Main d’acier dans un gant de velours : l’accaparement en Roumanie

Par Judith Bouniol

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A travers la Roumanie, les ressources naturelles attisent la cupidité et attirent d’énormes investissements. Ce phénomène est tapi derrière l’image idyllique de l’adhésion de la Roumanie à l’UE. Toutefois, cette apparente légalité est en fait un gant de velours cachant l’agressivité de la main de fer à l’origine du phénomène. Les terres et ressources naturelles sont saisies en masse par quelques acteurs monopolisant le contrôle des bénéfices de leur exploitation ainsi que la capacité de décision sur leur utilisation. Les activités développées ne sont de toute évidence pas une forme d’investissement qui répond aux besoins actuels des territoires ruraux roumains.

En Roumanie, les richesses naturelles sont les proies de convoitises considérables. Les terres fertiles sont traquées par des investissements agro-industriels massifs, la Moldavie est sous le danger de l’exploitation des gaz de schiste, la Transylvanie reste menacée par l’exploitation de l’or et l’intégralité du pays est prospectée pour son pétrole. Quel que soit la ressource exploitée, les terres des paysans accaparées subissent des mutations brutales et irréversibles.

Quelle proportion des terres roumaines est concernée par ce phénomène ? Pas de chiffres officiels. Les médias énoncent souvent qu’entre 700 000 et 800 000 hectares agricoles seraient exploités par des étrangers. Cela représente 6 % de la Surface Agricole Utile (SAU). Toutefois, cette estimation reste peu représentative de la réalité, étant donné la diversité des capitaux investis et des formes d’investissements. Les surfaces impactées dépassent largement celles directement exploitées par des firmes étrangères. De plus, il serait bien peu pertinent d’apprécier l’accaparement des terres de manière uniquement quantitative. Observons plutôt le mode d’implantation des firmes dans les communautés rurales et les impacts qui en découlent.

Il s’agit d’un accaparement complexe. Ici, pas d’expropriation forcées ni armées ; la population rurale, âgée et vulnérable, est généralement enthousiaste quant aux investissements agro-industriels massifs et accepte de louer ses terres. Des firmes agro-industrielles privées s’installent en toute légalité, par le biais de contrats de location ou de vente. L’accaparement des terres s’inscrit dans la libéralisation du marché foncier, agricole et alimentaire. Malheureusement, l’apparente légalité et douceur du phénomène cache l’agressivité du processus. Qu’elles soient roumaines ou étrangères, les firmes qui s’accaparent les terres s’allient aux autorités pour orienter la législation et les programmes de développement locaux et nationaux en leur faveur. Elles exploitent la vulnérabilité de la population et la faiblesse des institutions pour prendre le contrôle des terres, à travers des contrats de location abusifs ou l’achat de parcelles à bas prix. Localement, elles développent des activités qui, en plus de monopoliser le foncier, s’avèrent nuisibles à l’environnement et au bien-être économique et socio-culturel des communautés rurales. Trois cas concrèts viendront illustrer nos propos, Transavia, Emiliana West Rom et Maria Group, composé entre autres d’Agro Chirnogi et Maria Trading.

La convergence des facteurs qui favorisent l’accaparement

Entre fragmentation et concentration des structures agraires

La structure foncière actuelle est le fruit de l’Histoire. Jetons un œil en arrière pour apercevoir l’histoire des chemins de nos campagnes. Dès le lendemain de la seconde Guerre mondiale, la Roumanie entre dans la période communiste de Ceauşescu, marquée par la collectivisation des terres et du travail. En 1989, les exploitations collectives occupent 90 % de la SAU. Suite à la révolution, ces unités de production disparaissent. Cette décollectivisation se caractérise par la privatisation de la terre et son morcellement en plus de 20 millions de parcelles. C’est sur cette base foncière que vont être légiférés les investissements agricoles massifs. Après la révolution de 1989, le marché n’était pas encore ouvert au le reste de l’Europe. Toutefois, beaucoup d’anciennes unités collectives ont été reprises par ceux qui occupaient des fonctions importantes durant la période communiste et qui ont su profiter de la privatisation des terres. Les plus grandes exploitations agro-industrielles régionales s’appuient toutes sur des terres anciennement collectives. Les leaders régionaux et nationaux ont donc une « assurance-terre » infaillible : la majorité de l’outil de travail foncier ou immobilier est issu du public. Nos trois études de cas l’illustrent. Transavia est une ancienne coopérative agricole, privatisée en 1991. Les terres de l’ancienne ferme d’Etat constituent la moitié des 11,000 hectares cultivés par Agro Chirnogi. Il en est de même pour Emiliana West Rom.

La structure foncière se compose d’une multitude d’exploitations de très petite taille, qui représentent 65 % de la SAU, ainsi que de sociétés commerciales, de très grandes entités qui dominent largement dans le sud du pays. Transavia prévoit de cultiver 12 000 hectares, Emiliana West Rom en exploite 10 000 et Maria Group 20 000, alors même que la grande majorité des fermes sont familiales, d’une moyenne de trois hectares. Une agriculture familiale et une agriculture industrielle à grande échelle ; l’aspect dualiste de l’agriculture roumaine se profile à l’horizon… Toutefois, la disparition des petites fermes fait face à la multiplication et l’élargissement des plus grosses.

Cadres politiques et législatifs permissifs

Législation foncière – L’apparence restrictive du droit roumain, depuis la période de préadhésion à l’Union Européenne (UE), est trompeuse. Elle stipule que les compagnies agricoles européennes ne peuvent pas acquérir de terres agricoles. Mais rien de plus simple que de créer une entreprise de droit roumain, même si la totalité du capital est étranger ! Ces firmes artificiellement roumaines peuvent acheter des terrains agricoles et forestiers sans aucune restriction supplémentaire par rapport aux firmes dont le capital est roumain. Par exemple, les dirigeants et principaux actionnaires de Maria Trading et Agro Chirnogi sont libanais. A l’Ouest du pays, Emiliana West Rom est une filiale de la firme agro-alimentaire italienne Unigra. A partir de 2014 les compagnies ressortissantes d’un pays membre de l’UE pourront acquérir des terres agricoles et forestières en Roumanie dans les mêmes conditions que dans le reste de l’UE. Plus besoin de porter un masque.

Support politique – Le gouvernement est ouvertement orienté vers le développement de l’agriculture industrielle. Dans son programme gouvernemental, il affirme clairement sa volonté d’industrialiser l’agriculture et de tourner la production vers l’exportation. Le document indique que l’agriculture roumaine doit « augmenter sa compétitivité afin de faire face à la concurrence sur les marchés européens et internationaux».Il déclare aussi la volonté de prendre des « mesures qui conduiront à la fusion des terres et à la réduction du nombre de fermes et d’exploitations».Sans la moindre nuance, les orientations du gouvernement encouragent la fuite des activités paysannes et la concentration des terres. Il en est de même pour les banques qui se tournent vers les firmes agro-industrielles et tournent le dos aux fermes paysannes. Les autorités politiques et financières s’orientent vers un même cap : la suppression de la petite agriculture et le développement de l’agro-industrie et ses chaines de distribution alimentaire.

Cadre européen – À l’échelle européenne, la politique agricole bénéficie principalement aux grandes exploitations. Durant la période de préadhésion à l’UE, de 2000 à 2006, la Roumanie a bénéficié des fonds non-remboursables SAPARD, dont l’objectif était d’aider les nouveaux pays membres à préparer l’économie rurale à l’implantation des acquis communautaires. La majorité a été acquise par des exploitations déjà conséquentes, créées sur la base d’anciennes unités collectivisées. Transavia par exemple, leader national dans les produits fabriqués à partir de viande de volaille, a reçu près de 2 millions d’euros en 2005 et 2006 pour la modernisation de son exploitation. Ceux qui ont hérité des anciennes unités collectives de production ont été les premiers bénéficiaires des fonds SAPARD. Ayant obtenu des financements pour agrandir et moderniser leurs exploitations, ils sont aujourd’hui les plus grands bénéficiaires des subventions directes à l’hectare et des fonds du Programme National de Développement Rural (PNDR). Ceux qui ont hérité des anciennes unités collectives de production étaient des personnes déjà bien placées durant la période communiste. Ces structures s’élargissent et se modernisent grâce aux fonds SAPARD puis bénéficient des subventions à l’hectare de la Politique agricole commune et de l’Etat.

Dès l’entrée dans l’UE, les agriculteurs ont pu bénéficier des subventions de la Politique Agricole Commune (PAC). Ces subventions directes – 119,66 €/ha par l’UE et 35 €/ha par l’Etat roumain en 2012 – sont très inéquitablement réparties : moins de 1 % des exploitations agricoles – exploitations de plus de 500 hectares – reçoivent 50 % des subventions tandis que 99 % des fermes se partagent l’autre moitié ! Par exemple, Emiliana West Rom a sollicité la subvention directe a l’hectare pour 10 000 hectares en 2012. Elle aurait donc bénéficié de 1,2 million d’euros de la part de l’UE et 365 000 euros de la part de l’État roumain. La spéculation pour obtenir les juteuses subventions de la PAC contribue au phénomène d’accaparement des terres en Roumanie.

Contexte socio-économique arrangeant

Les sols du pays sont parmi les plus fertiles de l’Europe. Il s’agit de sols riches tels le célèbre tchernoziom, le sol le plus fertile du monde. La Valachie, le Banat et Dobrogea sont des régions particulièrement favorables à une agriculture intensive, grâce aux plaines et aux sols de qualité. Permettant le travail de la terre sur de grandes surfaces et la mise en place de systèmes d’irrigation, ces régions sont donc les premières cibles des investisseurs agricoles.

Les prix des terrains sont très attractifs ! Ici, un hectare de terrain agricole non constructible coûte en moyenne entre 120 euros et 3 000 euros. Si l’on songe aux pays où l’hectare se vend en moyenne 5 230 euros (France), 8 900 euros (Allemagne) ou encore 35 000 euros (Pays-Bas), les prix roumains sont séduisants. En ce qui concerne la location, les coûts à l’hectare sont également très abordables : ils varient entre 80 et 100 euros ou 300 et 700 kg de blé par hectare par an. En Suisse, en France ou aux Pays-Bas, il est impensable d’obtenir plusieurs centaines d’hectares, d’un seul tenant, à un tel prix !

Ensuite, le manque de soutien et d’encouragement de la petite agriculture couplé aux orientations vers le déploiement de l’agriculture industrielle aboutit à un déclin de l’agriculture paysanne. Les petites exploitations sont économiquement fragiles. Bien que leurs activités permettent de subvenir à leurs besoins alimentaires de manière quasiment autonome, les paysans sont confrontés à de nombreuses contraintes pour tirer un bénéfice économique de leurs produits. Les raisons de ces difficultés sont nombreuses. Notons par exemple que les normes européennes sont très difficiles à atteindre, d’autant plus que l’accès aux financements est un problème majeur. Etant donné la réticence des banques à leur prêter de l’argent, leurs capacités d’investissement sont réduites. Il leur est souvent impossible d’acquérir du matériel pour améliorer leur efficacité ou pour être aux normes. Par ailleurs, les fonds structurels européens sont attribués uniquement si le demandeur a la capacité de financer 50 % de la somme totale du projet. Or, les paysans ont rarement accès aux crédits bancaires et leurs financements propres sont souvent insuffisants pour assumer la moitié des dépenses de modernisation de leur ferme. Les petites exploitations sont donc peu soutenues face à ces difficultés d’investissement et d’adaptation. Les chiffres officiels parlent d’eux-mêmes : le Recensement Général Agricole de 2010 fait apparaître une chute de 14 % du nombre des exploitations depuis 2002.

Les fermes ne sont pas reprises par les jeunes et la population active migre vers les centres urbains roumains. En plus des différences de salaire et de retraite, les inégalités concernent aussi l’accès aux services publics ; si l’éducation et les services de santé sont bien développés en ville, ils restent rudimentaires dans les zones rurales. La population rurale est donc vieillissante. L’exode rural s’étalant au delà des frontières, la Roumanie a perdu 12 % de sa population en dix ans. Combien de milliers de roumains travaillent dans des conditions inhumaines et pour des salaires de misère dans les plantations de fraises en Espagne ou dans le bâtiment en Italie ?

Toutes les conditions sont réunies dans ce contexte avantageux pour que la firme agro-industrielle tire profit de la situation socio-économique. D’ailleurs, celle-ci s’applique à ce que le propriétaire ne s’attarde pas sur le contenu des clauses. L’implantation de Transavia nous offre un exemple probant. Depuis 2011 la firme a décidé de produire ses propres céréales pour nourrir sa basse-cour et pour les commercialiser. A quelques kilomètres de Cluj-Napoca, elle a ciblé les villages d’Aiton et Tureni. Avec une moyenne d’âge de 70 ans, la population est vieillissante et les terres sont peu à peu délaissées. Quoi de plus attrayant que de louer ses quelques hectares en contre partie d’une petite somme, surtout lorsqu’on n’est plus capable de les cultiver soi-même ? Dans une petite salle de la maison communale de santé, un salarié de Transavia conclut les contrats avec les propriétaires. Pas de costard intimidant, sa tenue est semblable à celles des locaux. Aujourd’hui âgé, il était fonctionnaire à la mairie durant les années 1980. Cet homme habite le village, il est connu de tous et il loue lui-même sept hectares à Transavia – un intermédiaire idéal. En signant le contrat, le propriétaire s’engage à louer sa terre en l’échange de 100 €/ha ou 800 kg de céréales par an. Et s’il souhaite récupérer sa terre avant le terme des 10 ans ? Il doit payer 690 euros, soit quasiment le bénéfice de 7 ans de location, par année restante ! La majorité des propriétaires ne sont pas au courant de cette démesure, d’abord parce qu’ils ne l’ont pas lu – nombreux sont les personnes âgées qui ne savent pas lire couramment – et ensuite parce que personne ne le leur a précisé. La signature du contrat se fait de manière banalisée, sans prise de conscience des engagements… Les enfants ou petits-enfants découvriront ces détails lorsqu’ils projetteront d’utiliser la terre de leurs grands-parents.

Dernier trait du tableau, l’accaparement des terres est toujours rendu possible par la collusioń des acteurs économiques avec les sphères politiques nationales et locales. Nous l’avons vu, les programmes gouvernementaux sont largement en faveur des industries agro-alimentaires. Il en est de même aux échelles régionales et locales. Prenons l’exemple de Maria Group. El Khalil Jihad et Youness Laoun, les deux actionnaires libanais, sont connus pour leur proximité avec des membres du gouvernement. Agro Chirnogi a notamment finance la campagne électorale d’Adrian Nastase. C’est d’ailleurs pendant que ce dernier était premier ministre (2000 – 2004) qu’Agro Chirnogi et Maria Trading ont obtenu les concessions des fermes d’État de Chirnogi (judet Calarasi) et de Prundu (judet Giurgiu). Les hommes d’affaires libanais seraient également liés au Parti Social Démocrate à l’échelle départementale grâce à des affinités avec Oana Niculescu Mizil Stefanescu, ancienne présidente de l’organisation départementale du PSD de Calarasi. Enfin, à l’échelle communale, Agro Chirnogi est connu pour avoir financé la campagne électorale de l’ancien maire, monsieur Vasile Checiu. La firme finance également « Viitorul Chirnogi », l’équipe locale de football. Stratégie efficace, les activités agricoles et commerciales des firmes de Maria Group s’appuient donc sur les bonnes relations des hommes d’affaires libanais avec la sphère politique.

Les périls de ces accaparements

Malheureusement, c’est peu dire que cet enchaînement de coïncidences et l’accaparement des terres qui en découle sont nuisibles au dynamisme des communautés rurales et fragilisent la souveraineté alimentaire. L’accaparement des terres est moteur de mutations socio-économiques irréversibles qui menacent les territoires ruraux.

Dégradation de l’environnement

Inutile de s’attarder sur le fait que l’agriculture pratiquée par les firmes agro-industrielles qui s’accaparent les terres est destructrice. Au plus proche de la population, elle provoque des désagréments continus. Par exemple, pour les habitants de Chirnogi, la firme Agro Chirnogi, c’est avant tout « des nuisances au quotidien », en particulier pour ceux qui vivent dans le quartier proche des silos. Le bruit est incessant et les ventilateurs projettent des poussières de maïs. « Six mois par an, l’air est irrespirable, on ne peut pas ouvrir les fenêtres de nos maisons, le sol de nos jardins est recouvert de poussière ». De plus, les machines agricoles et les camions de transport de céréales circulent sans arrêt dans le village et entre Chirnogi et le port d’Oltenita.

D’un point de vu écologique, puisqu’il s’agit toujours de monocultures, cette agriculture uniforme s’accompagne d’un affaiblissement, voire d’une destruction, des écosystèmes. Emiliana West Rom a par exemple supprimé les deux derniers hectares de forêt de la commune pour étendre ses cultures. Ces pratiques agricoles requièrent également l’utilisation massive d’engrais azotés, phosphorés et potassés (NPK) entraine la minéralisation et la mort des sols, ce qui les rend vulnérables à l’érosion. Ces produits, ainsi que les pesticides et les fongicides, polluent l’eau et détruisent la biodiversité. De plus, ce type d’agriculture étant indissociable de la grande distribution, il participe au changement climatique à cause de l’émission importante de gaz à effet de serre par le transport des marchandises. À travers tout le pays, l’accaparement agricole des terres est émetteur de pollutions locales et globales qui présentent des véritables risques, autant sur la santé que sur l’environnement.

Déséquilibre des systèmes agricoles de production et de consommation

Evidemment, l’accaparement des terres accélère la concentration des activités agricoles et fragilise la souveraineté alimentaire. Sur les marchés alimentaires, les firmes accaparatrices sont très compétitives. Grâce à leurs moyens de production très performants, leurs économies d’échelle et la perception importante de subventions, elles peuvent proposer des prix très attractifs. Face à une telle concurrence, les petits agriculteurs et les paysans ne peuvent pas participer pleinement aux échanges agricoles. Le fossé est d’autant plus grand que les petits paysans et agriculteurs sont peu soutenus et encouragés. Leurs activités sont donc délaissées au profit de la commercialisation de produits alimentaires issus de firmes agro- industrielles.

En alimentant les grandes surfaces roumaines et communautaires de produits bon marché, les entreprises ayant accaparé du terrain agricole orientent les habitudes alimentaires. Le consommateur, séduit par les prix bas, achète les produits issus d’une agriculture très productive. Or, pour être très compétitive, cette agriculture fonctionne sur un système industriel et sur une chaine de production complexe. Par un markéting et une publicité omniprésents, elle encourage un mode de consommation indirect, dans lequel le consommateur choisit un produit sans savoir d’ou il vient ni comment il est fabriqué. L’image et le prix deviennent des critères de choix au détriment de la qualité et du goût. L’accaparement des terres creuse donc le gouffre entre le consommateur et le producteur. L’agriculture qui accapare les terres participe alors à détourner le consommateur de la réelle qualité de son alimentation et l’oriente vers des produits dont les bienfaits pour la sante sont très controversés.

Enfin l’accaparement massif des terres agricoles influence les cours des prix du foncier. Entre 2000 et 2008, les prix des terrains agricoles roumains ont augmenté de 300 %. Cette inflation est une conséquence de l’ouverture des marchés à l’Union Européenne et de l’accaparement des terres. La hausse s’explique par le simple mécanisme de l’offre et de la demande. Puisque les investisseurs agro-industriels, roumains et étrangers, disposent de ressources financières importantes et que les transactions sont innombrables, les prix moyens des terrains ont tendance à augmenter. Malgré cette croissance, ils restent toujours bien plus accessibles que dans les pays de l’Europe de l’Ouest. Investir en Roumanie demeure donc un avantage pour les compagnies agro-industrielles étrangères. Toutefois, les petits agriculteurs et les paysans qui voudraient investir, dont les revenus sont très modestes et qui ont difficilement accès aux crédits bancaires, peuvent péniblement assumer l’augmentation de ces prix afin d’acquérir de nouveaux terrains.

Au fur et à mesure de la concentration des terres, des activités agricoles et des débouchés alimentaires, la Roumanie assiste à la disparition de ses petites et moyennes exploitations. L’extinction de ces secteurs d’activités renforce l’exode rural.

En guise de conclusion : Affaiblissement des dynamiques humaines en milieu rural

Si les firmes agro-industrielles peuvent s’emparer des terres, c’est avant tout parce que les terrains sont disponibles – ou potentiellement disponibles. La fuite de l’activité paysanne, à cause d’un manque de soutien et de reconnaissance, et l’exode rural forment donc ensemble la clef de voûte du phénomène d’accaparement des terres en Roumanie. Mais une fois la machine lancée, ces investissements agricoles à grande échelle, deviennent eux-mêmes moteur de l’exode rural et de l’affaiblissement du dynamisme socio-économique, par le contrôle des ressources naturelles et la dépossession de la ressource foncière.

Tout d’abord, l’accaparement de la terre induit la privation de la ressource foncière. Même si, en Roumanie, cela est généralement consenti par les populations locales, peu informées et vulnérables, cette dépossession de la terre affaiblit les activités agricoles existantes. Par ailleurs, le contrôle du foncier provoque souvent le contrôle de la ressource en eau. En accaparant les terres, les firmes mettent indirectement la main sur les eaux de surface ou les eaux souterraines locales afin de les utiliser pour l’irrigation. Dans ce cas, elles perturbent immédiatement le fonctionnement des communautés rurales. Sur le long terme, la population est soumise a l’imprévisibilité de la qualité et de la quantité de la ressource en eau. En 2009, l’utilisation de l’eau par Emiliana West Rom a créé des dégâts dans la commune de Dudestii Vechi. En amont du village, la firme cultivait alors du maïs, céréale très gourmande en eau. Alors que les précipitations manquaient, elle a créé un barrage temporaire afin de pomper un maximum d’eau dans l’Aranca, ruisseau qui traverse ensuite le village. Cette période estivale s’est donc caractérisée par l’assèchement du canal. Les habitants en ont particulièrement souffert, notamment pour l’arrosage de leurs jardins. La stagnation de l’eau a aussi provoqué le dégagement d’odeurs nauséabondes et causé la mort des poissons de la rivière. Bien que les habitants aient déposé des plaintes à la mairie, la situation juridique est restée nébuleuse durant tout l’été, pendant que les habitants de Dudestii Vechi subissaient les conséquences de pratiques agricoles irrespectueuses.

Ensuite, l’agriculture pratiquée par ces firmes étant très mécanisée, elle nécessite peu de main d’œuvre par hectare et ne crée donc peu d’emplois en milieux rural. De plus, ces emplois étant principalement saisonniers, ils sont précaires. Par exemple, à Chirnogi où 60 % ont plus de 60 ans, il y a très peu de sources d’emploi. La majorité de la population active quitte le village, définitivement ou non. Beaucoup sont partis s’installer dans la capitale, située à 60 km, ou à l’étranger, principalement en Espagne et en Italie. La population de Chirnogi est donc en déclin et Agro Chirnogi s’impose comme la seule source d’emploi. Le groupement de firmes emploie entre 600 et 700 employés, dont un quart sont des saisonniers, principalement des habitants de la région. Ils ont des contrats à durée déterminée de quelques mois durant les travaux d’été et sont au chômage le reste de l’année. Les ouvriers agricoles, ne sachant pas s’ils vont être embauchés ou non la saison estivale suivante, n’ont donc aucune sécurité de l’emploi et de revenu. De plus, des salariés font part de l’existence d’un syndicat, mais affirment qu’il n’est pas efficace à cause de la corruption interne à l’entreprise. Résultat : ceux qui restent, au moins une partie de l’année, sont soumis aux décisions de la firme, les autres partent.

Les investissements massifs dans le foncier sont peu créateurs d’emplois dans les milieux ruraux. Or l’emploi est le premier facteur d’attractivité d’un territoire. De plus, les impacts environnementaux sont tels qu’ils pourraient avoir un effet répulsif. Les investissements massifs dans le foncier ne renforcent pas l’attractivité de ces territoires et n’encouragent pas la venue d’une population active. En affaiblissant l’attractivité des territoires ruraux, le mécanisme accentue le gouffre qui sépare les espaces urbains des campagnes.

L’accaparement des terres agricoles en Roumanie est un frein au développement du pays et est déjà à l’origine de dégradations environnementales et de problèmes sociaux, qui s’aggraveront dans les années a venir. Ce n’est de toute évidence pas une forme d’investissement qui répond aux besoins actuels des territoires roumains. Ce phénomène, en plus d’être destructeur, est dangereux. En effet, l’accaparement des terres est synonyme de concentration des informations et des ressources naturelles et financières dans les mains de quelques acteurs. De toute urgence, la dimension éthique doit être intégrée a l’économie agricole et alimentaire et aux décisions politiques.

Judith Bouniol est diplômée à l’Ecole Supérieure Européenne d’Ingénierie de l’Espace Rural, a travaillé sur l’accaparement des terres avec Ecoruralis, association roumaine composée de paysans et jeunes qui soutient activement l’agriculture écologique et traditionnelle.

Références

Cette publication est une version écourtée d’une recherche publiée dans le rapport de la Coordination Européenne Via Campesina sur la concentration foncière, l’accaparement des terres et la lutte des peuples en Europe. La version complète (en anglais) peut être consultée au lien suivant http://www.tni.org/ briefing/update-land-concentration-land-grabbing-and-peoples-struggles- europe

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