Une lutte enracinée : la grève étudiante de 2012 et le rhizome antiautoritaire

Une lutte enracinée :

la grève étudiante de 2012 et le rhizome antiautoritaire[1]

Par Anna Kruzynski, Rachel Sarrasin, Sandra Jeppesen[2]

Les moments de fortes mobilisations comme ceux que le Québec a connus récemment dans le cadre de la grève étudiante contre l’augmentation des frais de scolarité sont des occasions de voir apparaître au grand jour la diversité des réseaux militants actifs sur un territoire. En ce sens, la lutte sociale dont nous avons été témoins dans la province, et particulièrement à Montréal, a notamment constitué un nouvel épisode d’expression publique d’un mouvement antiautoritaire profondément enraciné dans le terreau québécois, et qui se développe maintenant depuis un peu plus d’une décennie. L’analogie du rhizome est une représentation adéquate de ce phénomène. Pour en reprendre l’acception commune, un rhizome est une pousse souterraine dont certains embranchements pointent de temps à autre à la surface, selon des intensités variables. Cette métaphore convient tout à fait à la description du mouvement antiautoritaire dans la province et à l’illustration de son importance pour différentes luttes sociales.

Convenons d’un point de départ considéré par plusieurs observateurs comme un épisode déterminant de l’émergence contemporaine de ce mouvement antiautoritaire. Avril 2001 : des manifestations monstres attirent des milliers de personnes dans les rues de la ville de Québec en opposition à la tenue du Troisième Sommet des Amériques visant la négociation d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). S’inscrivant dans la foulée du cycle de contestation contre la mondialisation des échanges économiques dont le moment phare en Amérique du Nord a certainement été la rencontre de Seattle en 1999, la mobilisation massive de Québec aura d’ailleurs raison du «mur de la honte», érigé en périmètre de sécurité autour du lieu de rencontre des chefs d’État et de gouvernement. Avant ce moment marquant, d’autres embranchements de ce rhizome avaient commencé à poindre à la surface, notamment lors du sit-in devant le Complexe G à Québec en 1997, lors du «commando-bouffe» initié par des groupes communautaires en 1998 dans le but de redistribuer aux populations démunies le contenu du buffet offert à l’Hôtel Reine Elizabeth de Montréal ou encore, lors de l’occupation de 3 jours du Conseil du patronat du Québec et à l’occasion de l’Opération SalAMI la même année. Plus récemment, un nouvel embranchement s’est manifesté au grand jour via la participation de nombreux militant.es québécois contre les rencontres du G8 et du G20 à Toronto. Dans cette même perspective, le mouvement Occupons Montréal de l’automne 2011 et la mobilisation initiée par la grève étudiante de 2012 peuvent aussi être considérés comme de nouvelles ramifications de ce rhizome antiautoritaire.

Ces diverses manifestations publiques sont révélatrices de nouvelles dynamiques dans l’histoire des luttes sociales au Québec. Outre le fait qu’elles ont été l’objet d’arrestations massives et de répression politique sans précédent, ces mobilisations témoignent de l’émergence d’un mouvement antiautoritaire qui occupe aujourd’hui une place centrale dans le milieu militant. Les acteurs qui sont reliés à ce mouvement partagent une culture politique qui prend forme dans des positions politiques, des stratégies d’action et une forme organisationnelle communes que notre collectif de recherche documente depuis plusieurs années déjà[3]. Cette culture politique s’articule tout d’abord autour d’une critique explicite des causes profondes des problèmes sociaux que cherchent à combattre les militant.es antiautoritaires, tels la pauvreté, le manque d’accessibilité aux services publics, le profilage racial, l’homophobie, l’embourgeoisement, la dégradation de l’environnement, etc. Ce discours politique établit des liens de causalité entre les problèmes identifiés et les différents systèmes d’exploitation qui les alimentent, notamment le capitalisme, le colonialisme, le racisme, le patriarcat ou encore l’hétérosexisme. Plutôt que d’être isolés les uns des autres, ces derniers se renforcent pour créer des situations d’oppression vécues par une proportion importante de la population. D’un point de vue antiautoritaire, les injustices ainsi créées ne peuvent en aucun cas être éradiquées en l’absence d’un démantèlement complet de ces systèmes d’exploitation historiquement construits. Or, c’est précisément ce type d’analyse qui est mis de l’avant dans les mobilisations comme celle du mouvement des 99% qui condamne les dérives du capitalisme, ou celle des étudiant.es qui s’opposent à la décision gouvernementale de hausser les frais de scolarité en raison de la logique sous-jacente encourageant la marchandisation de l’éducation.

Dans un deuxième temps, la culture politique du mouvement antiautoritaire porte également une critique explicite de la démocratie représentative et du fonctionnement des institutions étatiques, alors qu’elle promeut parallèlement l’expérimentation de nouvelles formes d’organisation politique fondées sur la démocratie directe et la décentralisation. Cette position va au-delà de la dénonciation de la corruption au sein des institutions politiques traditionnelles ou encore de la possibilité d’un changement politique réel par la voie des élections. Selon la perspective antiautoritaire, les personnes directement concernées par un problème donné sont celles qui sont les mieux habilitées à trouver les solutions appropriées à leur situation. Une société idéale serait ainsi géré dans des espaces de proximité favorisant la délibération entre tous, comme c’est le cas dans les assemblées générales, les consultas ou les rencontres de délégués, et par le biais de processus décisionnels fondés sur le consensus, impliquant chacun des participant.es. De cette façon, ces derniers expérimentent et construisent collectivement de nouveaux rapports sociaux égalitaires et horizontaux. Dans le cadre de la lutte étudiante, la CLASSE est un excellent exemple – bien que non exempt d’aspects à améliorer – de cette optique autogestionnaire : des assemblées générales ont lieu à l’échelle locale de chaque association collégiale et universitaire membre de la Coalition, puis des délégués participent ensuite aux rencontres de coordination hebdomadaires où sont élaborées les grandes lignes des plans d’action. Contrairement à l’image véhiculée par la couverture médiatique, les figures de proue du mouvement n’en sont pas les leaders pour autant, mais sont simplement désignés comme porte-paroles.

Enfin, le mouvement antiautoritaire puise ses stratégies d’action dans un vaste répertoire de possibilités. Le respect de la diversité des tactiques qui est un principe fondamental du mouvement est le fruit de nombreux débats visant à convaincre l’ensemble des acteurs sociaux de la pertinence d’une telle position. Bien qu’il ouvre la voie à un large registre de tactiques, ce principe d’action ne cautionne pas pour autant le recours à n’importe quel type d’action dans n’importe quelle situation. Il implique cependant la reconnaissance du fait que les discussions entourant la légitimité de l’usage de ces différentes tactiques doivent se faire au sein du mouvement, entre les acteurs concernés, plutôt que sur la scène publique. En effet, la mésinterprétation du principe du respect de la diversité des tactiques, maintes fois alimentée par la couverture médiatique et dans le discours des autorités, a contribué à créer une division dans l’opinion publique entre les «bons» et les «mauvais» manifestants, en fonction du type d’action privilégié. Cette division au profit de l’ordre établi a été recréée à nouveau dans le contexte de la grève étudiante. Cependant, contrairement à plusieurs expériences passées, cette stratégie n’a pas trouvé écho au sein du mouvement étudiant dont les porte-paroles n’ont pas condamné les tactiques plus radicales comme celles visant la perturbation économique, préservant ainsi une relative unité et le sentiment de solidarité au sein du mouvement.

La culture politique dont nous venons d’énoncer les grandes caractéristiques n’est pas figée dans une plate-forme ou un énoncé de principes. Les orientations qui la fondent sont plutôt de nature organique, spontanée et en constante évolution. Pour revenir à la métaphore du rhizome, ce qui se passe sous terre et demeure invisible entre les moments d’apparition publique de certains embranchements du mouvement est ce qui soutient le travail des militant.es dans la perspective de ces mobilisations. Les militant.es antiautoritaires travaillent tous les jours, dans leurs communautés respectives, afin de consolider une interface organisationnelle qui constitue en quelque sorte le patrimoine commun antiautoritaire. Afin de réduire la dépendance à l’économie capitaliste, le mouvement met en place des «services» autogérés et basés sur un modèle d’entraide, pour satisfaire les besoins spécifiques identifiés par les communautés. À ce titre, mentionnons les médias alternatifs, les ateliers de réparation de vélo, les bibliothèques autonomes, les cuisines ou garderies collectives, pour n’en mentionner que quelques-uns. Pour contrôler les moyens de production, le mouvement organise des coopératives autogérées, comme des cafés, des maisons d’édition, des fournisseurs de technologies de l’information, des regroupements d’agriculteurs biologiques, etc.

Dans le même esprit, afin de réduire la dépendance envers les médias traditionnels et les institutions culturelles, le mouvement forme ses propres journalistes, essayistes et chercheurs, ainsi que ses propres sites d’information, réseaux de communication, émissions de radio, zines et journaux. Il propose également ses propres créations culturelles, notamment le festival de théâtre anarchiste, des cabarets, des collectifs de vidéastes, des salles de concert ou des espaces de sérigraphie. Considérant qu’on ne peut pas séparer le privé des sphères de la vie publique, les principes antiautoritaires sont également au cœur de la manière d’aborder les relations interpersonnelles dans le mouvement: dans des habitations collectives, des communautés intentionnelles, des espaces de divertissement, etc.

En exposant la partie souterraine du rhizome antiautoritaire, on peut donc dévoiler les racines qui nourrissent les différents embranchements que l’on a vus ponctuellement émerger à la surface au cours de la dernière décennie. Cette illustration nous permet alors de tracer un portrait d’un mouvement qui demeure autrement inaccessible à ceux qui ne s’intéressent qu’à ses manifestations publiques. Entre les grands moments de mobilisation, le mouvement antiautoritaire s’attèle à la préfiguration de pratiques politiques, économiques, culturelles et sociales qui peuvent être envisagées comme des embryons d’institutions alternatives à développer. Ce patrimoine antiautoritaire ancré dans les principes de l’autonomie collective  -l’autodétermination et l’auto-organisation – se fonde sur la réappropriation et la mise en commun du pouvoir, autrement délégué par chaque individu aux autorités par le biais du mécanisme de la représentation politique. Les personnes concernées par une situation concrète choisissent donc d’agir sur celle-ci en déterminant collectivement les moyens nécessaires à leur émancipation.

 

C’est précisément ce type d’expérience politique que vivent les étudiant.es à travers leur mobilisation et l’aventure à laquelle ils et elles nous convient. Dans les différents quartiers de Montréal et d’ailleurs où nous avons entendu résonner le son des casseroles en solidarité avec la lutte étudiante et contre les politiques du gouvernement libéral, les gens se sont organisés en assemblées de quartier sur la base des principes de la démocratie directe et de l’autonomie collective. En ce sens, la grève étudiante dont les enjeux ont évolué bien au-delà de l’opposition initiale à la hausse des frais de scolarité, a en partie puisé sa force dans l’enracinement du mouvement antiautoritaire et contribue aujourd’hui au bouturage de ce même mouvement. Dans cet esprit, s’il était courant en 2001 d’entendre dire: «Ça n’a pas commencé à Seattle et ça ne se terminera pas avec Québec», peut-être maintenant pouvons-nous proclamer: «Ça n’a pas commencé avec le mouvement Occupons et ça ne se terminera certainement pas avec la fin de la grève étudiante !»

Bibliographie

Sarrasin, Rachel, Anna Kruzynski, Sandra Jeppesen et Émilie Breton. (à paraître). «Radicaliser l’action collective : portrait de l’option libertaire au Québec», Lien social et politiques 68.


[1] La version initiale de ce texte a été publiée en anglais dans un numéro spécial du Wi: journal of mobile media de juin 2012 intitulé «Out of the Mouths of ‘Casseroles’: Textes qui bougent au rythme du carré rouge», disponible en ligne : http://wi.hexagram.ca/. Rachel Sarrasin a effectué l’adaptation et la traduction de la présente version du texte.

[2] Les auteures sont membres de Collectif de recherche sur l’autonomie collective (CRAC) affilié à l’Université Concordia (www.crac-kebec.org). Les arguments présentés dans ce texte sont le fruit d’une analyse collective effectuée sur la base des travaux du CRAC et impliquant l’ensemble de ses membres.

[3] Une présentation approfondie du mouvement antiautoritaire, de ses caractéristiques et de sa contribution sociale et politique est développée dans l’article signé par Rachel Sarrasin, Anna Kruzynski, Sandra Jeppesen et Émilie Breton, «Radicaliser l’action collective : portrait de l’option libertaire au Québec», à paraître dans le numéro 68 de Lien social et politiques.

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