Prostitution ou travail du sexe ? Jeux de langage, enjeux de pouvoir

Par Virginie Laliberté-Bouchard

vol38_no1_s1p2_Laliberte-B

Déchirant les féminismes, enflammant les réseaux sociaux, régalant les médias et laissant incertaine une part importante du « corps » social, la problématique de la prostitution refait aujourd’hui surface. Bannies, ignorées, oubliées, les questions qu’elle soulève prennent cependant un air nouveau. De Problème (religieux, moral), absolu et non-négociable, la prostitution revêt l’aspect plus humain d’une discussion dont le caractère parfois violent ne peut masquer la reconnaissance de sa nécessité, de sa légitimité. Cette prise de conscience, si elle propulse ses acteurs dans un combat mi moral mi néo-libéral, repose, il me semble, sur la constatation simple, inédite, choquante que la prostituée est avant d’être corps, pense avant d’être pensée, bref n’est plus contenue par les étiquettes déshumanisantes d’objet sexuel ou de victime sous lesquelles elle était auparavant catégorisée.

Si le débat sur la moralité et la légitimité de la prostitution et du travail du sexe est loin d’être terminé, certaines questions plus indirectes, restent, en quelques sortes, latentes et méritent réflexion. Le cas Bedford, épine administrative dans le pied du gouvernement, met en lumière la question de la gestion de la prostitution et du travail du sexe. Derrière la fumée médiatique, cette problématique ne se limite pas à une poignée de décideurs politico-juridiques mais est, ou du moins devrait être, une préoccupation sociale. Le langage que cette nouvelle gouvernance déploiera affectera inévitablement l’ensemble de la société et s’ajoutera à celui, déjà confus, qui cherche à définir le corps et la femme, le corps de la femme. Pouvoir du corps ou pouvoir sur le corps ? Pouvoir de la femme, ou sur la femme ? Qui tiendra réellement les rênes, et qui seront les pions dans l’arène biopolitique de la gestion de la prostitution ?

Cet article posera la question biopolitique des institutions et organismes gérant la prostitution et les prostituées , en observant, principalement, le langage social et institutionnel encadrant et définissant le travail du sexe. Ce questionnement vise, entre autres, à proposer un angle d’approche qui, sans la dépasser (car il ne s’agit en aucun cas d’abandonner le débat), s’inscrira en parallèle à l’impasse éthique actuelle dans laquelle les féminismes sont pris par rapport à la « vérité » de la prostitution.

Devant l’impossibilité, mais aussi le danger de prétendre à une compréhension de « la prostituée », devant la complexité des discours féministes et la réalité des prostitutions, et finalement devant la peur de simplifier la problématique à ce qu’elle ne saurait être, il m’a semblé vain de tenter de schématiser, d’expliciter des idées « morales » ou éthiques dont je reconnais qu’elles puissent être complexifiées et confrontées. Ainsi cet article sera divisé en deux sections : d’abord une observation de certains termes et notions du discours de la prostitution et ensuite un commentaire socio-politique sur la gestion de celle-ci et les implications et apories du débat actuel.

1. Prostitution ou travail du sexe ?

Gérer « la » prostitution, « le » travail du sexe, sous-entend une singularité improbable. La gestion « des » prostituées, « des » travailleuses du sexe implique-t-elle les mêmes concepts que celle, par exemple, des fonctionnaires ou des ordres professionnels traditionnels ? Quelles seront les institutions en charge d’une telle gestion ? Comment géreront-elles ce « travail du sexe » sans gérer le corps, au sens littéral, des travailleuses, de leurs « employées » ? Quelles stratégies et quelles conséquences cette biopolitique aura-t-elle, et comment affectera-t-elle la gouvernance générale des citoyens, des individus et des corps ?

1.1 Questions de langage : la dualité Victime-Ennemi

Deux termes, dans la question de la prostitution en tant qu’objet de pensée et d’attention sociale, s’avèrent incontournables (historiquement, car la question de la prostitution, pour être comprise et se défaire de sa tradition, ne peut être isolée de son histoire, et par le fait même de leur in-énonciation, de leur rejet hors de la contemporanéité) et à la fois préjudiciables et préjudiciés: le couple Victime-Ennemi. Pour les féminismes contemporaines, ces notions, dont seules les apparences sont contradictoires, sont simultanément rejetées et inévitables : elles sont au cœur des perceptions et idées de toute la pensée sur la prostitution. Il faut donc comprendre ces termes et leurs implications, comprendre le choix des mots, les attitudes que les institutions, le gouvernement et les citoyens adopteront pour se positionner dans le débat et exprimer (ou camoufler) les fondements de leurs énonciations et décisions.

Ces termes – ou leur rejet – jouent un rôle dans le choix de nommer comme « prostituée » ou « travailleuse du sexe » les sujets-objets de ce discours. Étant plutôt inconfortable avec l’idée de la prostitution comme liberté individuelle et choix féminin, j’ai choisi de conserver le terme « prostituée », sans pour autant en accepter toutes les interprétations ou implications, ni sans que ce terme, dont on oublie trop souvent la réalité, la banalité et le quotidien, ne soit fixement défini dans ma pensée, qui demeure novice dans ce domaine de la réflexion féministe.

D’ailleurs, dans les débats actuels, il est très peu fait mention de la prostitution comme un choix masculin – au double sens de prostitution masculine et de la légitimation de la sexualité et d’un pouvoir du corps, dont, il me semble, l’importance serait nettement plus claire si les questions de justice et de pouvoir étaient si clairement dépassées.

Les termes de Victime et d’Ennemi impliquent non seulement un regard vers l’Autre, mais aussi l’idée d’un danger que ce regard, ou cette relation, implique. Du moment où l’on admet l’existence dans la société humaine de cet Autre, ici la prostituée, la notion de danger –pour soi et/ou pour l’Autre fait inévitablement part de la pensée, du regard sur l’Autre et de la rencontre avec lui. Respectivement, et de façon simpliste, ces termes demandent au Je, au Soi qui admet l’existence de l’Autre-prostituée, qui défendre ou contre quoi se défendre. La prostituée est-elle Victime (et variations sur le thème : Victime perpétuelle – en soi – ou contextuelle ; victime du système général –la société, une institution- ; victime d’une personne particulière ?) et dans ce cas, le contexte socio-humanitaire contemporain ne permet pas de ne pas « la » défendre. La prostituée est-elle Ennemi (et déclinaisons : ennemi de qui ou de quoi ; du Soi comme individu ; d’une institution ou d’une tradition ; de la société au sens large, général ; du système de pensée ou de l’ordre politique-idéel ?), et dans ce cas comment doit-on s’en défendre, et qui prendra les armes?

La notion de Victime est, dans le contexte occidental contemporain où morale humanitaire et domination sont les fondements d’une même pensée (Fassin 2010), indissociable de celles de discours, d’Ennemi, et de relations de pouvoir et de domination entre Soi et l’Autre. Le passage de Personne à Victime n’est pas le fait d’une souffrance ou d’une peine mais émerge plutôt de la perception (chez le sujet-victimisé ou son observateur-victimisant) d’une injustice, d’une faute (Bibeau, 2009). Translation plutôt que transformation, ce passage marque le retranchement de la Victime hors d’un Soi rendu inaccessible par le terme même : la « Victime » demande l’existence d’un Autre dont la violence et le regard –la violence du regard – sont les constitutifs de son identité, les conditions de sa possibilité. La victime incarne ainsi ce que l’observateur refuse pour Soi. La faute, la souffrance et l’impuissance ne sont pas simplement représentées par la Victime mais doivent y être limitées. Ainsi, elle, la victime, doit être absolue et en même temps cesser d’être, elle doit être repoussée aux confins du monde social (Fassin, 2010). Ainsi, Sa parole, qui est, en soi, la preuve de son humanité, devient le sentiment d’une menace pour soi et crée la possibilité de l’ennemi, un potentiel qui suffit à sa réalisation (Anidjar, 2004). La victime qui refuse de se soumettre totalement à la passivité, celle qui réaffirme sa qualité de Sujet et se libère de l’enclave victimaire dans laquelle le discours et le regard social l’enferment, devient ennemi -potentiel, réel- qu’il faut réduire « absolument », au silence, confiner à l’état de Victime.

Dans le contexte actuel du débat sur la légalisation de la prostitution, cette confusion des notions de Victime et d’Ennemi est d’autant plus réelle que la réflexion touche l’ensemble de la société. Même, et surtout, dans le contexte individualiste néo-libéral contemporain, les implications du concept de prostitution et les idées traditionnelles l’entourant ne sauraient en être séparées, ce que prouve l’intensité du débat (social, politique, féministe). Dans l’espace conceptuel contemporain, la libéralisation de la prostitution et le refus par « la » prostituée de se dire Victime impliquent plus ou moins inconsciemment, il me semble, une oscillation de la Victime vers l’Ennemi et vice versa. D’abord, la prostituée, autrefois fixée sous une étiquette stable, prend la parole et se légitime d’un pouvoir social et politique, et ensuite puisqu’elle ne le fait pas, ou du moins pas uniquement, pour se sortir d’une situation victimaire ou soumise, elle se met en position de déclarer le pouvoir et l’individualité que cette même position lui confère. La lutte entre les féminismes pro-travail du sexe et abolitionnistes porte, entre autres, sur le « pouvoir » de cette position : si les deux positions refusent catégoriquement la victimisation, ce sont leurs idées sur les relations de pouvoir de la situation prostituante qui divergent radicalement. Cet aspect sera développé plus amplement ultérieurement.

1.2 La prostituée comme figure de l’Ennemi : image dépassée ou contemporaine ?

Traditionnellement et historiquement, la prostituée est d’abord ennemie de la vertu, l’ennemi immoral dont Dieu lui-même ne saurait tolérer l’existence et envers lequel toute violence est justifiée. La prostituée, dans le discours du Bien qui a marqué l’histoire et influence toujours la contemporanéité (morale et éthique, guerres justes, etc.), ne peut être positionnée que du côté du Mal. Ce danger envers la société est aussi, dans le discours de la rationalité, l’ennemi de la Vérité au sens foucaldien du terme. Chez Foucault, en effet, le discours de la vérité, en tant que système de contrôle et d’inclusion-exclusion, articule l’ensemble des dynamiques sociales et institutionnelles et institue la vérité comme ne se suffisant pas en soi mais devant être légitimée par le système (Foucault, 1971). Si la prostituée s’est autorisée (plus qu’elle ne l’a été) à devenir un sujet parlant, l’enjeu socio-politique est de savoir quelle vérité elle est autorisée à énoncer qui ne soit réductible à son corps, à un témoignage qui devra être décortiqué, analysé et accepté/réfuté par un « expert ».

Parallèlement, la prostituée se trouve en position de déviance, de ce qui doit être remis en norme. Elle devient alors l’ennemi de la véridiction, l’ennemi dans le peuple que les normes et institutions tentent de neutraliser, de réabsorber. Le discours institutionnel et légal (dont les ajustements, si ajustements il y a, seront certainement lents à assimiler), pose la prostitution comme « malsaine », dangereuse. Le clientélisme étant jusqu’à présent demeuré illégal, la prostituée demeure une figure de l’interdit, de ce qui menace le déroulement normal de la société : institutionnellement, le danger ne vient pas du client mais de l’offre, stéréotypiquement de la femme, et non de l’homme.

Enfin, et c’est ce qui me semble le plus fondamental et le plus intéressant dans la situation actuelle, la prostituée est l’ennemi qui, par son existence même, révèle la faille dans l’espace discursif contemporain (Pandolfi et McFalls, 2014). Le discours individualiste contemporain pose alors le corps comme espace irréductible de l’identité et de la nature humaine. Or, dans un système capitaliste néolibéral, l’existence même de la prostituée contredit l’idée de l’individu maître de son corps et personnifie la possibilité de l’objectivation-appropriation du corps comme résultat inévitable du marché globalisé. La marchandisation du corps, le corps comme propriété éventuelle de l’Autre met en lumière le vide, le faux dans le discours néo-libéral individualiste. Elle y insinue la possibilité de la perte de soi, non par la vente mais par l’achat, et dissous l’espace conceptuel qui sépare chacun de la Victime : c’est la réalisation de la perte de l’individualité, de la liberté d’un Soi, pensé essentiellement comme un corps et, accessoirement, de la pensée autonome et maître de ce corps.

La figure de la prostituée oscille ainsi entre Victime et Ennemi dans le discours occidental contemporain. Le débat actuel se situe ainsi au point de rupture du système idéologique néo-libéral. La négation de l’état de victime par la normalisation du statut de prostituée (en tant que travail, en tant que choix, en tant que conceptuellement « humain ») effacera-t-elle finalement la potentialité de l’ennemi en elle ou sera-t-elle plutôt le catalyseur d’une violence nouvelle ? Ni victime ni ennemie, la prostituée n’est plus qu’une marchandise dans le marché capitaliste contemporain : la concrétisation parfaite du non-être, du corps Autre comme n’étant plus sujet mais objet, réifiant enfin la séparation corps-esprit si chère à la pensée occidentale.

2. Gestion de la prostitution : questions biopolitiques et identitaires

Renommée « travail du sexe », la prostitution sort (ou dépasse) du cadre féministe et entre dans celui, plus large, de la politique et du social. Or, jusqu’à maintenant, la pensée sur la prostitution et la mise en œuvre de réformes morales et concrètes se sont faites en majeure partie dans le premier cadre, quelles nouvelles institutions se chargeront-elles de la réflexion et de la gestion de la prostitution ? La réflexion sur la prostitution, si elle est réifiée par de nouvelles lois plus « libérales », doit pourtant se poursuivre pour toucher aux questions fondamentales auxquelles elle répond pour l’instant trop rapidement et trop peu. La définition qu’adopteront ces institutions des notions de victime, de prostitution et de travail du sexe aura d’une part un impact sur leur représentation sociale et sur la façon dont elles seront pensées, mais elle aura aussi un effet concret sur l’organisation de la vie des personnes visées. Le discours institutionnel et politique cherche à maintenir un certain ordre, à promouvoir certaines idées et attitudes : comment ce discours sera-t-il affecté par le débat et la nouvelle législation par rapport à la prostitution, et surtout quelles composantes ou quels aspects de la prostitution et de la vie des prostituées seront exclus d’un tel discours ?

Plus que politiques, ces questions sont profondément sociales et identitaires. D’abord, la question du choix, de l’auto-marchandisation du corps comme apogée de l’individualisme et de la liberté personnelle se pose au point de rupture de la conception occidentale contemporaine de l’humain comme fondamentalement corps et du corps comme ultimement objet/objectifiable : qu’est-ce que l’humain dans un système libéral capitaliste où la propriété est un marqueur de pouvoir? Cette fission du discours biopolitique contemporain nous oblige non seulement à repenser l’humain, mais surtout ce que sont l’homme et la femme et dans quelles proportions ceux-ci sont humains, corps et objets, à la fois en soi et dans leurs relations entre eux. Cette différenciation évoque à son tour deux questions : d’abord, celle des relations de pouvoir en jeu dans le contexte du travail du sexe et de la prostitution, et ensuite celle de l’émancipation et de la sexualité féminines.

2.1 Prostitution et sexualité : une fausse proximité

Historiquement, la prostitution a été à la fois un outil d’exclusion et de domination sur le corps et un moyen d’associer la femme au péché et à la « faiblesse de caractère » ; bref, une idéologie de la femme et du Mal qui soutenait l’exclusion de celle-ci des sphères décisionnelles et pleinement « humaines », réservées aux hommes. Aujourd’hui cependant, l’idéologie du travail du sexe se réclame d’un pouvoir enraciné non pas dans le corps comme féminin, mais dans le corps féminin comme objet sexuel autonome.

Or, si cette « réappropriation » du corps par la femme, par le choix de la prostitution, peut être pensée comme réelle, puisqu’elle se rit des tabous sur la sexualité féminine et la pureté, elle ne peut toutefois pas être dissociée de l’idée d’une re-marchandisation du corps qui, en tant qu’objet d’un système économique, devient publique, et, par définition, « libre dans le marché » donc appartenant au marché, personnifié par le client, et non au Soi.

Si l’émancipation de la sexualité féminine et la nécessité de mettre fin à la marginalisation (victimisation, faute) des prostituées sont deux piliers du féminisme contemporain, il me semble pourtant fondamental de concevoir ceux-ci comme étant séparés, et de ne pas confondre prostitution et sexualité féminine émancipée. En effet, si l’on accepte l’appellation « travail du sexe » et l’idée du libre choix d’entrer dans le marché sexuel, il faut toutefois considérer le débat sur la prostitution comme étant indépendant d’un autre débat, féministe celui-ci, et portant sur la place de la femme dans la société contemporaine et sur la légitimation d’une sexualité féminine émancipée et d’une égalité qui dépasse le corps. D’abord, parce que s’il est accepté que la prostitution n’est pas une forme de domination et qu’elle serait, en fait, une prise de pouvoir et un emploi légitime, il faudrait alors s’attendre à voir un nombre égal d’hommes et de femmes participant non seulement à l’offre, mais aussi à la demande du marché prostituant. En effet, si l’on maintient que la prostitution est un choix (pour le plaisir, pour l’argent, pour le pouvoir), il est en effet surprenant que l’offre soit dominée par les femmes. N’y a-t-il pas une aporie dans le fait de penser la prostitution comme étant historiquement et conceptuellement l’image même de l’objectivation et de la déshumanisation du corps féminin, autrement dit comme permettant, en elle-même, la réappropriation et la légitimation d’un pouvoir social et sexuel féminin?

Le discours selon lequel le travail du sexe serait une décision indépendante, un choix légitime de vendre son corps pour prouver la vérité de son individualité (la vente impliquant nécessairement l’idée d’une objectification), me semble ainsi plus facilement soutenue dans l’irréalité de la philosophie que dans le monde réel. Si la plus grande liberté est celle de « renoncer à soi-même », la concrétisation de cette idée ne ressemble-t-elle pas dangereusement à l’esclavage ?

Cette première aporie soulève la question de la socialisation et de l’identité : comment se fait-il que le « choix » de se prostituer soit majoritairement féminin, et que celui de consommer de la prostitution soit plutôt masculin ? L’explication ne saurait être biologique ni « essentielle » : il ne faut pas confondre émancipation de la sexualité féminine et prostitution (si liberté sexuelle rimait avec prostitution, non seulement les statistiques seraient toutes autres, mais le lien client(e)-prostitué(e) serait tout aussi différemment dessiné). C’est donc dans les fondements idéologiques de la société qu’il faut chercher la réponse. Pour une société dont l’émancipation d’une religion à la fois patriarcale et dominante est aussi récente – voire encore superficielle – cette vision du corps féminin comme objet prostitué ne saurait être une preuve du pouvoir de la sexualité féminine. Le nouveau discours sur le travail du sexe et la prostitution provoquera-t-il un rééquilibrage réel des rôles (politiques et idéologiques) des hommes et des femmes ou bien ce discours ne servira-t-il qu’a camoufler davantage les inégalités et les jeux de pouvoir de la socialisation ?

Conclusion

À moins qu’elle ne s’accompagne de programmes cadres cherchant d’une part à comprendre le phénomène de la prostitution dans le monde contemporain, et, d’autre part, à offrir inconditionnellement aux prostituées qui le désirent des programmes de support (médical et psychologique, d’aide à la réinsertion ou aux études, etc.) la nouvelle législation ne fera que plonger un peu plus dans l’oubli la problématique de l’inégalité des genres et de la violence idéologique. Il faudrait donc, selon moi, se poser la question suivante : « quels contextes amènent une personne à se prostituer et quelle liberté (concrète et identitaire ; pour Soi, vers l’Autre, envers les autres) la prostitution permet-elle? » Si choix il y a, celui-ci ne doit pas servir à banaliser ou à estomper les violences et les jeux de pouvoir et d’exclusion réels qui sous-tendent les dynamiques sociales et politiques encadrant le débat sur la prostitution, mais bien à comprendre davantage la situation dans laquelle les protagonistes du travail du sexe se trouvent et les idéologies soutenant une telle situation.

Il s’agit ainsi de poser un regard différent sur le langage, social et institutionnel, et sur la charge idéologique et identitaire de ce langage, afin de pouvoir comprendre la problématique de la prostitution, en ce qu’elle a de plus contemporain, sans pour autant oublier ou renier ses influences traditionnelles, passées mais non dépassées. En orientant l’analyse et les conclusions de façon à découvrir et à exposer les violences et limites des idéologies normatives et morales actuelles, le débat sur la prostitution se trouve aux frontières sans doute d’une nouvelle conception de l’être humain et certainement de l’égalité des genres.

Références

Anidjar, Gil. 2004. « L’ennemi théologique ». La démocratie à venir. pp. 167-187. Paris : Galilée.

Bibeau, Gilles. 2009. « Une éthique du tragique : considérations anthropologiques sur la condition humaine ». Anthropologie et Sociétés 33 (3) : 101-117.

Derrida, Jacques. 1994. La force de loi. Paris : Éditions Galilée.

Fassin, Didier. 2010. La raison humanitaire. Paris : Gallimard/Seuil.

Foucault, Michel. 1994. « Il faut défendre la société » et « Naissance de la biopolitique ». Dits et Écrits 1954-1988. Paris : Gallimard.

1971. L’ordre du discours. pp. 7-47. Paris : Gallimard.

McFalls Laurence et Mariella Pandolfi. 2014. « The Enemy Live : A Genealogy » dans Colleen Bell, Jan Bachmann et Caroline Holmqvist (Éds.), The New Interventionism. Perspectives on War-Police Assemblages, London : Routledge

Pandolfi, Mariella. 2002. « ‘Moral entrepreneurs’, souverainetés mouvantes et barbelés : le bio-politique dans les Balkans post-communistes ». Anthropologie et Sociétés 26 (1) : 29-51

Yaguello, Marina. 1992. Les mots et les femmes. Paris : Éditions Payot/Documents.

Laisser un commentaire