Affirmer le droit des femmes de vivre sans prostitution: La position du Conseil du statut de la femme

Par Yolande Geadah
Chercheure indépendante et rédactrice de l’avis sur la prostitution du Conseil du statut de la femme (2012).

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Le texte qui suit présente la position du Conseil du statut de la femme, à partir d’extraits de l’avis intitulé La prostitution : il est temps d’agir (CSF, 2012), lequel répond à la réflexion initiée une décennie auparavant (CSF, 2002). Le récent avis analyse les enjeux sous-jacents à la décriminalisation et les préjudices causés aux femmes par la prostitution, qu’elle soit ou non légalisée. Il prend position en faveur de l’adoption d’une loi s’inspirant du modèle suédois qui, tout en décriminalisant les femmes prostituées, pénaliserait les proxénètes et les clients. Cette loi s’inscrit dans une approche globale incluant l’adoption d’un plan d’action visant à prévenir l’exploitation sexuelle et à aider les femmes qui le désirent à quitter la prostitution, plutôt qu’à aménager les conditions de leur exploitation.

Introduction

Le 20 décembre 2013, la Cour suprême du Canada a déclaré inconstitutionnelles les lois du Code criminel interdisant la tenue de bordels (art. 210), le fait de vivre des produits de la prostitution (art. 212 (1) j) et la sollicitation dans un endroit public (213 (1) c). La Cour a conclu que ces lois portaient atteinte au droit des prostituées à la sécurité, en ce qu’elles les empêchaient de prendre les mesures nécessaires pour se protéger. Mais l’application de ce jugement a été suspendue pour la durée d’un an, laissant ainsi au Parlement la possibilité d’adopter une nouvelle loi pour encadrer la prostitution, s’il le désire. Sinon, il s’ensuivrait une décriminalisation des activités liées à la prostitution, sauf en ce qui concerne les enfants.
Ce jugement fait suite au jugement ontarien dans l’affaire Bedford c. Canada, concernant la contestation des dites lois par trois prostituées (Terry Jean Bedford, Amy Lebovitch et Valérie Scott), alléguant que ces infractions portaient atteinte à leur droit à la sécurité garanti par la Charte canadienne. La cour d’appel ontarienne leur avait donné raison (le 26 mars 2012).

Certains groupes se présentant comme des porte-parole des « travailleuses du sexe » ont acclamé le jugement invalidant les lois sur la prostitution, convaincus que la décriminalisation de tous les acteurs, y compris des proxénètes et des clients, mettrait fin à la clandestinité et à la stigmatisation des personnes prostituées, et assurerait leur sécurité. À l’inverse, d’autres groupes œuvrant auprès des femmes victimes de violence s’opposent à la légalisation ou la décriminalisation de ce commerce, estimant que la prostitution est préjudiciable aux femmes et qu’elle porte atteinte à leur dignité et à leurs droits fondamentaux.

Précisons que la différence entre la décriminalisation et la légalisation repose sur la quantité des réglementations mises en place, une fois abolies les sanctions criminelles. La plupart des pays ayant choisi de légaliser ce commerce ont adopté une forme ou une autre de réglementation (délivrance de permis, restriction sur le zonage, la publicité, la taille des établissements, etc.). Le terme « décriminalisation », qui exclut toute réglementation, a été habilement utilisé dans le débat pour faire croire que tous ceux et celles qui s’y opposent seraient en faveur de la répression à l’égard des femmes prostituées, ce qui n’est évidemment pas le cas.

La prostitution sécuritaire : une illusion dangereuse

L’argument sécuritaire sur lequel se base ce jugement ne tient pas la route, lorsqu’on l’examine à la lumière du contexte global entourant la prostitution.

Premièrement, la prostitution pratiquée à l’intérieur n’est pas plus sécuritaire que la prostitution de rue.

S’il est vrai que le taux de violence est plus élevé dans la prostitution de rue, cela est dû au fait que celle-ci se situe au plus bas de l’échelle sociale et qu’elle regroupe les personnes les plus vulnérables, souvent aux prises avec des problèmes de toxicomanie. Or la décriminalisation ne règlera rien à leur problème.

De multiples témoignages de personnes prostituées indiquent que les traitements cruels et brutaux subis aux mains des clients sont comparables à la torture dans les prisons. De nombreuses études confirment que la violence constitue la norme et non l’exception dans la prostitution, indépendamment du lieu de sa pratique et du régime législatif (Dufour, 2005; Flowers, 2006; Poulin 2004; Farley et collab. 2003). Même dans un établissement légal, il n’est jamais bon pour les affaires d’avoir à rapporter un client violent à la police, de sorte que cette violence passe sous le radar. Il est d’ailleurs reconnu que les personnes prostituées ont un taux de mortalité jusqu’à 40 fois supérieur à la moyenne nationale, sans parler des risques pour la santé qui sont amplement documentés (CSF, 2012 : 50-55).

Comme le souligne la docteure Trinquart, il ne suffit pas d’améliorer les conditions de cette pratique pour éliminer les conséquences dommageables qui découlent des rapports de domination inscrits dans la prostitution (Trinquart, 2002). La violence est inhérente à l’activité prostitutionnelle, dit-elle, car celle-ci déshumanise la sexualité des personnes qui la vivent et porte atteinte à leur intégrité physique et psychologique. Il est donc illusoire de croire que la légalisation des bordels rendrait la prostitution plus sécuritaire.

Deuxièmement, la décriminalisation n’éliminera pas la prostitution de rue et ne poussera pas les femmes prostituées à pratiquer à l’intérieur.

Il faut reconnaître que la prostitution de rue ne se déplace pas à l’intérieur, et ce pour deux raisons au moins. D’une part, les entreprises commerciales qui tirent profit de la prostitution (bordels, bars de danseuses, salons de massages, etc.) ont tendance à appliquer des critères de sélection qui excluent les personnes aux prises avec des dépendances à l’alcool ou à la drogue, ainsi que celles ayant des problèmes de santé, les plus âgées ou les moins attirantes aux yeux des clients. La prostitution de rue demeure donc le dernier recours pour ces personnes. Or la décriminalisation ne règlera en rien leur problème et ne fera que les marginaliser davantage. D’autre part, plusieurs femmes prostituées affirment « préférer » la prostitution de rue à la prostitution intérieure, parce qu’elles peuvent au moins choisir leurs clients, refuser certains actes et garder tous leurs gains, au lieu d’être soumises aux règles imposées par les propriétaires d’établissements qui veulent avant tout maximiser leurs profits.

Par conséquent, la légalisation des bordels n’éliminera pas la prostitution de rue, comme certains l’imaginent. Les faits démontrent que dans tous les pays ayant opté pour la légalisation, la prostitution de rue continue de croître au lieu de diminuer. Ainsi, les autorités estiment que la prostitution de rue représente autour de 10% aux Pays-Bas, et autour de 11% en Nouvelle-Zélande, où la prostitution a été décriminalisée en 2003.

Troisièmement, la décriminalisation n’assurera pas la sécurité des femmes prostituées dans la rue et ne permettra pas d’éviter les Robert Pickton de ce monde.

L’affaire retentissante de ce tueur en série de Colombie-britannique, dont les victimes pratiquaient la prostitution de rue, a été citée en exemple par l’avocat des requérantes dans la cause Bedford, afin de démontrer que la loi actuelle porte gravement atteinte à leur sécurité. Or cet argument relève de la pure rhétorique.

Selon Kathleen A. Lahey, professeur de droit à l’Université Queen’s, en mettant l’accent sur la défense des intérêts étroits des trois requérantes, dont l’une est devenue proxénète, ce jugement ignore totalement les discriminations systémiques et les violences sur lesquelles repose tout le système prostitutionnel (Lahey, 2011). Comme le souligne Laura Johnston (2011), une juriste impliquée dans ce dossier :

Laisser entendre que si une femme avait quelques minutes, ou même quelques heures, de plus pour étudier et « dépister » les hommes qui seront violents est une notion ridiculement dangereuse. C’est aussi ridicule que de suggérer qu’une femme aurait dû savoir que l’homme qu’elle a passé la soirée à « étudier » lors d’une sortie allait la violer. C’est aussi ridicule que la suggestion qu’une femme aurait dû savoir que l’ami qu’elle « étudiait » dans une relation de couple depuis un an allait la frapper. Une femme est tuée chaque semaine en moyenne au Canada par un partenaire ou un mari qu’elle avait « étudié », avec qui elle avait vécu, qu’elle avait aimé et avec qui elle avait eu et élevé des enfants pendant des années. (…) Laisser entendre qu’une femme prostituée devrait être en mesure de prédire comment un prostitueur va se comporter équivaut à pousser à l’extrême le blâme de la victime.

Réagissant au jugement de l’affaire Bedford, le témoignage suivant d’une survivante de la prostitution corrobore cette analyse :
L’hypocrisie c’est de faire comme si les femmes prostituées dans la rue allaient enfin pouvoir s’organiser, travailler dans un bordel, se mettre enfin en sécurité. C’est un mensonge, c’est de l’hypocrisie. (…) La Cour ne s’est pas occupée du problème de fond, du problème social, du problème de la violence, ce qui pousse finalement les femmes dans la prostitution. On fait comme si c’était strictement une question de choix individuel. (Émission Maisonneuve en direct, 27 mars 2012)

Tous les faits indiquent que les hommes violents, assassins ou violeurs savent user de leurs charmes pour susciter la confiance de leur victime et l’amener là où ils veulent avant de l’agresser, comme l’a fait Robert Pickton qui était familier avec ses victimes. C’est donc moins le lieu physique de la prostitution qui importe que la nature de ce commerce, fondé sur la domination et sur les vulnérabilités des femmes.

Il faut bien sûr reconnaître que les femmes pratiquant la prostitution de rue subissent la répression policière qui en fait doublement des victimes, et que les forces policières se désintéressent des cas de prostituées agressées ou disparues, tel qu’illustré par le cas Pickton. Cette situation injuste doit cesser immédiatement. Mais nul besoin de décriminaliser les proxénètes et les clients qui les exploitent pour corriger ces lacunes. La protection des personnes prostituées contre toutes les formes d’agression demeure la responsabilité des autorités, au même titre que celle des autres citoyens.

Quatrièmement, la décriminalisation ne permettra pas aux femmes d’assurer leur propre sécurité.

Les requérantes dans l’affaire Bedford ont prétendu que la loi interdisant le proxénétisme les empêchait d’embaucher du personnel pour assurer leur propre protection. Or les faits démontrent que les chauffeurs embauchés pour conduire des femmes prostituées chez leurs clients interviennent rarement en cas de problème, et qu’ils exercent parfois eux-mêmes des violences à l’encontre des femmes. Quant aux conjoints/proxénètes, il ne s’agit pas de partenaires aimant et protecteurs, mais souvent des auteurs des pires violences exercées à l’endroit de leur « protégée ». Plusieurs femmes prostituées reconnaissent que l’homme qu’elles appelaient leur petit ami était en fait leur proxénète, mais qu’elles avaient trop peur de porter des accusations contre lui. Or la suppression de l’article de loi interdisant le fait de « vivre des produits de la prostitution d’une autre personne » prive l’État d’un des moyens les plus accessibles pour contrer les proxénètes.

La décriminalisation peut-elle éliminer la clandestinité et le contrôle du crime organisé?

L’autre type d’argument invoqué en appui à la légalisation ou la décriminalisation est celui qui prétend sortir la prostitution de la clandestinité, afin de la soustraire au contrôle du crime organisé. Une étude comparative réalisée à la demande du gouvernement écossais, en 2003, a évalué les résultats des stratégies de légalisation adoptées par certains pays, dont l’Australie et les Pays-Bas (Bindel et Kelly, 2003). Cette étude montre l’échec de ces stratégies sur toute la ligne, notamment (cité par De Santis, 2004) :

• Un accroissement important de tous les secteurs de l’industrie du sexe ;
• Une augmentation spectaculaire de l’implication du crime organisé dans cette industrie ;
• Une augmentation considérable de la prostitution juvénile ;
• L’explosion du nombre de femmes et de fillettes étrangères trafiquées dans la région ;
• Des indices de l’augmentation de la violence à l’égard des femmes.
L’expérience de la légalisation montre que malgré la multiplication des bordels légaux, le secteur illégal de la prostitution continue de croître et dépasse en volume le secteur légal, la prostitution de rue augmente au lieu de diminuer, et l’essor de ce commerce lucratif est tel que l’industrie du sexe échappe de plus en plus au contrôle de l’État. Ces constats se sont avérés dans tous les pays ayant opté pour la légalisation ou la décriminalisation.
À titre d’exemple, aux Pays-Bas, la prostitution a connu une augmentation de 25% dans l’année ayant suivi sa légalisation, et la ville d’Amsterdam compte environ 8 000 personnes prostituées, dont 3 000 seulement exercent dans les vitrines (Poulin, 2011). Les autorités néerlandaises ont dû se rendre à l’évidence que le crime organisé exerce toujours un contrôle sur cette industrie, en dépit des règlements établis pour le prévenir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en 2007, le maire d’Amsterdam, voulant freiner l’emprise des groupes criminels, a racheté progressivement les vitrines de prostitution pour les remplacer par des commerces, des restaurants ou des galeries d’art (Fondation Scelles, 2012 : 118). Loin d’éliminer le contrôle du crime organisé sur cette industrie, la légalisation fut donc un véritable cadeau, fait aux trafiquants et aux proxénètes, désormais considérés comme des hommes d’affaire respectables.

La légalisation de la prostitution encourage la traite

Il est à présent largement admis qu’on ne peut lutter contre la traite des êtres humains, sans lutter parallèlement contre la prostitution. Des études ont montré que la légalisation de la prostitution dans divers pays est intimement liée à une augmentation de la traite des femmes et des enfants (Ricci et collab. 2012; Cho et collab. 2013). Aux Pays-Bas, une dizaine d’années après la légalisation, plusieurs réseaux de traite exploitant des femmes d’Europe de l’Est et d’autres pays ont été démantelés. De plus, un nouveau phénomène a fait son apparition, celui de jeunes adolescents proxénètes, surnommés les loverboys. Il s’agit de jeunes garçons séduisant des collégiennes néerlandaises, âgées entre 12 à 16 ans, à la sortie de leur école ou sur les réseaux sociaux, afin de les prostituer (Fondation Scelles, 2012 : 115-116).

L’expérience nous montre que dans la logique implacable du marché, une fois la prostitution considérée comme un « travail » légitime, les obstacles légaux concernant le recrutement, le proxénétisme et la promotion de la prostitution tombent aussi, laissant la porte grande ouverte à toutes les dérives.

L’argument du libre choix doit-il dicter nos politiques?

Il est paradoxal d’entendre invoquer l’argument du libre choix en appui à la libéralisation d’un système d’exploitation des femmes. Rappelons que la question du libre choix est à l’origine de nombreuses luttes féministes des dernières décennies : liberté de choisir sa carrière, son conjoint, de se marier ou non, d’avoir des enfants ou pas, de disposer de son corps (maternité, contraception, avortement, orientation sexuelle, etc.). Certaines personnes se réclamant du féminisme invoquent donc l’argument du « libre choix » et même du « droit de se prostituer » en appui à la décriminalisation.
Selon Marie-Victoire Louis (2005), ce discours est basé sur des amalgames douteux et sur une déformation des concepts de liberté et de consentement.


Qui oserait, en parlant de l’esclavage, invoquer le fait que certaines personnes auraient « librement » choisies d’être esclaves et qui, sur le fondement de cette seule affirmation, penserait invalider la réalité de l’esclavagisme? Et, plus encore, penserait ainsi le justifier. Personne bien sûr. Car c’est absurde.

(…) Adjoindre le mot de « liberté » au mot « prostitution », c’est nier les contraintes, la force, les violences exercées sur tous les êtres vivants dans un monde depuis des millénaires fondé sur ces réalités. (…) Et les nier, c’est les justifier.

Docteure Trinquart (2002), dont la thèse de doctorat porte sur la « décorporalisation » liée à l’activité prostitutionnelle – action qui consiste à dissocier son esprit de son corps pour geler ses émotions – affirme, dans cette perspective, qu’on ne peut confondre prostitution et liberté sexuelle. Le sexe échangé contre rémunération, dit-elle, est par essence non désiré, ce qui déshumanise la sexualité des femmes, qu’elles soient ou non consentantes.

De plus, pour adhérer à l’argument du « libre choix », il faudrait ignorer les faits empiriques liés à la prostitution, à savoir que :
• La moyenne d’âge d’entrée dans la prostitution se situe entre 14 et 15 ans au Canada, et près de 80% des femmes adultes prostituées ont commencé en étant mineures.
• Autour de 80% des femmes adultes prostituées ont vécu des violences sexuelles, physiques et psychologiques dans l’enfance ou dans leur couple avant de se prostituer, tel que démontré par diverses études.
• La prostitution est basée sur un système proxénète, organisé à l’échelle planétaire, qui recrute, achète et vend des femmes et des fillettes contraintes par la misère, la violence ou le leurre à se prostituer, en l’absence d’alternatives.
• Entre 70% et 90% des femmes qui se prostituent ont subi des agressions physiques (viols, coups, blessures graves, menaces, etc.) de la part de leurs clients;
• la majorité des femmes prostituées souffrent du syndrome du stress post-traumatique; leur taux de mortalité est 40 fois supérieur à la moyenne nationale.
• Des enquêtes menées dans divers pays révèlent que 89% ou plus des femmes prostituées souhaitent quitter la prostitution et non y rester, et aucune ne souhaite voir sa propre fille entrer dans ce « métier ».
Autrement dit, l’argument du « consentement » occulte le continuum de la violence menant vers la prostitution, en plus de nier les rapports de force qui sous-tendent le système prostitutionnel. Il ignore aussi le phénomène du « déni », bien connu des intervenants sociaux auprès des femmes victimes de violence. Comme le souligne Poulin (2004), à l’évidence, ce n’est pas un hasard si les femmes pauvres ou issues des minorités ethniques sont surreprésentées dans la prostitution. Cette disproportion ne peut être interprétée comme une préférence naturelle et signale plutôt l’absence de choix, liée à un ensemble de facteurs de vulnérabilité qui poussent les femmes vers la prostitution.

En fait, qu’il s’agisse de l’excision, de la prostitution ou de la polygamie, l’argument du « consentement » ne peut donc suffire à dicter nos politiques. Rappelons que le protocole de Palerme, dont le Canada est signataire, stipule que dans la lutte contre la traite des êtres humains, l’argument du consentement est jugé non pertinent. Cela signifie que les trafiquants ne peuvent invoquer le consentement des personnes trafiquées pour se justifier.
Selon cette même logique, l’argument du « consentement » ne suffit pas à légitimer la prostitution ni à la rendre inoffensive. La prostitution n’est pas un acte sexuel privé, entre adultes consentants, comme certains voudraient nous le faire croire. Il s’agit bien d’un commerce, donc d’une activité à caractère public, dont les effets sont structurants, ou plutôt déstructurants, sur l’ensemble d’une société. C’est pourquoi le droit de l’État de légiférer pour freiner la prostitution est indéniable.

Les conséquences de la légalisation sur les relations femmes-hommes

Il est erroné de croire que le débat entourant la décriminalisation ne concerne au premier chef que les femmes prostituées. Une telle politique aurait des conséquences sur l’ensemble de la société, notamment sur les relations femmes-hommes.

En préconisant la décriminalisation, dans l’espoir d’éliminer le stigmate de « pute » et d’assurer la sécurité des personnes prostituées, c’est le modèle même de la prostitution qui se trouve ainsi réhabilité. Or ce modèle est dommageable pour l’ensemble des femmes et représente un net recul pour l’égalité des sexes. Ce qui attire les clients dans le sexe tarifé, c’est moins le besoin sexuel que le sentiment de pouvoir que procure une relation forcément inégalitaire. Il s’agit pour eux d’une façon de se dédouaner de la nécessité de développer des rapports humains respectueux et égalitaires avec leur partenaire sexuel, soit de tenir compte du désir et des besoins de l’autre.

De nombreux témoignages de femmes dans les pays ayant opté pour la légalisation indiquent que cette politique a eu des conséquences sur leurs relations de couple et sur le climat de travail. Une fois légalisée, la prostitution devient un divertissement légitime et sa promotion encourage les hommes à consommer du sexe tarifé, ce qui les amène à considérer toutes les femmes comme étant « prostituables ». Le modèle prostitutionnel, qui réduit les femmes à un objet sexuel destiné à satisfaire tous les fantasmes des hommes, devient ainsi la norme. Cela finit par corrompre les rapports femmes-hommes dans toutes les sphères de la vie sociale, politique et économique, minant ainsi l’aspiration légitime des femmes à être respectées et traitées sur un pied d’égalité.

Par conséquent, la légalisation ou la décriminalisation représente un net recul pour les valeurs d’égalité et porte gravement atteinte à la dignité et aux droits de l’ensemble des femmes, qu’elles soient ou non prostituées. Par ailleurs, le fait que certaines femmes puissent tirer profit de la prostitution, comme autrefois les mères maquerelles qui dirigeaient des maisons closes, ne change rien à la nature oppressive du système prostitutionnel.

Conclusion et recommandations

La Suède a été le premier pays au monde à adopter une politique novatrice, visant à s’attaquer à la demande qui alimente le marché de la prostitution, plutôt qu’à aménager les conditions de son exploitation. Considérant la prostitution comme une violence et une exploitation inacceptable, la Suède a adopté, le 1er janvier 1999, une loi interdisant l’achat de services sexuels qui pénalise clients et entremetteurs, mais non les personnes prostituées. Cette loi est accompagnée de mesures de protection et de programmes sociaux visant à aider les femmes prostituées à réorienter leurs activités vers d’autres secteurs. Ce modèle a fait ses preuves, en réduisant de manière significative la traite et la prostitution de rue en Suède (Ekberg, 2004; Ekberg et Wahlberg, 2011). Les détracteurs de la loi suédoise, et ils sont nombreux si on compte tous ceux et celles qui tirent profit de l’industrie du sexe, se plaisent à décrier cette loi, prétextant qu’elle n’a fait que pousser la prostitution dans la clandestinité, en remplaçant la prostitution de rue par l’Internet. Mais selon les enquêtes policières menées en Suède, rien ne permet de soutenir cette affirmation.

Le succès du modèle suédois a poussé divers pays européens à réévaluer leur politique permissive en matière de prostitution. Ce modèle a déjà inspiré la Norvège et l’Islande qui ont adopté une loi similaire, en 2009. Le parlement français a également voté une loi pénalisant l’achat de services sexuels, en décembre 2013, et le Comité des droits de la femme et égalité des genres du Parlement européen a recommandé récemment aux États membres l’adoption du modèle nordique (Tapply, 2014).

À la lumière de l’analyse qui précède, le Conseil du statut de la femme estime qu’il est grand temps de faire de la lutte contre l’exploitation sexuelle une priorité. Pour réussir à relever ce défi énorme, le Conseil recommande l’adoption d’une approche globale et cohérente, laquelle exige une intervention sur plusieurs fronts à la fois.

Sur le plan juridique, le Conseil préconise l’adoption d’une loi s’inspirant du modèle suédois, qui interdirait l’achat de services sexuels et qui pénaliserait les prostitueurs (clients et proxénètes) mais non les personnes prostituées. Sur le plan social, le Conseil recommande l’adoption d’un ensemble de mesures préventives visant à lutter contre l’exploitation sexuelle. Il propose entre autre la mise sur pied de programmes éducatifs auprès des jeunes, ainsi que la réalisation d’une vaste campagne d’information sur les préjudices découlant de la prostitution. Il recommande aussi la mise en place de projets novateurs pour aider les personnes qui le souhaitent à quitter la prostitution, en mettant à leur disposition des services adaptés à leurs besoins (hébergement, services de désintoxication, aide psychologique, formation professionnelle, aide juridique, financement, etc.). Pour les recommandations complètes, voir le document de l’avis en ligne (CSF, 2012 : 125-127).

Pour amorcer le changement de cap qui s’impose, il faut cesser de voir la prostitution comme une question de moralité publique ou comme « un mal nécessaire », qu’il suffirait de contrôler par la réglementation. Il ne s’agit pas d’un « choix individuel » anodin, qu’il faudrait tolérer ou soutenir. Il s’agit d’un commerce gravement préjudiciable aux femmes, qui porte atteinte à leur dignité et aux droits fondamentaux des personnes les plus vulnérables. Le jugement de la Cour suprême nous donne l’occasion d’adopter une nouvelle loi, qui doit viser à protéger le droit des femmes de vivre sans prostitution.

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