[Gilles Hénault] J’aime les oreilles de David Lean

Par Philippe Haeck

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à Lise et Pâque

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Non je ne suis pas fou — je sais bien, Gilles, que tu es mort depuis vingt ans. Pourtant tu es bien vivant en moi — je ne serais pas surpris de te rencontrer rue Henri-Julien. Tu fais partie de mon ciel — une communauté de femmes et d’hommes de bonté, tous vivants même si morts pour plusieurs. Tu n’es sûrement pas dans l’autre ciel promis à qui suit les commandements d’un dieu gendarme préférant les pommes aux hommes qu’il chasse de son verger. J’imagine que quand autour de toi ça n’a vraiment pas d’allure, tu pars à rire, que ton rire emporte ailleurs ce qui te chagrine — je sais que tu pleures aussi. Je suis comme ça, de temps en temps je parle avec des morts vivant en moi par les traces qu’ils y ont laissées — j’imagine que c’est ce que fait Victor-Lévy avec ses grands hommes — Victor Hugo, Herman Melville, Friedrich Nietzsche, James Joyce, Jack Kerouac, Michel Foucault. Envie de te parler parce que j’apprends qu’il va y avoir un numéro spécial pour les quarante années de Possibles — tu es là au début, à la fondation. Un journaliste intéressé par les enjeux politiques de notre monde — le socialisme entre dans ta vie par les écrits de Charles Péguy, l’animateur des Cahiers de la quinzaine. Tu es aussi un poète s’accordant le droit de rêver — jeune tu as fondé la maison d’édition Les cahiers de la file indienne, elle n’a pas duré longtemps. La poésie se vend mal, c’est connu — il n’y a pas longtemps j’ai lu sur le site des Éditions La Peuplade que la réception de manuscrits de poésie est suspendue. Ai entendu dire que la collection Rétrospectives à l’Hexagone est arrêtée. Malgré tout il y a près d’une centaine de livres de poèmes publiés en français chaque année dans notre petit grand pays, cela ne cesse de m’étonner, de me réjouir — hier j’ai acheté An Anthology of Modern Irish Poetry par Wes Davis. Un brave bonhomme qui a la prétention légitime, sinon justifiée, d’être un intellectuel me confiait d’un air dédaigneux : « Quand je veux lire quelque chose qui ne dit rien, je lis de la poésie. » […] Ceux qui ne voient rien dans la poésie ne verront pas grand-chose dans la vie même ; et ceux-là, je les plains.

2

Les nouvelles du monde d’après ce que j’entends ne sont pas bien bonnes — du genre à rendre tristes les éléphants. La lecture de la première page de Mary Barnes, deux comptes rendus d’un voyage à travers la folie confirme cette rumeur — Une grande partie de mon être était tordue, enfouie, enroulée sur elle-même, comme un écheveau de laine emmêlé dont on a perdu le bout. La grande confusion avait commencé avant ma naissance. […] il y avait en moi une déchirure entre la tête et le cœur : comme si j’allais, tournant dans ma tête de grandes idées complètement étrangères à la vie de mon cœur. J’ai pensé à Jean-Yves, ton jeune fils suicidé — L’attente d’un beau jour / Fait oublier la vie / Le regard n’est plus dans l’air qu’un ruisseau desséché. Que vont être les vies de mes petits-enfants, des enfants, des adolescents, des jeunes d’aujourd’hui. À une question de Jean-Marc Piotte — Comment réagis-tu à cette utopie alimentée par le pouvoir qui fait que les jeunes d’aujourd’hui se contentent de mythologies ? L’utopie de la ferme, du retour à la terre, du mysticisme, de la drogue, de la libération strictement individuelle, du « trip », pour utiliser un mot qui me répugne ? — tu réponds — Moi, je ne suis pas du tout dogmatique, je pense que par toutes sortes de voies on arrive à se connaître, si on veut, et c’est peut-être la première chose à faire. Si ça se prolonge par contre, c’est foutu. Mais que ça se fasse présentement, que voulez-vous : on n’offre rien d’autre finalement à la jeunesse, on l’encourage même à ça. Il y avait des valeurs; ces valeurs ne sont plus là […] et il n’y a pas encore assez de forces, à gauche, pour proposer des valeurs de remplacement. Tant […] que ces valeurs de remplacement n’existeront pas, les gens seront comme dans une espèce de vide où ils essayeront de se constituer un paradis artificiel. J’ai une amie dont les compagnons de travail n’aiment pas ce qu’ils font, s’assoient le soir devant la télévision — que peuvent-ils raconter à leurs enfants, les font-ils taire pour écouter leurs émissions. Je pense que nous avons besoin de mythes, que nous n’avons pas besoin de valeurs de remplacement venant de la gauche. Vas-tu me trouver naïf si j’affirme que l’âme, l’amour, la bonté, le chant, la création, le partage, la poésie, le rêve, le souffle sont des mythes générateurs d’une vie meilleure, plus intense, que ces mythes ne sont pas disparus avec l’écroulement de la religion, que la gauche ne saurait en inventer de plus forts, que ces mythes peuvent appartenir à tous, qu’à travers les siècles des individus, connus ou non, ont su les maintenir vivants dans leurs gestes quotidiens. Je réclame, pour l’homme d’aujourd’hui et de demain, le droit au rêve. Car la technique réduit tout à des formules, à des équations. Dans cette forêt de sigles, l’homme risque de se perdre, car l’efficacité n’est pas un but en soi. Le seul but valable d’une société, quelle qu’elle soit c’est l’humanisation de l’homme. Plutôt que de droit au rêve, je parlerais de bonté courageuse.

3

Envie de te dire que tu es pour moi un second père. Quand j’ai lu tes Signaux pour les voyants je suis tombé en bas de mon cheval même si je n’en ai jamais monté — ton humour, ta solidarité avec l’humanité m’ont jeté en bas de ma chaise. J’avais un père sérieux qui s’il ne s’était pas retenu aurait fait de grandes colères — j’avais besoin d’un autre père pour m’apprendre à sourire même si le monde est moche assez souvent. J’aurais aimé que mon père dise La mer entre mes cuisses est un jeune poulain ou L’amour est plus simple qu’on le dit / Le jour est plus clair qu’on le croit. Il ne pouvait sans doute pas le dire — il lisait trop d’histoires de guerre. Heureusement il chante des chansons où il est question de petit vin blanc, aime les arbres, se souvient avec tendresse des chevaux à la ferme, il y en a un qui s’appelle Tarzan. Mon père n’aime ni les femmes ni les contes de fées — toi tu aimes les femmes et tu n’as rien contre la fleur bleue. Tu aimes la simplicité de Paul Éluard, tu as dû aimer cette phrase de David Fennario dans Sans parachuteChaque fois qu’une femme sourit, une mort est pardonnée. La nouvelle édition de tes poèmes commence avec cette phrase — on ne comprend rien au vivre et au mourir âme pressurisée. Toi tu lis, réfléchis pour essayer de comprendre comment trop de coresprits ignorent leur âme. Il m’arrive de lire, d’écrire au milieu de la nuit — je m’y sens moins pressurisé.

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Est-ce qu’on peut tout dire, Gilles.  Jeune je mets en épigraphe à Polyphonie tes mots — Tout dire. Faire tomber les masques de barbarie. Supprimer du paysage la dent cariée des ruines. Opposer les paraboles aux paraboles, expliquer la forêt des symboles. Je continue à essayer de tout dire tout en sachant que ce n’est pas possible — la vie toujours plus grande, débordante. Dans « Images d’un coma » tu reviens sur le suicide de Claude Gauvreau et de Jean-Yves soignés dans le même hôpital, leur grand bond dans le vide — Leurs larmes se mêlaient au sel marin et leurs gestes de nageurs… au ralenti… me montraient le filet qui leur interdisait l’accès d’un monde où la haine tentaculaire des pieuvres ne viendrait plus les étouffer… la pieuvre de l’efficacité… la pieuvre du destin cellulaire… la pieuvre des amours biochimiques des amours dérisoires… la pieuvre des avatars de la vie vécue telle que tout le monde voudrait qu’on la vive parce que c’est comme ça… « Nous en avons la pieuvre… la vie ne vaut pas la peine d’être vécue », me disait Claude Gauvreau. Tu es sans doute tombé dans le coma à cause de la déchirure en toi provoquée par la mort de Jean-Yves — comment parler d’un fils qui s’enlève la vie alors que le père espère sa guérison. Comment ne pas vouloir le sauver même après qu’il soit mort. Offrir Graffiti et proses diverses aux adolescents en difficulté en guise de manuel de survie. Ne me demandez pas si je suis bien dans ma peau je n’en ai pas d’autre. Jean-Yves encore — Un enfant que j’ai bien connu s’est suicidé. Cela met un point final à toute discussion. Il faut changer la vie. Je ne pense pas autrement — les suicides sont la preuve du manque de bonté de nos lois, de nos règles. Dans une société juste et aimante qui voudrait s’enlever la vie — chacun pourrait trouver ses forces, les déployer.

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Ne vois-tu pas l’amour / enfin devenu le geste simple d’accorder deux souffles / et deux corps /  au même rythme. Envie de te demander ce que tu penses de la pornographie. Je me souviens du jour où entré dans un magasin de bric-à-brac j’ai vu les yeux égarés d’un homme plutôt jeune regarder un film porno — en gros plan un pénis-piston poilu qui va et vient dans un vagin-tube. Je pense à Jacques Lacan regardant L’origine du monde de Gustave Courbet, aux photos de femmes nues que je colle dans mon journal de travail, à deux films vus récemment — Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch, The Tribe de Miroslav Slaboshpytskiy. Dans le premier Eve et Adam, deux vampires civilisés, raffinés, riches, dans la trentaine sont nus dans un grand lit, leurs corps ne se touchent pas, sont tournés sur le côté, forment une grande parenthèse — je ne me souviens plus s’ils se regardent ou s’ils ont les yeux fermés. Dans le second elle et lui, des jeunes sourds-muets pauvres dans un milieu violent, sont étendus sur un plancher de ciment, je leur donnerais dix-sept ans, elle est allongée sur lui, suce son pénis pendant qu’il lui  lèche la vulve. La bonté, sujet tabou… tout comme la nudité… cette bonté du corps (la peau décapée de tous ses oripeaux) cette nique faite aux rites et rituels de la mode… cette essentielle vérité qui joint la naissance à la mort… cet hommage aux dieux païens (car les dieux sont nus — et les déesses — c’est bien connu). Un film montrant un étalon montant une jument est-ce porno.

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Tu as eu ta carte du parti communiste, pas longtemps, mais assez pour te faire perdre ton emploi. Je ne me souviens pas par quel hasard j’ai eu entre les mains le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels. Ensuite je me suis mis à lire d’autres livres marxistes et je me suis dit : « ces gars-là, ils ont raison. » Hier à la Grande Bibliothèque alors que je feuillette le grand livre rouge Proud Too Be Weirrd de Ralph Steadman, l’homme costaud, grand, jeune, rieur, avec une boucle d’oreille, assis devant moi, me regarde — je dis j’aime le rouge, il me demande si je suis communiste. J’hésite un peu, puis je dis oui. Communiste parce qu’un professeur de philosophie à l’École normale nous a fait lire le Manifeste, j’ai dû trouver, moi aussi, que cela faisait du sens. J’appartenais à un milieu ouvrier et chrétien — Karl devait me sembler proche de Jésus. L’homme devant moi qui paraît sortir d’une toile de Pierre Paul Rubens dit je suis schizophrène et communiste — on est peut-être plusieurs à se sentir ainsi, uniques avec une envie d’être solidaires avec les autres. J’ai lu peu de livres marxistes, me suis défait de la plupart. Vite j’ai peu de goût pour être coincé dans une école, un parti, une théorie. Je me sens plus en joie avec les créateurs — cinéastes, écrivains, peintres, photographes, sculpteurs. La bourgeoisie sait parler au peuple, mais les intellectuels « de gauche », non. La bourgeoisie sait manipuler les masses, mais la petite bourgeoisie de gauche ne sait que diviser ses troupes, matraquer les petits copains et couper les cheveux en quatre. Suivre une ligne directrice peut sans doute être rassurant pour certains — pour d’autres c’est la prison.

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Après avoir revu Brief Encounter de David Lean, je regarde un entretien avec lui — il raconte une anecdote qui me surprend. Dans ce film il réussit à filmer la naissance de l’amour entre deux âmes. Alec et Laura ont près de la quarantaine, sont bien mariés, ont des enfants, et voilà qu’ils tombent en amour, que l’âme de l’autre les ravit — tout ça commence par une poussière entrée dans l’œil de Laura qu’Alec lui enlève. Ce film ressemble au début de ton poème « Tu m’exorcises » — Mets ta main sur mon front / que je sache encore un peu ce que c’est que la vie / qui déplie sa fleur / Ta main masque la mort / Tes yeux sont la couleur de mon bonheur. David raconte que lorsqu’il est allé voir le film en salle, une femme est partie à rire en entendant, voyant les balbutiements de cet amour entre Alec et Laura, son rire a entraîné plusieurs autres rires. Cette femme aurait-elle ri en regardant un film porno — il y en a qui rient de tout. Est-ce qu’elle rit parce qu’elle les trouve ridiculement innocents. Dans The Tribe le nouveau qui arrive dans le groupe va tomber en amour avec une des deux filles de la bande qui se prostitue après avoir baisé avec elle. Il aimerait qu’elle cesse de se prostituer — elle ne veut pas, a besoin de l’argent, les quatre autres gars de la bande vont le battre. (Dire que rien n’est comparable / à la férocité des hommes.)  La pornographie n’est peut-être pas autre chose que deux croyances. La première — tout s’achète, si on y met le prix on obtient ce qu’on veut. La seconde — l’amour n’existe pas. Il y a plusieurs façons de se prostituer, de se vendre. Les réalistes niant l’amour ont-ils une poussière dans l’œil les empêchant de le voir — quelqu’un a-t-il assassiné leur âme. Laura parce qu’ils renoncent à leur grand amour croit que maintenant elle ne pourra plus être heureuse, elle a envie de se jeter devant le train entrant en gare — elle ne le fait pas. Pourquoi Alec et Laura ne pensent-ils pas à transformer leur amour en amitié plutôt qu’en mariage — croient-ils l’amitié entre une femme et un homme impossible. J’aime les grandes oreilles de David Lean, ce qu’il dit — ne pas faire de grandes phrases sur la vie, se contenter de montrer aux autres ce qu’on aimerait voir, leur donner à entendre ce qu’on aimerait entendre. Laura donne une pièce de monnaie à un homme sur un coin de rue qui tourne la manivelle d’un orgue de Barbarie — Let the Great Big World Keep Turning. Les romantiques croient-ils que l’argent n’existe pas.

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Comment réécrire un de tes fragments — Une sagesse, qu’est-ce / Qu’une sagesse ? / Sinon parler à des amis comme à des amis, / Sinon dire ce que l’autre veut dire / Sinon manger à la même table / Sinon parler d’une même voix. Pas envie d’être sage — l’ai trop été enfant. Envie d’amitiés — l’amitié est peut-être notre planche de salut. Pas facile d’être amis si je ne dis pas ce que l’autre veut entendre, si on ne parle pas d’une même voix. J’ai envie d’amitiés fortes capables d’aimer les différences, d’en jouir. Aimer qui me ressemble c’est bien, mais facile, peut-être dangereux — ça m’éloigne de qui ne me ressemble pas, m’empêche de l’écouter, de l’aimer. Dire ce que l’autre veut dire est-ce lui donner les phrases qu’il ne trouve pas pour dire ce qui lui tient à cœur. Je suis toujours content de manger à ta table — tu es un ami, j’aime les marguerites qui poussent dans ton jardin. Tu n’es pas un grand homme — je ne crois pas aux grands hommes. Tu es un homme comme les autres avec son paquet de joies et de peines, d’élans et de peurs. J’aimerais connaître un jeune hacker à qui je donnerais de tes phrases pour qu’il les fasse apparaître sur les écrans de femmes, d’hommes n’ayant jamais trouvé un poème qui leur parle. Savez-vous gouverner votre vie dans le petit espace qui vous est prescrit ou Qui veut vivre deux fois sa vie ou Ah ! que la vie est belle et débilitante avec ses douceurs et ses échecs ou un rire d’enfant agite au ciel son cerf-volant ou Un hibou s’allume dans la nuit ou tant d’autres phrases-lampes.

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J’ai hâte de lire tes Regards sur l’art d’avant-garde, même si je lis peu de textes critiques sur les oeuvres des peintres, des sculpteurs. J’aime être tout nu face aux couleurs, formes, images, lignes, masses, matériaux, mouvements, surfaces. Me reposer de la parole-pensée, n’être qu’un corps vibrant. Comment aurais-tu parlé de mes dernières découvertes — Stephen de Staebler, Rebecca Salter, Cornelia Parker, Berlinde de Bruyckere, Cecily Brown, Chiaru Shiota. Qui dit oui le dit avec tout son corps sinon ce n’est rien. Salut. Amitié verte. Content de t’avoir parlé.

(Les paroles de Gilles Hénault sont tirées des trois livres parus aux Éditions Sémaphore — Poèmes 1937-1993, Graffiti et proses diverses, Interventions critiques.)

Poète et essayiste, Philippe Haeck  a enseigné la littérature au Collège de Maisonneuve.

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