La poésie amérindienne: un genre décomplexé pour se décolonise

 

Par Jonathan Lamy Beaupré 

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Être décolonisé, à mon sens, c’est être décomplexé. S’affranchir de la dynamique coloniale consiste à ne pas se laisser atteindre par elle, refuser de jouer le jeu. J’aime bien cette phrase de l’écrivain nigérien et prix Nobel Wole Soyinka, citée par Mauricio Gatti dans la préface de son anthologie Littérature amérindienne au Québec, et qui dit : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il tue sa proie et la dévore. (Gatti, 2009 : 32) » Gatti poursuit : « Soyinka souligne par-là que lorsqu’on habite une peau, on n’y pense pas, on ne la proclame pas à tout bout de champ. C’est donc dans l’agir que les Amérindiens affirment leurs identités. (ibid.) »

Je suis tout à fait d’accord avec cette affirmation. L’identité est un faire, elle se construit dans l’action, dans les gestes qu’on pose. L’identité n’est pas une parole en l’air, mais un passage à l’acte. Cette attitude de souveraineté participe d’une volonté de décolonisation. Suivant le propos de Soyinka, on peut dire que l’identité passe par l’action, mais aussi qu’elle constitue un enjeu auquel on ne pense pas constamment. Si l’identité habite un sujet, il n’a pas à la proclamer sans cesse. Ainsi, les écrivains et artistes des Premières Nations n’affirment pas continuellement, dans chaque détail de leurs œuvres, leur spécificité culturelle. Leurs pratiques ne visent pas uniquement à dire leur amérindianité.

 

En effet, que fait le tigre lorsqu’il n’a pas faim ? Il laisse passer les animaux qui pourraient devenir pour lui un repas, parce qu’il ne peut pas chasser sans cesse. De la même manière, s’il est impératif de nommer ce qui est propre aux Premières Nations, de faire connaître ces cultures, de les partager, ainsi que d’en corriger les images biaisées qui relèvent de clichés, comme l’art et la littérature peuvent le faire, il est également possible de proposer d’autres images et d’autres affirmations, qui n’entretiennent pas de lien direct avec les représentations coloniales ou avec ce que l’on associe directement avec les cultures autochtones. À mon sens, être, non pas en réaction contre le colonialisme, mais simplement et farouchement soi-même, est aussi un acte de résistance.

 

S’affirmer comme sujet

Être soi-même, c’est résister. Voilà ce que je voudrais évoquer ici en abordant les œuvres de Mélina Vassiliou, de Virginia Pésémapéo Bordeleau et d’Éléonore Sioui, trois poètes amérindiennes dont on parle assez peu. Dans son recueil Fou Floue Fléau, paru en 2008 à l’ICEM, Mélina Vassiliou s’adresse parfois à ce qu’on pourrait appeler les lecteurs-colons, ceux à qui Marvin Francis, dans son recueil City Treaty, dit : « Fuck your colonial euro-attitude dudes (Francis, 2002 : 47) ». Vassiliou rage contre les ravages du colonialisme, ce « mensonge / ronge / mes songes (p. 21) ». Elle peste contre ce qu’il a fait d’elle, avouant : « JE erre / comme une fuckin’ zombie (p. 37) ». Mais elle tente également de s’en affranchir :

croire à la fin de mes déboires

écrire un jour les bloopers de Mélina la marde

danser cracker se prostituer pusher raver consommer

frauder trafiquer voler mendier saouler geler renier (p. 33)

 

Ailleurs, Vassiliou, dans un ton qui s’apparente au slam et qui renouvèle l’oralité présente dans les littératures autochtones, s’adresse au colonialisme à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, pour en montrer les effets autant pour ceux qui l’ont fait subir que pour ceux qui le subissent :

Identité et authenticité

ont été flouées

dans des valeurs mal inculquées

et mal semées

 

générations

avides

de fortes sensations

de révolte

de baises sans protection

de lendemains faciles

d’adieux sans effusion

de géniteurs sans nom

sans revendications (p. 26)

 

Enfin, Vassiliou s’adresse aussi à elle-même, pour nous inviter à considérer que construire sa propre image est un geste d’affranchissement postcolonial. Dans un poème intitulé « Affirmations fragiles », la poète gréco-innue écrit :

un pas de plus vers l’indépendance

s’autoplaire

s’autoapprécier

se trouver séduisante

pour soi

avant tout                                                                                    

 

aujourd’hui

j’ai pris la journée

petits bonheurs accordés

solitude silence douche masturbation bon repas livre

me maquiller me fringuer me crémer

faire la vaisselle avec mon fils (p. 32)

 

Voilà un texte particulièrement décomplexé, où le sujet revendique sa souveraineté à travers des petits gestes du quotidien, tantôt intimes, tantôt familiaux, qui sont nommés sans tabous. De manière crue, l’écriture de Vassiliou donne une personnalité à la figure de l’Indien, autrement anonyme et sans véritable subjectivité. On peut rapprocher son absence de censure à celle qui se déploie par exemple dans Les contes du trou d’cul de Sylvain Rivard, paru en 2010 chez Cornac, ou encore à l’authenticité audacieuse de Naomi Fontaine et de Virginia Pésémapéo Bordeleau dans leurs romans publiés chez Mémoire d’encrier, l’une en racontant son quotidien dans Kuessipan, et l’autre, à travers une fiction sensuelle dans L’amant du lac.

 

Une écriture crue

Pésémapéo Bordeleau a publié en 2012 un livre de poésie intitulé De rouge et de blanc, chez Mémoire d’encrier. Dans le poème inaugural du recueil, elle y décrit sa double appartenance culturelle (crie et québécoise) :

Je suis le choc de deux cultures,

la blanche de béton et de fer,

la rouge de plumes, de fourrures

et de cuir tannée à l’odeur âcre (p. 11)

 

Elle le fait de manière décomplexée, sans ambages, sans fioritures :

Je suis de pauvreté et de baloney,

de castor rôti et de bannique,

de bière, de mauvais vin

et de tisanes magiques. (p. 12)

 

Un peu plus loin,  elle poursuit :

Je suis de mocassins sur la neige

et de bottes de pimp trouées,

de muskeg et d’asphalte noir. (p. 13)

 

Et conclut : « Je suis riche de différences, / marquée au fer du paradoxe. (p. 14) »

 

La poésie témoigne de l’existence, de l’expérience d’un sujet. Virginia Pésémapéo Bordeleau se revendique de la différence, du paradoxe, du mélange du rouge et du blanc. Elle mêle des éléments provenant d’une culture de la pauvreté (avec ce « baloney » et ce « mauvais vin ») ou de l’urbanité (avec ce « béton » et cet « asphalte noir ») et d’autres qui évoquent les traditions autochtones (avec cette « bannique » et ces « mocassins ») ou la spiritualité amérindienne (avec ces « tisanes magiques »). Ce mélange s’avère décolonisateur : comme si, en combinant ce qui relève du colonisé et ce qui relève du colonisateur, les effets du colonialisme s’annulaient, devenaient peut-être même positifs.

 

Le métissage se construit également ici de manière particulièrement concrète, terre à terre, alors qu’il est évoqué de façon plus symbolique chez Natasha Kanapé Fontaine par exemple, chez qui il prend la forme d’une chorégraphie identitaire. La jeune poète innue écrit ainsi dans le prologue de son premier recueil, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures : « Tu… DEVIENS métisse, assise entre deux mondes, deux rives, deux histoires. Non, tu danses. (Kanapé Fontaine, 2012 : 7) » Il y a là aussi une valeur positive associée au métissage, qui n’est plus une brèche qui déchire, qui sépare le sujet en deux, mais une alliance qui rend plus fort.

 

Portraits personnels

Un peu comme Mélina Vassiliou le faisait avec les « baises sans protection » et la masturbation, la drogue et les « petits bonheurs », Pésémapéo Bordeleau conjugue le castor et le baloney, les mocassins et les « bottes de pimp ». Ces référents permettent tantôt de décrire la réalité des Premières Nations de façon actuelle, en ne faisant pas l’économie de ses côtés plus sombres, tantôt d’élargir le spectre de ce qui peut être associé aux cultures autochtones. Dans l’introduction de son essai Taking Back Our Spirits (qu’on pourrait traduire par « Reprendre nos esprits »), Jo-Ann Episkenew écrit : « La littérature autochtone reconnaît et valide l’expérience de personnes autochtones en comblant les lacunes et en corrigeant le récit dominant. (Episkenew, 2009 : 2, je traduis) »

 

En plus d’effectuer ce travail de correction du point de vue colonial, les poètes des Premières Nations déploient des univers avant tout personnels, où le sujet s’exprime en son propre nom. Dire « je » participe de la décolonisation puisque celui qui dit « je » s’affirme en tant que sujet souverain, affranchi. Ce faisant, les écrits autochtones récents nuancent les propos de Diane Boudreau, qui affirmait au début des années quatre-vingt-dix au sujet des poètes amérindiens au Québec : « l’indianité demeure pour tous la justification première de l’écriture et de l’acte de publier (Boudreau, 1993 : 140) ». Après une période, celle dont parle Diane Boudreau dans son Histoire de la littérature amérindienne au Québec, durant laquelle les poètes des Premières Nations proclamaient leur identité, ceux-ci cherchent davantage à affirmer leur singularité.

 

S’exprimer sans prétention, comme le fait Mélina Vassiliou en notant simplement « j’écris sans prétention (Vassiliou, 2009 : 68) », mais aussi sans censure, serait peut-être devenu depuis quelques années « la justification première de l’écriture et de l’acte de publier ». Bien que l’on puisse considérer que la force tranquille mais puissante d’affirmation culturelle de Joséphine Bacon, de Charles Coocoo, de Rita Mestokosho et de Jean Sioui constitue une forme de décolonisation décomplexée, tant leur souffle est enraciné dans ce qui les compose comme individus, d’autres poètes cherchent à donner une dimension personnelle à l’amérindianité.

 

Ainsi, chez Mélina Vassiliou, le fait de se maquiller, de se masturber, ou encore de faire la vaisselle avec son fils ne sont pas des affirmations strictement culturelles et n’ont, à priori, rien d’amérindien. Il en va de même en plusieurs endroits chez Louis-Karl Picard-Sioui dans Au pied de mon orgueil, ainsi que dans Les grandes absences, parus chez Mémoire d’encrier, respectivement en 2011 et en 2013, de même que chez Marie-Andrée Gill, dans son recueil intitulé Béante, publié à La peuplade en 2012 et réédité en 2015.

 

Culture et intimité

Réaffirmer ou renouveler l’expression de l’amérindianité, notamment en y incluant l’aspect métissé, est au cœur des démarches des poètes amérindiens du Québec. Ces deux postures (dire de nouveau ou dire d’une nouvelle façon l’identité autochtone) me semblent également décolonisatrices, également souveraines. Elles se combinent souvent au sein d’une même œuvre, comme c’est le cas chez Marie-Andrée Gill. Louis-Karl Picard-Sioui, pour sa part, oscille entre l’affirmation et la défense de sa culture (dans De la paix en jachère, paru chez Hannenorak) et celle de son intimité (dans ses deux recueils publiés chez Mémoire d’encrier).

 

En relisant le premier recueil de poésie amérindienne publié au Québec, Andatha d’Éléonore Sioui, paru en 1985, à la lumière des publications plus récentes, on peut considérer que les poètes autochtones d’ici ont toujours déployé une écriture décomplexée et décolonisée, où la rage contre l’oppresseur et l’expression intime se conjuguent. Dans un poème intitulé « Orixha / Homme-acide », Éléonore Sioui demande :

Quel est le pied

Qui a écrasé

Le souffle de l’Enfant

Cambodgien, tibétain ou costa-ricain ?

Le gauche, le droit, le jaune, le rouge

Ou le blanc ? (p. 32)

 

Fortement ancrée dans la culture wendate, qu’elle célèbre tout au long du recueil, son écriture témoigne également d’une solidarité mondiale entre peuples colonisés et ce, bien avant que l’on parle de mondialisation, ou encore moins d’altermondialisme. Ainsi, dans « La citadelle », Éléonore Sioui évoque :

Pendant qu’à Port-au-Prince

Court une mère aveuglée

Pressant dans ses bras

Un squelette d’enfant

Recouvert d’un linge jaune (p. 34-35)

 

Enfin, dans un poème intitulé « Oyhan / Tisane », elle écrit : « Nous devons vous sauvagiser, nous devons vous déplastiquer, vous dépolluer, vous “dépiluler”… à votre insu […]. L’odeur de l’homme même que vous êtes est diluée dans cette agglomération cynique de blancheur à la M. Net. (p. 29) »

 

Un dialogue décolonisateur

Faut-il s’ensauvager pour se décoloniser ? Et si l’image d’un sujet décolonisé n’est pas celui d’un tigre qui tue sa proie, mais d’un tigre bien repu ? Ainsi, les écrits des poètes amérindiens invitent les Premières Nations, mais aussi les Blancs, à se décoloniser, comme le fait Éléonore Sioui dans son poème. Les Québécois ont tout intérêt à fréquenter la littérature et les arts amérindiens, pour s’aider à se décoloniser et à ne plus être colonisateur. Les poètes amérindiens témoignent de leur propre culture, qu’ils affirment et réaffirment, mais sont aussi ouverts sur le monde et sur le dialogue avec l’autre.

 

Chaque poète trouve sa propre façon de témoigner de son identité et de s’ouvrir à l’autre. Mélina Vassiliou fait dialoguer son quotidien, sa féminité et son appartenance culturelle. Elle se présente comme une femme innue qui vit dans un milieu où il y a des problèmes sociaux, mais qui parvient à construire une image positive d’elle-même, convoquant autant la consommation de drogues que les « petits bonheurs accordés » (p. 32). Virginia Pésémapéo Bordeleau se revendique du choc culturel. Elle assume tous les métissages, tous les paradoxes. L’identité amérindienne – plus précisément crie – qu’elle déploie, tout en préservant sa dimension traditionnelle et spirituelle, entre en relation avec la culture québécoise et le monde urbain. Éléonore Sioui, pour sa part, conjugue ses fortes racines wendates avec un propos humaniste et anticolonial qu’elle adresse autant aux siens qu’aux non-autochtones. Elle véhicule ainsi un sentiment de fierté identitaire, de même qu’un appel et une critique à ceux qui ne partagent pas l’identité amérindienne.

 

« Les écrivains amérindiens forcent les lecteurs québécois à se remettre en question, à affronter la différence à l’intérieur des frontières que tous considèrent comme les leurs », écrit Maurizio Gatti (2006 : 94) dans son essai Être écrivain amérindien au Québec : Indianité et création littéraire. En plus d’une remise en question et d’une forme d’instruction sensible à la réalité autochtone, les poètes amérindiens déploient des univers où le sujet cesse d’être irréductiblement autre, pour devenir, aux yeux du lecteur, non pas un représentant de cette différence soulignée par Gatti, mais un semblable, à travers lequel il est possible de se reconnaître. Et de se décoloniser.

 

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Jonathan Lamy Beaupré est poète, performeur, chercheur et critique d’art et de littérature.

 

Références

Boudreau, Diane. 1993. Histoire de la littérature amérindienne au Québec. Montréal : l’Hexagone.

Episkenew, Jo-Ann. 2009. Taking Back Our Spirits: Indigenous Literature, Public Policy, and Healing. Winnipeg : University of Manitoba Press.

Francis, Marvin. 2002. City Treaty. Winnipeg : Turnstone Press.

Gatti, Maurizioé. 2006. Être écrivain amérindien au Québec : Indianité et création littéraire. Montréal : Hurtbise HMH, coll. « Cahiers du Québec / Littérature ».

Gatti, Maurizio. 2009 [2004]. Littérature amérindienne du Québec : Écrits de langue française. Montréal : Bibliothèque québécoise.

Kanapé Fontaine, Natasha. 2012. N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures. Montréal : Mémoire d’encrier.

Pésémapéo Bordeleau, Virginia. 2012. De rouge et de blanc. Montréal : Mémoire d’encrier.

Sioui, Éléonore. 1985. Andatha. Val-d’Or : Hyperborée, coll. « Bribes d’univers ».

Vassiliou, Mélina. 2008. Fou, floue, fléau. Sept-Îles : ICEM.

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