La crise des années 1960-1970 revisitée

Par Jean-Claude Roc

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Vers la fin des années 1960, le système de production capitaliste est l’objet d’une crise profonde. De crise latente, elle devient ouverte avec les chocs pétroliers et les révoltes ouvrières. Certaines analyses ne retiennent que son aspect  économique et négligent ses aspects  institutionnels. L’objectif de ce texte est de combler ce vide.

Une crise économique

Louis  Gill, en s’inscrivant dans le courant du marxisme classique, écrit à propos de la crise des années 1960-1980: « Quelle que soit la manière dont elle est déclenchée, la crise se manifeste sous la forme d’une surproduction de marchandises. » (L. Gill, 1995: 596).

Pour Louis Gill, la crise économique d’après-guerre est une crise de surproduction qui a pour conséquence la sous-consommation des biens de production. Ainsi cette nouvelle crise, tout comme celles du passé, est partie intégrante « du processus d’accumulation dont le principal moteur est le taux de profit » (ibid.). Par conséquent, sa cause ultime se retrouve dans « la difficulté de valorisation du capital ou la pénurie de plus-value qui s’exprime dans une tendance à la baisse du taux de profit » (ibid.:578). Selon cette analyse, la crise résulte avant tout d’une chute du taux de profit provoquée par la sous-consommation des biens produits qui engendre une surproduction de marchandises. Par contre, pour Suzanne De Brunhof, c’est l’écart entre le revenu net des entreprises et le capital investi qui est la cause de la chute du profit » (1986: 39).

Du côté des régulationnistes, on cherche une explication plus originale à la chute de profitabilité. Selon Boyer (1979), Boyer et Mistral (1978) et Lipietz (1989), la chute du taux de profit découle de la baisse de productivité due aux ruptures des mécanismes institutionnels sur lesquels reposait le régime d’accumulation fordien. Ce dysfonctionnement institutionnel entraîne une chute de la croissance de l’emploi et le gonflement du taux de chômage : la crise s’annonce avant tout comme une crise interne du côté de l’offre (Lipietz, 1989:28-31).

Mais pour faire face à la chute de profitabilité, les producteurs capitalistes réagissent en augmentant les prix de vente des produits destinés à la consommation (Boyer, 1979, Lipietz, 1989). Cette réaction entraîne « progressivement une inflation par les coûts qui s’entretenait d’elle-même » (Lipietz, 1989:20). C’est ainsi que, malgré la croissance du taux de chômage et le ralentissement des hausses de salaires réels, on n’assiste pas à un effondrement massif de la demande intérieure globale, grâce à la distribution des salaires indirects résultant du compromis social fordien (ibid). Ce qui explique l’absence d’une dépression cumulative malgré la prolongation de l’inflation (Boyer, 1979, 1987, Lipietz, 1989).

La crise a un caractère non cumulatif et inflationniste (Boyer et Mistral, 1978: 158). Ce sont là des aspects originaux qui la différencient totalement de la crise antérieure, celle de 1929-1930.

Piore et Sabel, de leur côté, conçoivent la crise comme une crise des marchés qu’ils expliquent à partir de deux catégories de facteurs : une escalade d’accidents de parcours, de malchances aggravées par des erreurs politiques et, d’autre part, par la saturation de marchés de consommation de masse (Piore et Sabel, 1989: 215-248).

Selon ces auteurs, ce sont ces deux catégories de facteurs qui sont à l’origine de la crise. Ils expliquent que la première catégorie de facteurs a pour cause le mouvement d’agitation sociale, de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Aux États-Unis, ce mouvement se traduit par les manifestations étudiantes contre la guerre du Vietnam et le mouvement des droits civils issus de la lutte des Noirs contre les discriminations sociopolitiques. En Europe de l’Ouest, poursuivent-ils, le mouvement d’agitation sociale se traduit par une montée de tensions sociales, touchant à la fois les étudiants et les travailleurs non émigrés ou marginaux (ibid.).

Piore et Sabel ne cherchent pas à comprendre l’origine de la crise, principalement dans le fonctionnement des formes structurelles sur lesquelles reposait le mode de production fordien. Car en parlant de l’agitation sociale, ils ne font pas référence à la classe ouvrière inscrite institutionnellement dans l’organisation du travail fordien et qui entreprend un vaste mouvement de contestation contre cette forme d’organisation, mais plutôt aux travailleurs marginaux, ceux qui n’y sont pas liés institutionnellement.

Ils soutiennent que l’ensemble du mouvement d’agitation sociale agit sur la régulation de l’économie. Cette situation, affirment-ils, conduit les États-Unis et les pays d’Europe de l’Ouest à opérer une modification dans le système monétaire mondial en transformant le régime de parités fixes en taux d’épargne flottants (ibid.:219-221). Ces fluctuations de devises, de plus en plus imprévisibles, affectent le système de libre-échange, soulignent-ils. Et pour comble de malheur, à côté de ces accidents de parcours, s’ajoutent les deux chocs pétroliers et la flambée des taux qui plongent l’économie capitaliste dans une profonde récession (ibid.).

Outre cette série d’accidents de parcours perturbant l’ordre économique, Piore et Sabel évoquent aussi la saturation de la demande interne.

La période d’après-guerre est identifiée à l’émergence d’un nouveau type de consommation, la consommation de masse et à un nouveau type de production, la production en série. Alors, constatent-ils, vers les années 1960 et ce, jusqu’aux années 1970, la demande des biens de produits industriels est saturée dans tous les secteurs : automobile, appareils électroménagers et électroniques, toutes catégories confondues (ibid.: 236).

Du fait de cette saturation des marchés, liée à la production en série, il devient de plus en plus difficile d’accroître les économies d’échelle en ne développant que les marchés intérieurs (ibid.:237). Alors, il faut se tourner vers les marchés intérieurs des autres pays.

Selon l’analyse de Piore et Sabel, la crise atteint son point culminant par la saturation de la demande interne. Alain Lipietz ne partage pas cette analyse. Selon lui, la demande interne n’est pas saturée. Il fait état de trois facteurs confirmant sa thèse.

Premièrement, il soutient que de très larges secteurs des pays capitalistes développés sont restés en dehors de la société de la consommation de masse ; deuxièmement, les nantis n’ont pas freiné leur folie de consommation ; troisièmement, le pouvoir d’achat distribué n’était pas altéré. (Lipietz, 1989:30).

Si l’on s’en tient à cette analyse, on doit quand même retenir une chose qui paraît fondamentale : seuls les riches ont continué à consommer comme auparavant et les autres catégories sociales ne les ont pas suivis.

Alors si la demande interne n’est pas saturée, elle apparaît insuffisante et se fait même incertaine (Boyer et Durand, 1993). Par ailleurs, les petites et moyennes entreprises, dont l’organisation est mieux adaptée au contexte de la crise, grugent la part de marchés internes des grandes entreprises (ibid.: 19-20). Pour faire face à une telle situation, les grands pays industrialisés s’orientent vers les marchés intérieurs des uns et des autres, ainsi que vers ceux des pays en voie de développement, pour écouler leur surcroît de production en entrant en concurrence directe (Lipietz, 1989: 31-32, Piore et Sabel, 1989: 237).

L’ampleur de cette concurrence désorganise considérablement le réseau des relations économiques internationales (Boyer et Mistral, 1978: 125). De plus, plusieurs pays en voie de développement ne représentent plus une voie de débouchés pour l’exportation des biens et des produits industrialisés des pays du Centre. Du côté de l’Asie, des pays, tels que la Corée du Sud, Taiwan, Hong-Kong, Singapour, et du côté de l’Amérique latine : le Brésil, le Mexique, le Venezuela, transforment leur industrie et se lancent dans la production en série de biens de consommation (Piore et Sabel, 1989: 240-242).

Ainsi, le succès de ces pays a contribué à l’embouteillage des marchés de consommation de masse (ibid.: 242). À la crise interne du côté de l’offre, s’ajoute une crise internationale du côté de la demande (Lipietz, 1989: 32).

Le mode de régulation économique instauré après la Deuxième Guerre mondiale pour organiser et entretenir les marchés, en vue d’assurer la croissance économique à l’intérieur des territoires nationaux, atteint ses limites et entre en contradiction.

Pour mieux saisir et comprendre la profondeur et la genèse de la crise, on doit se tourner du côté des mécanismes institutionnels sur lesquels reposait le fondement même du fordisme.

Une crise institutionnelle et du rapport salarial

Le fordisme est un mode de régulation qui repose sur un ensemble de formes structurelles ou institutionnelles. Parmi celles-ci, le rapport salarial est la forme institutionnelle la plus structurante. De par sa spécificité et son rôle centralisateur, il assure le lien d’interaction des rapports sociaux, le mode de cohésion des formes structurelles. Il est aussi la forme institutionnelle comportant une grande codification juridique : la négociation collective (Aglietta, 1976: 163), c’est-à-dire les règles instituant les conventions collectives. Il s’agit d’un contrat engageant le patronat et les syndicats, sous l’œil médiateur de l’État, à respecter pour une période bien déterminée les compromis se rapportant aux politiques salariales globales, à la détermination des règles du travail et de la mise en chômage (Coriat, 1990).

Les modalités de ces compromis fixées par le patronat accordent aux syndicats le pouvoir de négocier le salaire des ouvriers, un droit de regard sur un certain nombre de règles et de conditions de travail, tout en excluant les ouvriers de la gestion du travail. Qui plus est, pour les syndicats, le droit de grève est suspendu pendant la durée du contrat découlant de la négociation collective. Dans un tel contexte, la convention collective est tout bonnement un ensemble de règles instituantes visant à encadrer les luttes économiques et sociales de classe (Aglietta, 1976: 164-181), ou tout au plus la face cachée du rapport salarial (Coriat, 1990), rapport sur lequel est édifiée la prospérité économique de l’après-guerre et qui fait la gloire du mode de régulation fordiste.

Cependant, le mode de régulation fordiste, tout comme les autres modes de régulations antérieurs, n’est pas à l’abri de la crise. Au milieu des années 1960, il émet des signes de défaillance, annonçant son entrée en crise. La passivité des travailleurs face aux compromis institutionnels atteint ses limites. Ceux-ci refusent de se soumettre aux conditions de contrainte et d’aliénation de l’organisation du travail fordiste en remettant en question les modalités de la négociation collective. C’est le cœur même du compromis social fordien qui est atteint : le rapport salarial.

Et pour cause, vers la fin des années 1960, on assiste à une vaste mobilisation ouvrière et à un durcissement des conflits sociaux (Boyer et Mistral, 1978: 137). « Les conditions sociales qui ont permis l’universalité des rapports de production capitalistes à travers la transformation du mode de vie du salariat sont profondément altérées » (Aglietta, 1976: 101). Le rapport salarial entre en crise « sous l’effet des pressions qui varient selon les pays : luttes ouvrières contestant l’organisation du travail, revendications salariales non compensées […] » Boyer, 1987: 66).

Les mécanismes de compromis institutionnels qui assuraient la stabilité relative de la reproduction du rapport salarial et qui étaient la base du succès du régime d’accumulation fordiste sont rompus. Cette rupture entraîne une baisse considérable de productivité du travail et un fléchissement significatif des gains de productivité. Ces situations induisent une baisse de l’offre d’emploi et le développement accéléré du taux de chômage à un niveau jamais vu depuis 1930 (Boyer et Mistral, 1978).

La crise a pour origine la rupture des mécanismes institutionnels provoquée par l’éclatement des contradictions inhérentes aux rapports de production capitaliste vidant le rapport salarial fordiste de son contenu, et atteint l’économie et le social.

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Jean-Claude Roc, sociologue, Ph. D. Professeur à temps partiel Université d’Ottawa, chargé de cours à l’Université du Québec en Outaouais, Expert évaluateur : les Nouvelles formes d`organisation du travail, le syndicalisme et mouvements sociaux, du Fonds National de la Recherche scientifique Belgique (FNRS) Belgique. Il est membre de la revue Possibles.

Références

Accumulation, crises – et sortie de crise: quelques réflexions méthodologiques autour de la notion de régulation. 1984. Paris: CEPREMAP, Cahiers oranges, No 8409.
Aglietta, Michel. 1976. « Régulation et crises du capitalisme. L’expérience des États-Unis ». Paris: Calmann-Lévy.
Boyer, Robert et Jacques Mistral. 1978. « Accumulation, inflation, crises ». Paris: PUF.
Boyer, Roger et Jean-Pierre Durand. 1993. « L’après-fordisme ». Paris: Syros,
Brunhoff, Suzanne de. 1986. « L’heure du marché. Critique du libéralisme ». Paris: PUF,
Coriat, Benjamin.  1994. « L’atelier et le chronomètre ». Paris: Christian Bourgeois.
Gill, Louis. 1996. « Fondements et limites du capitalisme ». Montréal: Boréal.
Lipietz, Alain. 1989. « Choisir l’audace. Une alternative pour le XXIe siècle ». Paris: La Découverte.
Piore, J. Michael et Charles F. Sabel. 1984. « Les chemins de la prospérité. De la production de masse à la spécialisation souple ». Paris: Hachette.

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