Le féminisme n’est pas mort, il est bien vivant, nous l’avons rencontré…

Par Nadine Jammal

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Possibles est une revue progressiste, composée de femmes et d’hommes qui luttent pour une plus grande justice sociale, c’est dans cette perspective que nous produisons un numéro sur les féminismes d’hier à aujourd’hui. Mais pourquoi, me direz-vous, mettre ce titre au pluriel? Et bien parce que, et les articles de ce numéro le montrent, les mouvements féministes ne sont pas unanimes sur plusieurs questions de fond.

Évidemment, nous sommes toutes pour l’égalité entre les sexes et nous luttons toutes pour l’émancipation des femmes. Mais, sur plusieurs sujets, nous nous contredisons l’une l’autre et nous nous questionnons sans cesse. Depuis longtemps d’ailleurs, nous préférons les débats ouverts et francs, à un consensus qui serait fabriqué de toutes pièces et qui ferait taire les voix qui restent minoritaires dans les mouvements féministes. Cependant, et vous le verrez à la lecture de ce numéro, ce consensus, nous l’appelons souvent de nos vœux et plusieurs d’entre nous tentent de le réaliser. En effet, les différends, au sein du mouvement des femmes, peuvent parfois être inquiétants : et si les dissensions entre nous faisaient le jeu de la droite? Et le machisme, ne sortira-t-il pas renforcé de nos habitudes pluralistes?

Selon une certaine interprétation de l’histoire du féminisme, dans les années 70, nous avions un grand projet, celui de changer la société de fond en comble. Toujours selon cette interprétation, à l’image de plusieurs groupes de gauche, qui présentaient une certaine unité, nous voulions réaliser Le grand mouvement féministe et nous pensions assister, une fois que ce mouvement aura triomphé, à la mort du patriarcat et, par conséquent, à celle de tous les systèmes d’oppression, qu’il s’agisse du capitalisme ou du racisme. Toutefois, dans les mouvements féministes dits de la troisième vague, nous aurions plutôt eu des objectifs plus modestes et souvent parcellaires et, pour tout dire, plutôt décevants en comparaison des grandes ambitions du passé.

Mais, pouvons-nous être si sûres que de tels changements ont bien eu lieu? Pour ma part, inspirée entre autres par la lecture de plusieurs articles de ce numéro et par plusieurs réflexions que je mijote depuis assez longtemps, je proposerais une lecture différente de l’histoire récente des mouvements féministes. Je dirais en effet que le féminisme n’est pas mort mais qu’il faut cependant se résigner à le mettre au pluriel. Je dirais également que l’ampleur de ces grandes luttes rassembleuses, au sein du féminisme, ont sans doute été exagérées dans la mémoire collective du mouvement des femmes.

En fait, il suffit de faire un effort de mémoire pour se rappeler que les mouvements féministes, au Québec et ailleurs, ont toujours été divisés. Dans les années 70, en effet, les polémiques entre féministes lesbiennes et hétérosexuelles ont fait couler beaucoup d’encre de même que celles qui existaient entre les féministes marxistes, qui luttaient surtout contre le capitalisme, et celles qui s’opposaient au patriarcat, considérant plutôt ce système comme la domination principale. Plus tard, dans les années 1980, le féminisme s’est fractionné entre féministes contre la censure (aussi appelées «pro-sexe») et féministes contre la pornographie. Il y a bien eu, au cours de ces deux décennies, des objectifs qui nous ont rassemblées et de grandes manifestations qui s’organisaient autour de ces objectifs, comme par exemple la lutte pour l’avortement libre et gratuit ou bien celle contre les violences faites aux femmes mais, une fois les manifestations terminées, une fois les pancartes et les instruments rangés, les dissensions entre nous refaisaient surface de plus belle.

Dans un autre ordre d’idées, on peut se demander si l’unanimité est nécessaire, et même si elle est souhaitable, au sein d’un mouvement aussi diversifié que le mouvement des femmes. On peut aussi s’interroger si, plutôt que d’une unanimité autour d’un grand projet commun, il ne s’agissait pas, en fait, de solidarités ponctuelles, qui ont étés élaborées patiemment, au fil des luttes diverses et autour d’enjeux qui, parce qu’ils représentaient une urgence pour les femmes, ont, à un moment donné dans l’histoire du mouvement, fait l’unanimité. Personnellement, donc, je pense que, plutôt qu’un consensus, il y a eu, dans l’histoire des mouvements féministes, une mobilisation et des solidarités autour de certaines luttes de base et que le consensus, en admettant qu’il ait été « perdu » et qu’il puisse être « retrouvé », ne pourra être reconstruit que par un dialogue préalable entre les divers mouvements qui se réclament aujourd’hui du féminisme.

Dans ce contexte d’un débat ouvert et toujours vivant, les lectrices et les lecteurs de ce numéro pourront voir que les thèmes qui se rapportent aux féminismes se divisent ici en deux sections. La première section recouvre les débats qui ont eu lieu dans la théorie et le militantisme depuis les débuts de ce qu’il est convenu d’appeler la deuxième vague du mouvement féministe, jusqu’à aujourd’hui. Dans cette section, on pourra voir que les articles se répondent et même, souvent, se contredisent les uns les autres. Par exemple, alors qu’Andrée Yanacopoulo se demande comment on peut recadrer le féminisme, et s’il est possible, de retisser les solidarités entre les femmes autour de grands enjeux rassembleurs, Marie-Soleil Chrétien se demande, au contraire, à qui profite l’inclusion au sein de la Fédération des femmes du Québec et affirme que les intérêts des femmes des minorités racisées ont souvent été instrumentalisés au profit des femmes de la majorité.

Toujours dans cette première section, en ce qui touche les sujets de la prostitution et de l’hypersexualisation des filles, il y a, là aussi, des débats et des contradictions : en effet, alors que Yolande Geadah réaffirme le droit des femmes à vivre sans prostitution, Louise Toupin prend résolument parti pour les travailleuses du sexe et tente de voir comment leurs revendications peuvent être mises de l’avant au sein du mouvement féministe et Catherine Plouffe Jeté tente de voir comment les girl’s studies peuvent présenter des possibilités d’empowerment pour les adolescentes.

La deuxième section, quant à elle, met à jour les préoccupations des femmes originaires de divers pays, aussi bien de celles qui, comme les immigrées sud-asiatiques, ont choisi le Québec comme terre d’accueil que de celles qui, comme les travailleuses domestiques en provenance des Philippines, ont été forcées d’immigrer ici pour assurer leur survie et celle de leur famille. Cette section se penche aussi sur les luttes des Haïtiennes au lendemain du séisme et elle relate la longue lutte des femmes colombiennes afin d’installer une paix durable dans leur pays. Enfin, fidèle à la tradition de la revue, ce numéro de Possibles comprend aussi un article hors-thème et une section de poésie et fiction, dont plusieurs textes évoquent les luttes et les revendications des femmes.

Tout cela me fait penser qu’après tout le féminisme n’est pas mort, je dirais plutôt, en conclusion, que tout ce foisonnement d’idées nous indique qu’il est au contraire bien vivant: les femmes de ce mouvement se questionnent, réfléchissent, débattent entre elles et se répondent l’une l’autre. Autrement dit, même si nous ne sommes pas d’accord entre nous, nous restons solidaires et, comme le dit Denyse Côté, dans son article sur les luttes des femmes en Haïti, nous continuons d’avancer.

L’équipe de la revue Possibles tient cependant à ajouter, dans cet éditorial, que les articles de ce numéro n’engagent que leurs auteures (comme il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes qui participent à ce numéro, pour une fois, ici, le masculin est inclus dans le féminin…). L’équipe de Possibles a surtout voulu engager un débat et des réflexions sur des sujets qu’elle pensait essentiels à l’heure actuelle. C’est donc avec beaucoup d’enthousiasme que je signe cet éditorial et que je vous présente ce numéro en espérant, tout simplement, que le débat se poursuive de la façon la plus ouverte possible.

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