Inscrire les racines de l’accaparement dans les transformations du régime agro-alimentaire

Par Valérie Potvin

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À plusieurs égards, l’accaparement des terres constitue une réponse à la rupture du modèle néolibéral, amplifié par la conjoncture des crises alimentaire, énergétique, financière et environnementale. Depuis l’avènement des crises mondiales en 2008, l’achat et la location de vastes superficies des terres se sont accrus à un rythme effervescent, atteignant des sommets inégalés. Pour comprendre l’émergence du phénomène et ses racines, le processus d’acquisition des terres doit être observé en relations aux conditions globales du système alimentaire.

Face à la libéralisation croissante des échanges commerciaux, la raréfaction des ressources et une demande alimentaire et énergétique croissante, le déséquilibre des marchés mondiaux et des économies agraires exacerbent les pressions sur un système déjà mis à mal. Un constat s’impose : le modèle de développement agricole promu par les politiques néolibérales se fragmente. D’un côté, la multiple crise alimentaire, financière et énergétique qui a éclaté en 2008 signe l’échec de la libéralisation des marchés agricoles et de la financiarisation de l’agriculture. La même année, le monde financier est en crise. De surcroît, les ressources énergétiques s’amenuisent alors que la demande globale atteint des sommets. De l’autre, la rupture du modèle néolibéral pousse ses acteurs à innover, à trouver des solutions de rechange au développement agricole mondial. Plusieurs avenues sont envisagées : on mise sur les progrès technologiques et l’industrialisation de petites exploitations agricoles dans les pays en développement ; on multiplie les accords de libre-échange prônés par l’Organisation mondiale du commerce. Certains optent pour les investissements fonciers agricoles. On délocalisela production alimentaire et d’agrocarburants. On tente de marchandiser le territoire et ses ressources. La course aux terres est la nouvelle panacée. Et les terres sont devenues l’or vert. Un engouement inégalé pour les terres agricoles bouleverse le système agroalimentaire mondial.

Cependant, la transaction foncière ou l’acquisition des terres n’est pas une finalité en soi. L’émergence des investissements agricoles transnationaux résulte plutôt d’un processus interactif entre les acteurs et le contexte économique et politique qu’ils tentent de transformer. Le phénomène contemporain de l’accaparement des terres est multidimensionnel et ne saurait être expliqué par un seul motif, car il s’agit d’un enchevêtrement d’évènements qui ont conditionné certains facteurs à interagir, certes à divers degrés, et à s’influencer mutuellement. Ainsi, se questionner sur les causes des acquisitions massives de terres nous amène à nous interroger sur les conditions qui transforment la signification et l’usage de la terre, sa valeur marchande, sa « marchandisation » et son rapport au territoire et à l’environnement.

Cet article explore les conditions sous-jacentes à la course aux terres et survole les causes récentes expliquant l’émergence du phénomène. Cette analyse vise à pousser notre compréhension commune de l’accaparement des terres et son émergence. La triple crise alimentaire, financière et énergétique constitue, certes, un moment charnière dans la montée du phénomène en 2008, mais ne permet pas d’expliquer comment et pourquoi les conditions sociales, économiques, environnementales et politiques ont contribué à son émergence.Pourcomprendrelaformationetlamultiplicationdesacquisitions foncières, il importe également d’analyser les dynamiques structurelles à la genèse du système agroalimentaire mondialisé. En analysant le rôle et l’influence de la mondialisation de l’agriculture et de la libéralisation agricole, nous verrons que ces dynamiques ont généré les conditions fondamentales ayant favorisé l’émergence du processus contemporain d’accaparements des terres. Cette relecture permet de montrer comment la mondialisation de l’agriculture et les récents modèles de développement rural ont transformé le système agroalimentaire et mené à la multiple crise alimentaire, financière, énergétique et environnementale.

Le régime agro-alimentaire en transformation

L’accaparement des terres offre une image éloquente de la géopolitique de l’agriculture et de l’alimentation. Le phénomène s’articule en fonction des rapports de force entre les États et les sociétés commerciales, le contrôle des règles du jeu par les conglomérats agroalimentaires et les mouvements paysans, et les besoins croissants et les ressources limitées. L’accaparement des terres marque un point tournant pour le modèle néolibéral où l’accumulation par dépossession s’étend dans l’espace géographique. L’extension de l’intensification agricole témoigne également de l’incapacité des gouvernements et des institutions multilatérales à répartir la richesse mondiale ou à assurer l’allocation optimale des ressources. Les asymétries de pouvoir entre les acteurs sont, plus que jamais, mises en évidence. L’accaparement des terres modifie non seulement notre rapport à l’espace, mais également à la marchandisation de la terre. La décentralisation et la dénationalisation de l’agriculture refondent nos conceptions d’un système agroalimentaire mondial homogène et unique.

L’accaparement des terres, dans sa forme contemporaine, s’inscrit dans une trame où les transformations du système agroalimentaire bouleversent les économies du monde, trame dont il faut détailler les vecteurs qui octroient à ce phénomène contemporain son impulsion et ses orientations. Il est possible d’identifier deux dynamiques structurelles qui se rencontrent et se renforcent mutuellement, exerçant des pressions grandissantes sur le secteur foncier agricole. Précisément, nous analyserons comment et pourquoi la mondialisation de l’agriculture et la libéralisation agricole et des droits fonciers constituent les conditions sous-jacentes à la course aux terres. Nous verrons que ces deux dynamiques interviennent à divers degrés, certaines directement et d’autres indirectement, dans la mise en œuvre et dans la consolidation du processus d’accaparement des terres.

Mondialisation de l’agriculture

Si des liens semblent clairement établis entre ces deux dimensions, il convient d’abord, afin de saisir comment s’inscrit l’accaparement des terres dans une « agriculture mondialisée », de définir ce que l’on entend par la mondialisation de l’agriculture, c’est-à-dire des processus de transformations agraires où la compression de l’espace-temps intensifie la circulation mondiale de produits alimentaires, favorise la transnationalisation d’entreprises alimentaires etdéterritorialise l’agriculture et les dynamiques rurales.

La mondialisation de l’agriculture déterritorialise, dépolitise, et dans une certaine mesure « dé-culturalise » les articulations entre les produits alimentaires, leurs territoires d’origine, leur culture, les économies et les sociétés. L’émergence de nouvelles configurations transnationales, dont l’accaparement des terres en est l’illustration moderne, nous pousse à reconsidérer les articulations systémiques généralement établies entre la localisation des activités économiques et la mondialisation de l’agriculture (et ses liens aux territoires et à l’espace). En effet, les transactions du foncier agricole sur les marchés internationaux résulte à la fois de l’explosion de la mobilité géographique du capital et de la formation des réseaux transnationaux d’acteurs, où les producteurs, commerçants et consommateurs se rencontrent et interagissent, plus ou moins indépendamment des lieux de production, d’achat ou de consommation. Alors que l’interdépendance planétaire du système agroalimentaire produit de nouveaux espaces d’interaction, les produits alimentaires, incluant ceux dérivés de l’agriculture, sont souvent consommés ou transformés ailleurs que là où ils sont produits.

Si la mondialisation alimentaire n’est pas récente (il serait plus approprié de parler « des mondialisations alimentaires »), le développement de techniques agricoles et d’élevage, les modes de conservation (notamment la congélation) et le développement du système de transport ont périodiquement transformé les régimes alimentaires du monde, donnant lieu aujourd’hui à la troisième phase de la mondialisation agroalimentaire (Friedmann et McMichael, 1989). La multiplication des réseaux et des connaissances a considérablement influencé la mondialisation de l’agriculture et, de facto, la mondialisation de l’alimentation. Les transformations de l’usage de la terre ne sont pas étrangères à la mise en commun des techniques et des pratiques agricoles. Par exemple, la production de riz n’est plus exclusive à la riziculture asiatique (et se cultive aujourd’hui à travers le monde), tout comme la production d’épices l’était au Moyen-Orient. La mise en réseau du système agroalimentaire constitue l’un des éléments fondamentaux ayant rendu possible l’existence du phénomène d’accaparement des terres. C’est précisément parce que les technologies et les cultures sont mobiles qu’il est aujourd’hui possible de cultiver une semence, un légume ou un épice dans plusieurs endroits du globe (autrefois localisé dans un système écologique et géographique donné), permettant ainsi une plus grande diversité agricole et alimentaire. La délocalisation et la relocalisation des productions agricoles s’inscrivent au cœur même du processus de la mondialisation de l’agriculture (Chouquer, 2011).

Économie politique agricole et rurale de l’État néolibéral

L’accaparement des terres renvoie également aux causes structurelles du système agraire mondial qui l’ont conduit à une rupture profonde. L’économie politique agricole et rurale de l’État néolibéral a généré les conditions économiques ayant favorisé l’accélération de l’accaparement des terres. Deux dimensions ont été retenues, soit la libéralisation du commerce agricole et la libéralisation du marché foncier.

La libéralisation agricole a stimulé une dérégulation sans précédent et un désengagement des États dans la production et la commercialisation agricoles, restructurant ainsi l’économie alimentaire au profit du secteur privé. C’est l’émergence du troisième régime alimentaire, le régime d’entreprises (McMichael, 2008 : 4; McMichael, 2012). Cette période est notamment marquée par la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1994. C’est le symbole contemporain de la montée du libre-échange commercial ; l’Institut s’engage à ouvrir les marchés et à libéraliser les transactions commerciales. Les tarifs sont maintenus à la baisse et les produits agricoles subventionnés font diminuer artificiellement les prix, entraînant des importations massives de certains produits, notamment le café, le coton et le sucre, vers les pays industrialisés. Cette situation a généré une dépendance croissance de certains pays devenus « esclaves » de leur propre mono- spécialisation (Mittal, 2009 : 10-11). La possibilité de s’approvisionner en nourriture « exotique » à bas prix a certes profité à plusieurs. Or, la libéralisation du marché agricole soutenue, entre autres, par les programmes d’ajustements structurels agricoles mis en œuvre au début des années 1980 a engendré une diminution draconienne des financements publics en l’agriculture, qui étaient pourtant essentiels au développement économique et à la modernisation (urgente) des exploitations agricoles dans la majorité des pays en développement. La diminution marquée des investissements dans la productivité conduit au déclin des recherches agroalimentaires et du crédit agricole. Avec la hausse progressive des prix alimentaires qui atteignent un sommet deux décennies plus tard, les pays importateurs ayant délaissé leur propre agriculture nationale au profit d’une spécialisation ont rencontré, selon Parmentier (2009), les limites de leur politique d’approvisionnement axée sur l’achat à faible prix des surplus alimentaires des marchés mondiaux. La capacité d’acheter des produits alimentaires « étrangers » diminue alors que les cours mondiaux augmentent. La libéralisation du commerce agricole, qui entraîne une « accumulation par dépossession », a enrichi les entreprises agroalimentaires tout en marginalisant les petits producteurs et en limitant leur intégration au marché économique mondial. Ce nouvel ordre commercial a entraîné un processus d’appauvrissement du monde agricole (particulièrement pour les petites productions agricoles ou familiales dans les pays en développement) qui, en dépit d’un léger dynamisme commercial, a souffert d’une détérioration des facteurs de production. La libéralisation agricole, contrairement à ses aspirations de scénarios où tous les acteurs sont favorisés, a creusé l’écart entre les dynamiques économiques et sociales entre les producteurs et les consommateurs en plus d’approfondir les inégalités économiques et sociales entre le Nord et le Sud, et au sein même des sociétés.

La libéralisation du marché foncier s’est imposée comme un objectif majeur des institutions financières internationales dans les années 1990 (Borras et Franco, 2010). Sous l’influence du modèle néolibéral, plusieurs gouvernements africains, asiatiques et latino-américains ont promu le libre marché agraire, notamment en établissant des registres de terres. Dans certains pays, les droits fonciers coutumiers et collectifs ont été partiellement convertis en droits individuels formels, ouvrant la voie à la « marchandisation » de la terre et des ressources naturelles (Zoomers, 2010 : 431). Ce processus était promu dans l’espoir que les droits fonciers individuels mèneraient à une plus grande efficacité de l’utilisation de la terre (Deininger, 2003). Par ailleurs, les programmes de registre foncier n’ont pas tous connus le succès espéré. Dans plusieurs cas, le coût pour enregistrer sa terre était beaucoup trop élevé pour les petits fermiers (Zoomers, 2010 : 432), limitant leur accès à la terre et la propriété.

Enfin, l’accaparement des terres doit être mis en rapport avec le contexte global de la hausse des investissements directs étrangers, largement tributaire de la libéralisation économique et des marchés fonciers agricoles, la mondialisation des transports et des communications qui ont tous contribué à divers niveaux à la marchandisation de la terre et de ses ressources comme l’eau, les métauxet le bois (Zommers, 2010 : 432). La libéralisation qui s’opère dans les années 1980 et 1990 constitue la toile de fond du phénomène. Les retombées de ces politiques auraient dû, théoriquement, favorisé les populations rurales productrices. Or, la réalité du système alimentaire mondiale a généré un tout autre tableau : la libéralisation agricole et des marchés fonciers ont mené à la rupture du système agroalimentaire.

Les multiples crises

Alors que la mondialisation de l’agriculture et la libéralisation du commerce agricole ont généré les conditions requises favorisant l’émergence d’un intérêt pour les terres étrangères, la consolidation du phénomène contemporain est le résultat d’une combinaison complexe de vecteurs récents. Dans leur rapport Land Grab in Africa: Emerging Land System Drivers in a Teleconnected World, Friis et Reenberg (2010: 3) expliquent les transformations de l’usage de la terre selon deux conjonctures. Les auteurs estiment que les bouleversements du système agraire sont causés par des vecteurs immédiats (proximate drivers) et indirects (underlying drivers). Les vecteurs immédiats sont, par exemple, les activités humaines ou les actions qui altèrent l’usage de la terre dans un territoire donné, comme l’expansion des cultures vivrières sous l’agriculture mécanisée ou encore la déforestation. Les vecteurs indirects sont, en revanche, des forces et des processus au sein d’une société qui constituent la base des moteurs immédiats. Précisément, les vecteurs indirects opèrent aux niveaux régional, national et global, par exemple les transformations des conditions de marché, la croissance de la population, les facteurs institutionnels et politiques, ou encore les changements dans les droits de propriété. Les vecteurs immédiats et indirects sont des dimensions interalliées par des mécanismes complexes. Lambin, Geist et Lepers (2003) ajoutent que les dynamiques sous-jacentes au système foncier agricole reposent sur un grand nombre de facteurs qui ne peuvent être considérés individuellement. Les auteurs soutiennent également qu’aucun vecteur ne peut opérer en silo, mais plutôt en interactions constantes avec d’autres.

Ainsi, pour comprendre les subtilités des dynamiques agraires, il convient de situer dans leur contexte global les synergies causales. Pour ce faire, cette partie dresse le portrait dans lequel s’inscrit l’accaparement des terres en répertoriant trois moteurs principaux qui permettent d’expliquer l’accélération récente du phénomène, soit la crise alimentaire, la crise énergétique, la crise financière et la crise environnementale. Sans pour autant entrer dans les détails, nous allons toutefois explorer différents facteurs qui ont stimulé cette multiple crise et entraîné une revalorisation du foncier agricole (Borras et al., 2011).

Accaparement lié à la crise alimentaire

La crainte d’une pénurie alimentaire ou d’une nouvelle flambée des prix a poussé de nombreux gouvernements à mettre en œuvre des stratégies pour stabiliser leurs sources d’approvisionnement et répondre aux besoins de leur population. En quête de sécurité alimentaire, l’acquisition de terres à l’étranger est devenue, au cours des dernières années, une politique d’investissement clé, notamment pour les pays émergents, les pays importateurs et ceux dont la pression démographique est forte. L’achat ou la location de terres constitue un pilier majeur, et dans certains cas de plus en plus prépondérants, d’une stratégie d’approvisionnement qui bouleverse le marché traditionnel des denrées alimentaires au nom de la « sécurité alimentaire ». Cette nouvelle avenue pour garantir une disponibilité et accessibilité alimentaires stables dans le temps refonde notre conception moderne quant aux « moyens » empruntés pour atteindre la « sécurité alimentaire ».

Accaparement lié à la crise énergétique

Parallèlement à cette croissance de la demande des produits alimentaires se trouve une demande élevée pour les biocarburants. L’intérêt renouvelé des États pour la sécurité énergétique est le résultat combiné d’une montée des prix des carburants fossiles et la mise en œuvre de politiques publiques favorables aux énergies « vertes ». Ce changement de culture vers des « productions vertes » a mené récemment les pays industrialisés à trouver des solutions nouvelles afin de sortir d’une dépendance aux énergies fossiles. La production de biocarburants, tant sur un territoire national qu’étranger, est aujourd’hui un moyen privilégié pour remplacer la production ou l’importation de carburants dérivés du pétrole. Par exemple, de nombreuses sociétés actives dans les secteurs énergétiques telles que Shell et Chevron, et agricoles, telles que Monsanto et Dreyfus, sont en voie d’établir une filière entière intégrant l’éventail complet de production de marchandises agricoles essentielles à la production de biocarburant (ETC Group, 2011). Enfin, cet engouement pour les biocarburants n’est pas sans conséquence. La demande exerce une pression à la hausse sur la demande agricole et sur la valeur du foncier. La demande en maïs a augmenté de 70 %, celle du de 13 %, de l’huile de soja de près de 50 % et de l’huile de palme de 20 % (FAO et OECD, 2011 : 10).

Accaparement lié à la crise financière

Le foncier agricole est devenu, en l’espace de quelques années, un pilier important des stratégies de gestion financière des régimes de retraite. Non seulement l’achat de terres agricoles assure-t-elle une rentabilité à long terme en raison de la mise en valeur continue des terres,mais peut également procurer un revenu immédiat issu de la vente de produits maraîchers, céréaliers ou autres, cultivés sur ces terres. En 2008, les régimes de retraite ont investi dans le foncier agricole 260 milliards de dollars, comparativement à seulement 10 milliards de dollars en 2003. Ces résultats permettent d’expliquer pourquoi, entre autre, les régimes de retraite figurent aujourd’hui parmi les investisseurs les plus importants dans les marchés des denrées de base et les terres agricoles. Au cours des dernières années, les fonds d’acquisition de foncier agricole furent particulièrement rentables, rapportant entre 10 % et 20 % par année (GRAIN, 2011), ce qui représente un profit exceptionnel pour les régimes de retraite. Ainsi, l’investissement dans le foncier agricole assure un taux de liquidités et garantit la rétribution de rentes aux retraités. Cet aspect est vital ces régimes, particulièrement ceux des pays occidentaux où le vieillissement de la population exerce une pression sur les régimes de retraite, en proie à des déficits actuariels majeurs.

Cet attrait récent du secteur financier pour le domaine agraire s’explique, entre autre, par un changement récent des priorités du marché mondial. Traditionnellement, le marché foncier agricole a rarement rapporté des ristournes significatives sur les investissements puisque la valorisation de la terre (particulièrement « étrangère ») rencontrait, jusqu’à tout récemment, plusieurs obstacles pour les investisseurs, notamment concernant l’accès, la sécurité et l’exploitation. Si ces difficultés existent toujours, elles sont néanmoins beaucoup moins importantes pour les investisseurs. La terre est aujourd’hui une « valeur refuge », comme l’est l’or depuis des décennies, en raison de sa rareté et de son potentiel de développement alimentaire.

Certains investisseurs, particulièrement les sociétés actives dans l’agroalimentaire, acquièrent des terres dans une logique d’intégration verticale (Cotula et al., 2009 : 5), alors que d’autres, notamment les banques ou les fonds spéculatifs, sont en quête de profits ou inspirés par une logique spéculative (Daniel et Mittal, 2009 : 4). Dans tous les cas, les acteurs investissent dans le foncier agricole en vue d’un rendement présent ou ultérieur favorable. Ainsi, suivant la crise financière, l’acquisition de terres s’est érigée comme une stratégie financière.

Accaparement lié à la crise environnementale

Enfin, certains vont ajouter aux crises alimentaire, financière et énergétique une quatrième dimension, soit la crise environnementale. L’érosion du sol, la perte de fertilité et de la biodiversité – notamment en raison des cultures industrielles mécanisées et intensives en engrais et pesticides – contribuent à la dégradation des terres agricoles, la diminution de la production, la pollution de l’air et, dans certains cas, à l’approvisionnement en eau. Il suffit de citer comme exemple les larges plantations de palmiers à huile qui sont à l’origine de déforestation massive, notamment en Indonésie. Conjointement, ces conséquences environnementales représentent un enjeu majeur motivant les investisseurs à acquérir les terres « encore fertiles et productives » et cela, peu importe la région du monde. Zoomers (2010 : 435) ajoute que la crise environnementale est aussi invoquée pour justifier l’achat de vastes superficies de terres dans le cadre d’initiatives visant la reforestation et la protection de la biodiversité. Un phénomène communément appelé le « green grabs » (Fairhead et al., 2012).

Conclusion


Situer la question foncière agricole au sein d’un contexte global nous permet ainsi d’offrir une analyse appliquée aux questions d’économie politique agraire. L’une de nos prémisses initiales est de reconnaître que les crises alimentaire, énergétique, financière et écologique ont clairement illustré les limites de l’accumulation du capital promu par la mondialisation néolibérale. Le capitalisme est entré dans une période de crise à l’échelle internationale. Si ces crises peuvent être comprises comme la fin des relations capitalistes de production, nous voyons plutôt ces crises comme marquant l’incapacité des institutions capitalistes à promouvoir la stabilité nécessaire et une redistribution juste et équitable entre les sociétés, et au sein de celles-ci, tant au Nord qu’au Sud. Les crises de 2008 étaient multidimensionnelles.

La conjonction de multiples crises a créé le besoin pour le capitalisme de « relocaliser » ses activités à l’échelle planétaire et de trouver de nouvelles façons de générer des profits. Alors que la production et l’exploitation agro- industrielle a atteint son plein potentiel au Nord, l’un des canaux optimaux pour accroître les investissements en agriculture à l’échelle mondiale est d’étendre l’agriculture industrielle dans des régions qui ont la capacité d’absorber ce type de développement. Autrement dit, il est possible « d’intensifier l’extensification » là où l’agriculture industrielle est moins dominante (Borras et al., 2012). Suivant cette logique, l’objectif est alors de créer un changement de caractère de l’accumulation et de transcender les limites de l’accumulation par dépossession.

Enfin, l’étrangéisation de la terre, telle que formulée par Zoomers (2010), suggère également une dénationalisation du territoire (Borras et al., 2012; 859). L’accaparement des terres est alors perçu comme une rupture totale avec le rapport géographique et social qui unissait les communautés à leurs milieux. Notre rapport traditionnel à l’espace est alors redéfini ; c’est la délocalisation du foncier contemporain. L’accaparement des terres génère non seulement un « dysfonctionnement de la localisation », mais également une « dys-location » du rapport à la terre (Chouquer, 2011).

Cette restructuration géographique provoque l’ouverture d’espaces transversaux où les interrelations et les nouvelles formes de propriété, de contrôle et d’accès nous amènent à penser l’accaparement des terres comme l’expression de nouveaux espaces en voie d’être mondialisés. Plus que jamais, la question agraire s’inscrit dans un ordre mondialisé où les paradigmes néolibéraux dictent la production, la distribution, la standardisation, la marchandisation et la consommation des aliments. Aujourd’hui, les terres agricoles sont aussi mobiles que tous les autres biens.

Valérie Potvin détient une maîtrise en Affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa. Elle a écrit son mémoire sur l’accaparement des terres et ses répercussions sur la sécurité alimentaire en Afrique subsaharienne.



Références

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