Positions féministes sur la prostitution : quelques rappels historiques

Par Louise Toupin, Alliance féministe solidaire pour les droits des travailleuses et travailleurs du sexe

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Préambule

Ce texte a été écrit le 28 mars 2012, à l’occasion d’un nouvel épisode de la polémique autour de la question de la « prostitution » au Canada. L’auteure, membre de l’Alliance féministe solidaire pour les droits des travailleuses et travailleurs du sexe (AFS), rappelle ici quelques positions féministes « historiques » en matière de « prostitution », qui se sont exprimées à la fin des années 1970 et durant la première moitié des années 1980. Elle constate qu’il existait à cette époque au Canada une réelle volonté de dialogue et de compréhension commune entre féministes et travailleuses du sexe, et déplore ce que se révèle être aujourd’hui un changement de cap chez les féministes par rapport aux positions tenues par le passé.
L.T.

Dans le nouvel épisode de la polémique féministe autour de « la prostitution », l’Alliance féministe solidaire pour les droits des travailleuses et travailleurs du sexe (AFS), qui regroupe des individus et des groupes militant pour la reconnaissance des droits des personnes qui travaillent dans l’industrie du sexe , croit opportun d’ajouter au débat canadien un éclairage historique.

L’épisode récent ressurgit cette fois à l’occasion du jugement de la Cour d’appel de l’Ontario entérinant, sauf en matière de sollicitation, le précédent jugement Himel (septembre 2010) , qui aurait eu grosso modo comme effet de décriminaliser le travail du sexe entre adultes consentants. Cet éclairage historique s’adresse tout particulièrement aux opposantes à la décriminalisation de la « prostitution », plus spécifiquement aux féministes qui se sont exprimées publiquement en ce sens, et notamment au Conseil du statut de la femme. Il s’agit de mettre en parallèle les positions d’hier et celles tenues aujourd’hui sur le même sujet. L’exercice se révèle instructif.

On apprend, par exemple, que le dit Conseil proposait, dans sa politique d’ensemble en matière de condition féminine, que l’article concernant « le délit de sollicitation soit retiré du Code criminel » (CSF 1978, 272). C’était en 1978. Cinq ans plus tard, en 1983, le gouvernement canadien crée le Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution, mieux connu sous le nom de Comité Fraser, du nom de son président, Me Paul Fraser, afin de « faire enquête sur les problèmes reliés à la pornographie et à la prostitution au Canada ».

À cette occasion, plusieurs groupes de femmes et de féministes présentèrent des mémoires. Un rappel des positions prises à cette époque par ces groupes sur la « prostitution » permet de mieux mesurer la distance qui les sépare des positions actuelles. Elles donnent aussi l’occasion de se questionner sur ce qui apparaît comme un changement de cap dans les positions féministes et sur ce qui le justifie.

Comme le rappelle la professeure Frances Shaver de l’Université Concordia, qui était alors coordonnatrice de la recherche ayant donné lieu à la publication en 1984 de la position du Conseil consultatif canadien de la situation de la femme (CCCSF 1984), tout en ne soutenant pas inconditionnellement la prostitution en soi, « la décriminalisation était la position adoptée par la majorité des groupes de femmes qui ont comparu devant le Comité Fraser » (Shaver 1987, 289). C’est aussi le constat que fait le Comité Fraser lui-même dans son rapport, déposé en 1985 (Comité Fraser 1985, 2, 387) :

La décriminalisation de la prostitution est réclamée par la majorité des associations féminines qui ont présenté des mémoires sur la prostitution, ainsi que par les prostituées elles-mêmes et les organisations de prostituées, les organisations de défense des homosexuels, les travailleurs sociaux, les organisations de défense des droits et libertés, certaines associations religieuses et une petite minorité d’élus municipaux.

Ces mémoires préconisent la suppression de l’infraction de sollicitation du Code criminel; l’abrogation des dispositions concernant les maisons de débauche ou, tout au moins, leur modification, en vue de permettre à des petits groupes de prostituées de travailler ensemble dans leurs propres locaux; et le recours à d’autres dispositions du Code criminel, ainsi qu’aux lois provinciales et aux règlements municipaux pour régler les troubles de l’ordre public lies à la prostitution de rue. Les tenants de la décriminalisation de la prostitution ont déclaré au Comité que les prostituées sont essentiellement les victimes d’une société sexiste et qu’elles ne devraient pas être traitées comme des criminelles. Bien qu’ils n’approuvent pas la prostitution comme mode de vie, ils estiment que seules des mesures sociales et économiques à long terme, plutôt que des sanctions juridiques, sont susceptibles de l’éliminer.

La majorité des groupes de femmes au Canada étaient donc à l’époque en faveur de la décriminalisation de la prostitution, mais avec des variations sur l’échelle des positions qu’on peut tenir sur « la prostitution ». Il est à noter cependant que les mémoires présentés par les groupes de femmes du Québec au Comité Fraser concernaient essentiellement la question de la pornographie.

Il existait aussi à cette même époque au Canada une réelle volonté de dialogue et de compréhension commune entre féministes et travailleuses du sexe. À preuve, cet important colloque qui s’est tenu à Toronto en 1985, réunissant des féministes et des travailleuses du sexe, en face à face, et qui donna lieu à un livre, intitulé Good Girls/Bad Girls: Sex Trade Workers and Feminists Face to Face (Bell 1987 ; 2011). Les travailleuses du sexe demandaient alors aux féministes de tenir compte de leur expérience de la sexualité et de leur travail, sinon « le féminisme resterait incomplet », disait l’une d’elles.

On peut se demander en terminant où est passée cette volonté de dialogue et de compréhension commune avec toutes les travailleuses du sexe, qui régnait chez les féministes à la fin des années 1980, et pourquoi les positions de certaines féministes aujourd’hui, réclamant l’abolition totale de la prostitution et l’accroissement de la criminalisation des clients, se sont ainsi durcies. Il reste à espérer que les États généraux sur le féminisme qui se préparent en ce moment dans tout le Québec soient l’occasion de renouer avec ce passé d’écoute et de dialogue mutuels .

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