notoriété croissante de l’homme augmenté promu par le mouvement témoigne d’une certaine tendance actuelle à la dépolitisation des possibles. La volonté d’optimiser techniquement l’humain est la manifestation d’une forme de renoncement à agir politiquement pour changer le monde au profit d’un modèle adaptatif orienté vers la transformation technique de soi. Rompre avec ce modèle pour rouvrir les possibles politiques implique de décoloniser notre imaginaire (Latouche, 2003) en renouant avec l’idée de progrès social héritée des Lumières articulée à la préservation écologique du vivant.

L’idéologie transhumaniste de l’homme augmenté

« Futurs « hommes OGM » et cyborgs ! Vous n’avez rien à perdre, si ce n’est vos corps humains, mais des vies plus longues et des cerveaux plus gros à gagner ! Transhumanistes de tous les pays, unissez-vous ! » (Hugues, 2004). C’est sur cette injonction que le philosophe et bioéthicien James Hugues – figure importante du mouvement transhumaniste et directeur jusqu’en 2007 de l’Association Transhumaniste Mondiale, rebaptisée en 2008 « Humanity+ » – clôt l’un des nombreux manifestes du mouvement. L’une des convictions partagées par une bonne partie des transhumanistes est en effet que l’espèce humaine, telle que nous la connaissons, ne représente qu’un stade transitoire de l’évolution et certainement pas le plus élaboré. Grâce à la convergence des nouvelles technologies (Nanotechnologies, Biotechnologies, sciences de l’Information et sciences Cognitives), l’humanité serait selon eux promise à un nouvel avenir radieux.

La période contemporaine et les possibilités inédites que recèlent les avancées technoscientifiques et biomédicales sont de fait porteuses pour les transhumanistes d’une révolution historique d’ampleur par laquelle l’être humain transcendera ses limites biologiques pour accéder à un stade supérieur de son évolution (Ramez, 2005 ; Bailey, 2005). Selon le bioéthicien transhumaniste John Harris :

« Le point important est que nous avons atteint un stade inédit dans l’histoire de l’humanité : de futures tentatives pour améliorer le monde impliqueront non seulement que le monde soit changé, mais que l’humanité elle-même soit transformée. Les conséquences en seront peut-être que nous-mêmes, ou bien nos descendants, cesserons d’être humains au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. » (Harris, 2011, p. 140.)

Nous entrerons alors, soutiennent les transhumanistes, dans un processus évolutif, non plus naturel, mais contrôlé par la technique et par lequel une nouvelle espèce – la posthumanité – pourrait voir le jour.

C’est en somme à l’avènement d’une humanité revue et corrigée par la technique que les transhumanistes s’attellent, et cela en prônant aussi bien l’utilisation de la pharmacologie pour contrôler les humeurs ou augmenter nos capacités cognitives qu’en militant pour le recours aux biotechnologies pour prolonger indéfiniment l’espérance de vie ou mieux contrôler les naissances. Le mouvement revendique le plein « développement des possibilités qu›offre la technologie pour améliorer les capacités humaines et leur accès au plus grand nombre : molécules qui augmentent la concentration, traitements qui ralentissent les effets négatifs du vieillissement, et tout ce qui peut améliorer le bien-être physique et nos réponses émotionnelles. » (Bostrom cité par Deschamp, 2008) Les transhumanistes Brian Earp, Anders Sandberg et Julian Savulescu revendiquent même une optimisation médicale des relations amoureuses : « Pharmaceuticals or other emerging technologies could be used to enhance (or diminish) feelings of lust, attraction, and attachment in adult romantic partnerships » (Earp, Sandberg & Savulescu, 2015).

Pour une bonne partie des transhumanistes, l’humain augmenté est non seulement souhaitable, mais il y aurait même une forme d’obligation morale à le faire advenir. Le bioéthicien John Harris est très clair sur ce point : « Je défends la thèse selon laquelle il est non seulement légitime de procéder à des enhancements, mais plus radicalement, qu’il y a dans certaines circonstances, une obligation morale positive de le faire. » (Harris, 2011) Le bioéthicien Julian Savulescu est pour sa part connu pour sa défense vigoureuse du principe de « bénéficience procréatrice », en vertu duquel les parents seraient moralement tenus de recourir au diagnostic préimplantatoire non seulement pour prévenir toute forme de handicap, mais afin de mettre au monde le « meilleur » enfant possible (Savulescu, 2001; Savulescu & Kahane, 2009).

Regroupant ingénieurs, scientifiques, philosophes, bioéthiciens et entrepreneurs, le mouvement transhumaniste ne cesse d’essaimer et de gagner en notoriété dans les sociétés occidentales depuis les années 2000. Il bénéficie du soutien de géants économiques comme Google qui apparaît à l’heure actuelle comme l’un des fers de lance des idéaux d’un homme augmenté. Les fondateurs du géant de l’internet, Larry Page et Serguei Brin, sont en effet des transhumanistes convaincus et multiplient les investissements dans le domaine des sciences de la vie. Qu’il soit question du séquençage ADN avec la filiale 23andMe ou de la lutte contre le vieillissement et la mort entreprise par la firme Calico, Google constitue aujourd’hui un acteur central du transhumanisme. Mentionnons également que le transhumanisme s’exporte en politique puisque, depuis 2014, le mouvement compte aux États-Unis un parti politique officiel, le Parti Transhumaniste, créé par l’écrivain et philosophe Zoltan Istvan, candidat aux élections présidentielles américaines de 2016.

Rejoignant une aspiration à améliorer l’être humain et ses performances de plus en plus forte dans les sociétés contemporaines, le transhumanisme soulève depuis une quinzaine d’années de multiples débats bioéthiques, philosophiques et sociologiques. Beaucoup de ces débats, toutefois, tendent à s’inscrire dans une perspective libérale essentiellement gestionnaire. Gestion, régulation, éthique, maîtrise des risques et encadrement apparaissent comme les mots clés d’un débat largement dépolitisé. C’est le questionnement du modèle de société qui sous-tend le transhumanisme qu’il est pourtant essentiel d’aborder.

Le triomphe de l’homme adapté ou la dépolitisation des possibles

« Se révolter ou s›adapter, il n›y a guère d›autre choix dans la vie », disait le psychologue des foules Gustave Le Bon. Derrière la vitrine promotionnelle d’un humain plus beau, plus fort, plus intelligent et capable de vivre indéfiniment, force est de constater que le transhumanisme promeut un modèle d’émancipation humaine résolument adaptatif, avec tout ce que ce terme implique de désinvestissement politique. En effet, la perspective privilégiée par les transhumanistes, même quant à sa branche qui se veut plus « sociale » et « progressiste », est en définitive toujours celle de changer techniquement l’être humain en soi, dans une optique adaptative, plutôt que celle de contester politiquement notre environnement social, dans une perspective critique et réflexive.

Loin de poursuivre le projet d’autonomie sociale et politique des Lumières, l’idéologie transhumaniste en signe de ce point de vue le radical renversement. Ainsi que le souligne le philosophe Cornélius Castoriadis : « […] l’autonomie non seulement n’a rien à voir avec une « adaptation » quelconque à l’état des choses existant, mais en est le contraire, puisqu’elle signifie précisément la capacité de mettre en question cet ordre » (Castoriadis cité dans Tomès et Caumières, 2011). Or le transhumanisme ne se distingue justement nullement par sa capacité à remettre en question l’ordre social aujourd’hui dominant et ses valeurs centrales que sont la performance, le dépassement de soi, la croissance, la productivité et la flexibilité permanentes. Il les naturalise entièrement en nous intimant à nous y accommoder chimiquement et biologiquement, concourant à une véritable dépolitisation des possibles, comme l’a remarquablement mis en lumière le philosophe Michael Sandel : « Changing our nature to fit the world, rather than the other way around, is actually the deepest form of disempowerment. It distracts us from reflecting critically on the world, and deadens the impulse to social and political improvement. » (Sandel, 2007, p. 97)

Ce renversement transhumaniste du projet moderne d’autonomie sociale et politique transparaît clairement dans la rhétorique de l’inadaptation de l’être humain, omniprésente dans les discours du mouvement. Ce n’est en effet jamais notre environnement social et politique qui est jugé inadapté ou problématique, mais l’être humain en chair et en os. L’ouvrage significativement intitulé Unfit for the Future: The Need for Moral Enhancement, écrit par les penseurs Julian Savulescu et Ingmar Persson (2012), est symptomatique de cette perspective. Dans cet ouvrage, les auteurs partent du constat que l’humanité est entrée dans une ère nouvelle où nous faisons face à des enjeux et des risques d’ampleur planétaire. Jamais l’humanité n’a-t-elle pu acquérir, en particulier avec les nouvelles technologies, une telle puissance d’action sur elle-même et sur le monde avec la potentialité non négligeable de se détruire et de détruire le monde. Or, pour ces penseurs, nous ne sommes pas à la hauteur morale des défis qui nous sont posés. Bien loin, ceci dit, d’incriminer notre modèle de société basé sur une rationalité techno-économique illimitée qui tend à anesthésier tout jugement critique et moral, les auteurs s’en remettent au soi-disant archaïsme de notre psychologie pour expliquer ce déficit de moralité :

« Even if human beings were psychologically and morally fit for life in those natural conditions in which they have lived during most of the time that the human species has existed, humans have now so radically affected their conditions of living that they might be less psychologically and morally fit for life in these new conditions. These new conditions consist in societies with an enormous population density and an advanced science and technology, which enable their citizens to exercise an influence that extends all over the world and far into the future. If human beings do not better adapt psychologically and morally to these new conditions, human civilization could be threatened. » (Persson et Savulescu, 2010, p. 660)

En une biologisation radicale des enjeux sociaux et politiques contemporains, Savulescu et Persson en appellent alors à l’augmentation biotechnologique de notre sens moral et de notre empathie. Créer des êtres modifiés techniquement, dotés d’une empathie augmentée, plutôt que remettre en question la forme contemporaine de dissociété libérale (Généreux, 2010), telle est résumée la solution transhumaniste aux problématiques sociales actuelles :

« Our knowledge of human biology – in particular of genetics and neurobiology – is beginning to enable us to directly affect the biological or physiological bases of human motivation, either through drugs, or through genetic selection or engineering, or by using external devices that affect the brain or the learning process. We could use these techniques to overcome the moral and psychological shortcomings that imperil the human species. » (Persson et Savulescu, 2010, p. 662)

C’est une même politique de l’adaptation que l’on retrouve chez l’ingénieur transhumaniste Ray Kurzweil, dans son article Human Body Version 2.0. Abordant des enjeux de santé publique contemporains tels que le diabète et l’obésité, Kurzweil ne remet à aucun moment en question le mode de vie consumériste et industrialisé occidental, mais préfère invoquer l’archaïsme du corps humain, selon lui surnuméraire dans une société d’abondance matérielle :

« Notre système digestif a en particulier été conçu pour une situation radicalement différente de la nôtre aujourd’hui. Pour la plupart de nos ancêtres, la probabilité de n’obtenir de la cueillette ou de la chasse que de maigres ressources alimentaires était très élevée. Il était donc logique pour notre corps de préserver la moindre calorie. Aujourd’hui, cette fonction est contre-productive. La désuétude de notre programme métabolique sous-tend l’épidémie contemporaine d’obésités et alimente nombre de pathologies dégénératives comme les maladies coronariennes ou le diabète de type II. » (Kurzweil, 2003)

Passant au scanneur transhumaniste l’ensemble des organes vitaux humains pour souligner leur profonde désuétude dans notre monde moderne, Kurzweil en appelle ainsi à la production d’un rehaussement technoscientifique de notre corps. En somme, un corps capable de supporter un environnement invivable – selon le modèle cyborg mis en place avec la conquête spatiale dans le but de concevoir un dispositif technique permettant au corps humain de survivre dans un environnement extra-terrestre inhumain.

C’est une même logique de dépolitisation que l’on peut voir enfin à l’œuvre dans la manière dont la thématique écologique est abordée par certains transhumanistes. Si une partie des transhumanistes s’accorde sur le constat d’une crise écologique et sur l’éventuelle responsabilité de l’être humain dans cette crise, les solutions qu’ils proposent sont encore une fois symptomatiques du renoncement social et politique qui caractérise l’idéologie du mouvement. Dans un article au titre évocateur, Human Engineering and Climate Change, plusieurs scientifiques affiliés au transhumanisme envisagent ainsi le plus sérieusement du monde de recourir à des formes de modifications technoscientifiques de l’espèce humaine afin de réduire son empreinte écologique et ainsi donner naissance à des êtres éco-techno-responsables (Liao, Sandberg et Roache, 2012). Les modifications envisagées concernent aussi bien l’usage de la pharmacologie pour rendre les êtres humains intolérants à la viande que la production d’êtres humains de petite taille. La logique est aussi imparable que désopilante : réduire la taille des êtres humains, c’est réduire leur consommation. On n’arrête décidément pas le progrès, surtout lorsque l’on s’évertue comme c’est encore et toujours le cas ici à dédouaner la civilisation de la croissance de toute responsabilité dans la crise climatique actuelle.

Le président de l’Association Française Transhumaniste Marc Roux n’est pas en reste quant à ces perspectives écologiques transhumanistes, auxquelles il ajoute la perspective de la décroissance (Roux, 2015). La décroissance envisagée n’est ceci dit nullement celle de notre mode de vie, mais celle de la population. Dans une perspective malthusienne assumée, Marc Roux envisage la décroissance démographique sous plusieurs angles, notamment à travers l’allongement radical de l’espérance de vie humaine : « […] l’argument principal que le transhumanisme peut offrir à la Décroissance est sans doute celui de l’augmentation radicale de la durée de vie en bonne santé. En effet, une telle augmentation se traduit par une baisse de la fécondité, puis, à terme, par une baisse des niveaux de population. » Marc Roux n’hésite pas non plus à vanter les bienfaits d’un âge avancé pour contrer les méfaits de la société de consommation : « Une société dont la durée de vie en bonne santé des personnes serait considérablement accrue pourrait être une société de bien moindre niveau consommation. En effet, avec l’âge, en général les gens sont moins facilement victimes de la société de consommation. » Le milliardaire François Pinault, heureux propriétaire de quelques modestes villas à travers le monde, en est assurément un bon exemple.

Tous ces exemples transhumanistes témoignent d’une même logique d’adaptabilité et de dépolitisation des possibles : rien ne sert de changer le monde, il faut s’y adapter techniquement. Rompre avec le transhumanisme suppose alors, selon l’heureuse formule de Serge Latouche, de « décoloniser notre imaginaire » (Latouche, 2003), c’est-à-dire de rompre avec cette logique techniciste de l’adaptabilité pour renouer avec un rapport proprement politique et réflexif au monde.

Rouvrir les possibles en repensant le progrès social et la préservation du vivant

Opérer une telle décolonisation de notre imaginaire implique un profond décentrement de notre regard. Au-delà du transhumanisme, c’est en effet une civilisation de l’amélioration dans son ensemble qui est en cause et qu’il s’agit précisément de remettre en question. Comme le remarque à juste titre Antoine Robitaille, les transhumanistes « ne font que radicaliser, pousser le plus loin possible, des idées et des espoirs présents chez nos contemporains: santé parfaite, prolongement de la vie, fusion humain-machine, pharmacopée sur mesure, etc. » (Robitaille, 2007, p. 9). Si le transhumanisme connaît une notoriété aujourd’hui aussi florissante, c’est qu’il tire de fait profit d’un imaginaire collectivement partagé qui valorise globalement les valeurs de performance et de croissance autant technique qu’économique. Un imaginaire qui s’enracine profondément dans la culture occidentale. À maints égards, l’humain augmenté apparaît en effet comme le produit d’une idéologie du progrès et du dépassement de soi constitutive de la modernité occidentale.

C’est en particulier dans cette « éthique de l’amélioration » qui fonde la société capitaliste que l’idéologie de l’homme augmenté puise ses racines. Ainsi, dès le 18e siècle, le père du libéralisme économique Adam Smith défend une conception de la perfectibilité humaine axée sur l’idée de nécessité du progrès technique et économique. Dans une étude remarquable, Christian Marouby montre très bien comment toute la pensée de l’auteur de la Richesse des Nations repose sur une représentation réductrice de l’être humain, dont la caractéristique première serait d’être « ontologiquement marqué par la logique du manque, condamné par sa nature même à une universelle poursuite du progrès, au désir infini d’un “mieux” conçu sur le mode du “plus” » (Marouby, 2004, p. 91). Il est difficile de ne pas voir dans cet homme plus que les transhumanistes appellent de leurs vœux la poursuite idéologique de ce dogme du progrès et de la croissance formulé au 18e siècle par le père du libéralisme et qui sous-tend aujourd’hui la civilisation occidentale.

Décoloniser notre imaginaire passe immanquablement par la remise en cause de cette illusion progressiste moderne et, indissociablement, par la redécouverte d’autres conceptions de la perfectibilité humaine et d’autres définitions de la richesse que celles strictement économicistes ou technicistes qui tendent aujourd’hui à prévaloir. Rappelons à cet égard que jamais l’idée de perfectibilité humaine ne s’est réduite dans la pensée des Lumières à une conception technoscientifique de maîtrise de la nature. Si l’on retrouve exprimée dès le 18e siècle l’ambition d’améliorer techniquement l’espèce humaine en agissant aussi bien sur la procréation que sur l’espérance de vie chez un Condorcet ou un Cabanis, c’est aussi l’idée de progrès social et politique que la philosophie humaniste a mis de l’avant (Le Dévédec, 2015). En définissant l’être humain comme un être perfectible, le philosophe Jean-Jacques Rousseau valorisait ainsi l’autonomie fondamentale des êtres humains, c’est-à-dire leur capacité à agir réflexivement et politiquement sur le monde. En montrant à travers cette notion que la société est une construction instituée par les hommes, et non le fruit de la volonté divine ou d’un plan caché de la nature, Rousseau établissait l’idée que les êtres humains ont la possibilité d’édifier par eux-mêmes une société plus juste et plus décente.

C’est précisément cette réflexivité sociale et politique qui fonde l’idéal démocratique et qui parcourt toute l’histoire des luttes sociales qu’il s’agit aujourd’hui de revaloriser. S’il est en effet un oubli que cultive la société de l’amélioration, c’est celui de la société et du politique. Comme le fait remarquer le philosophe Zygmunt Bauman : « Dans les rêves contemporains, […] l’image du “progrès” semble être passée du discours de l’amélioration partagée à celui de la survie individuelle. Le progrès n’est plus conçu dans le contexte d’un élan vers l’avant, mais en relation avec un effort désespéré pour rester dans la course » (Bauman, 2007, p. 133). Cet oubli de la société qui sous-tend l’idéologie transhumaniste est problématique et dangereux. Dans La grande régression, l’économiste Jacques Généreux le rappelle : « On peut bien préserver tous les autres traits apparents de la civilisation, mais si l’on perd le désir et la capacité de faire progresser l’égalité, la solidarité et la convivialité entre les hommes, la plus avancée des sociétés peut sombrer dans la barbarie ; telle est la leçon du vingtième siècle, où l’on vit des peuples [ … ] s’abîmer dans l’horreur totalitaire » (Généreux, 2010, p.12.).

À la nécessité de renouer avec une certaine idée du progrès social et politique s’ajoute celle, indissociable, de penser une politique de la vie à travers une perspective écosocialiste, seule à même de resituer l’être humain dans le monde vivant et terrestre, qui constitue notre habitat, notre écoumène (Berque, 2000). La société transhumaniste de l’amélioration nourrit en effet aujourd’hui son lot d’exploitation, encourageant le développement de nouvelles formes de marchandisation du corps humain (exploitation des organes, cellules, tissus, etc.). Les avancées biomédicales ne tombent de fait pas du ciel, elles sont produites dans le cadre d’une bioéconomie grandissante qui capitalise sur la vie en elle-même (Lafontaine, 2014). Les technologies d’amélioration de l’être humain, non seulement normalisent une société de la performance et de la productivité sans limites, mais légitiment et instituent ainsi pleinement l’usage inhumain des êtres humains. C’est de ce point de vue un autre rapport à la vie et au vivant que celui hérité de la modernité productiviste qu’il s’agit d’instaurer.

Cela passe par l’instauration d’une société de la décroissance, c’est-à-dire une forme de civilisation techniquement soutenable qui rompt radicalement avec l’approche instrumentale et prédatrice moderne pour laquelle la nature se présente essentiellement comme une ressource exploitable, non comme une donnée essentielle de la vie. Il est nécessaire de revendiquer en ce sens ce que le philosophe Frédéric Neyrat appelle « la part inconstructible de la terre » (Neyrat, 2016), que l’on peut entendre comme la part inconstructible de la vie, à l’encontre de la civilisation hyperconstructiviste contemporaine. Cette part inconstructible de la vie, c’est la reconnaissance fondamentale que la nature et la vie constituent des nourritures essentielles à l’existence humaine plutôt que des obstacles à l’émancipation humaine comme l’idéologie transhumaniste le présuppose systématiquement. Dans sa volonté de s’extraire du monde matériel, de s’extirper du corps et de la vie, le transhumanisme témoigne d’un refus d’habiter véritablement le monde. C’est au contraire cet habitat commun vital qu’il s’agit plus que jamais de préserver, en l’appréhendant comme une source plutôt que comme une ressource.

Conclusion générale

« Les conditions sociales dans lesquelles nous vivons – l’aliénation et le caractère anonyme des grandes villes, l’insécurité causée par la globalisation et les changements d’emploi, la menace de nouvelles maladies, les tensions politiques, et ainsi de suite – sont incompatibles avec une vie épanouie […]. Plutôt que de nous médicaliser afin de pouvoir survivre dans notre environnement toxique, nous devons le changer. (Levy cité dans Baertschi, 2012, p. 22) ». Changer politiquement nos conditions de vie sociales en exerçant une forme de réflexivité critique, voilà l’héritage légué par l’humanisme des Lumières qui est aujourd’hui remis en question à travers la popularisation des idéaux transhumanistes d’un humain augmenté par les technosciences. Cet homme augmenté, ainsi que nous l’avons vu, est en effet l’idéal type d’un humain avant tout adapté, incarnation de la désespérance politique sur laquelle s’édifie la société de l’amélioration contemporaine. Renouer avec une conception humaniste et politique de la perfectibilité humaine s’avère aujourd’hui essentiel. Ce n’est pas tant d’amélioration dont nous avons besoin que d’éducation.

C’est également vers une forme d’écosocialisme qu’il s’agit de s’orienter, croisant la quête de progrès social à celle, écologique, d’une préservation de la planète, de l’humain et de la vie. La vie constitue assurément l’un des angles morts de la pensée transhumaniste et la perspective écologique constitue de ce point de vue un antidote essentiel à cultiver pour ouvrir d’autres possibles. Dans son article sur la civilisation posthumaine, le philosophe André Gorz le rappelait à juste titre : « Seule l’écologie, au sens large, cherche à développer une science au service de l’épanouissement de la vie et d’un milieu de vie qui permet et stimule cet épanouissement. […] Elle est à la seule à vouloir comprendre le vivant non pour le dominer, mais pour le ménager. Elle est seule, dans ce souci, à se vouloir une composante de la culture, intégrée et assimilée dans les savoirs vécus, éclairant la quête de la sagesse et de la bonne vie. » (Gorz, 2003)

Nicolas LE DÉVÉDEC est docteur en sociologie et science politique et professeur adjoint en sociologie à HEC Montréal. Ses recherches portent sur les dimensions éthiques, sociales et politiques des nouvelles technologies. Il s’intéresse en particulier aux débats contemporains autour du transhumanisme et des idéaux d’un humain augmenté par les technosciences.

Courriel : ledevedecnicolas@gmail.com

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