Le tricot du peuple : une performance relationnelle

LE TRICOT DU PEUPLE : UNE PERFORMANCE RELATIONNELLE

par Ève Marie Langevin

On se tricote un avenir ensemble…

Faites le nombre de rangs

rouges ou jaunes ou mélangés

qu’il vous plaira

en pensant à ce que

vous désirez, vous chérissez

comme avenir.

Que la pensée du peuple

se prenne dans les mailles

puis se projette sur notre monde

puisque c’est dans nos cordes.

À chaque perfo, j’invite les passants ou les manifestants à monter mailles par mailles le tricot du peuple et à y mettre, dans leur geste, leurs meilleures pensées et élans du coeur pour l’avenir du peuple. C’est la trame du peuple que nous voulons constituer, refaire notre tissu social si éraflé, créer peut-être un maillage entre les personnes, au hasard des rencontres. Une participation du public à la maison, m’envoyant le fruit de leur travail par la poste ou lors de petites réunions de tricot politique est également en branle pour que les personnes qui ne peuvent pas participer aux événements publics puissent le faire, à leur façon, chez eux. Si le projet se développe suffisamment, on pourra penser organiser une exposition des travaux réalisés.

Tricoter ensemble, montrer/apprendre à tricoter, puis éventuellement échanger ou méditer sur l’avenir du Québec, tels sont les objets et la gestuelle concrète de cette performance artistique engagée. Soit une conversation se créé entre le ou la participant.e et moi, comme artiste performeuse, ou encore il ou elle préfère travailler et méditer dans sa bulle. Les hommes plus jeunes, en particulier et contre toute attente, s’y intéressent et prennent plaisir à apprendre à tricoter. Quelquefois, ils renoncent rapidement, mais continuent la discussion, alors je prends le relais et tricote à leur place. Également, comme j’ai deux tricots en route, alors lorsqu’il y a plus de monde, il y a deux personnes au tricot qui ne se connaissent pas qui parlent ensemble, se donnent des trucs ou commentent la situation présente (manif, atelier d’Occupons Montréal ou autre). Dans ce cas, j’ai besoin d’un/e complice prof de tricot, qui aide les participants que je n’ai pas le temps de voir.

Les couleurs des tricots ont leur importance : le rouge symbolise le très fameux carré rouge des étudiants en grève pendant plusieurs mois pendant l’hiver, le printemps et bientôt l’automne 2012; le jaune symbolise la couleur du mouvement Occupons Montréal (dans la mouvance d’Occupy) depuis l’automne 2011 qui a inspiré en partie et soutenu ces nouvelles luttes étudiante et sociale.

Pour cette perfo, je suis aussi un personnage à la fois naturel et étrange par mon costume. J’ai un maquillage extrêmement élaboré autour des yeux, et mon visage est légèrement et bizarrement entouré de fil de laine rouge. Je suis habillée assez chic, avec des vêtements de couleur orange brûlé, un dérivé du carré rouge, mais aussi la couleur internationale de non-violence. Je porte un haut en soie sans manche, parfois avec un léger chandail de laine rouge bourgogne et une jupe longue en fin jersey, mais dont une frange est légèrement déchirée et salie. Quand il ne fait pas trop chaud, je porte aussi un petit chapeau rouge en velours rouge que j’ai brodé. De gros souliers gris et noir confortables en tissus tressé complètent le tout. Ce personnage me permet d’entrer plus facilement dans l’intimité des personnes rencontrées; elles se laissent plus facilement porter par ma demande de participation et intriguée ou même mystifiées (dans le sens originel de mythe) par le mystère étrange d’une tricoteuse urbaine qui fait le trottoir… Les plus jeunes, en particulier sont particulièrement séduits par cette idée et geste de projeter leur avenir dans la fibre de la laine tricotée par tant d’autres avant et après eux. Dans les manifs, je me contente habituellement de marcher, tout en portant haut, comme une fière égérie ou une vestale, la balle de laine rouge dont est constitué une partie de mon visage [réf. photo in The Gazette][1].

C’est incroyable, ce que cette balle de laine liée à mon visage et tenue ainsi, génère comme symbolique dans l’esprit très riches des gens ! Pouvoir/force ou avenir du peuple, conflit mêlé/démêlé entre le gouvernement/les étudiants et une partie du peuple, bébé naissant, bombe à retardement, masque, paradoxe entre libération et enfermement ou emprisonnement, etc., etc. j’essaie de les noter quand je peux, tant je suis touchée par l’imagination populaire.
À l’occupation du parc Lafontaine, j’ai remarqué que le fait de me tenir sur le trottoir pour inviter les gens à participer créait comme une porte d’entrée… pour certaines personnes. Lorsque je me tenais à proximité d’une activité de groupe, cela amenait parfois un participant à s’intéresser, par exemple, aux ateliers des discussions d’Occupons Montréal (OM) où je participe également, ou plus souvent, à simplement poser des questions sur ce qui se passe. Parce que les gens sont généralement timides (comme moi) et qu’ils ont tellement besoin de parler et d’être écoutés, en ce moment plus que jamais. C’est comme créer une petite rivière relationnelle qui mène vers soi, vers les autres ou vers d’autres activités en cours. Une activité ludique et familière comme le tricot aide sans contredit à entrer en contact et à créer de petits liens sociaux dans l’anonymat et la solitude des villes, et surtout sur la place publique dont le mouvement international Occupy réclame à grands cris, ici comme ailleurs, la reconnaissance et la protection.

À la mi-juin, au parc Lafontaine, j’ai rencontré un biologiste qui a longtemps vécu en Chine et m’a parlé de la relation des Chinois avec leurs étrangers et de sa théorie sur la disparition progressive de l’immigration au Québec. Passionnant ! Un autre avait été observateur lors des premières élections en Tunisie et me relatait son expérience. De temps en temps, la conversation prend un tour plus personnel. Au parc Émilie-Gamelin au début juin, une itinérante m’a raconté comment la police traitait son père dans les années’50 lorsqu’il était drogué, je l’ai admiré dans sa résilience. Elle n’était pas habituée à ça, on a eu les larmes aux yeux ensemble, se serrant les mains. Elle est partie les yeux brillants. Touchant ! Au parc Molson en juillet, j’ai longuement conversé avec un artiste immigrant du Maroc, qui ne pouvait évidemment concevoir de critiques à l’égard de son nouvel pays d’adoption. Même l’expression «printemps arabe» en français, il ne l’avait jamais entendue avant. Surprenant !

Enfin, un petit lien historique avec la révolution française est à faire.

«Durant l’ensemble de la période révolutionnaire [française], [les femmes] occupent la rue dans les semaines précédents les insurrections, et appellent les hommes à l’action, en les traitant de lâches. De cette façon, les femmes pénètrent la sphère du politique et y jouent un rôle actif. Mais dès que les associations révolutionnaires dirigent l’événement, les femmes sont exclues du peuple délibérant, du corps du peuple armé (garde nationale), des comités locaux et des associations politiques.»[2]

Mais elles trouvent le moyen de prendre une part active à la vie politique comme «Jacobines» en se présentant à la tribune des assemblées révolutionnaires, tout en tricotant pour gagner leur vie, se tenir au chaud et ainsi économiser les charbons de la maison qui coûtent cher. Par leurs cris et leurs voix indignées, elles influençaient les législateurs assemblés. Par la suite, «les tricoteuses de Robespierre» se rendaient sur le lieu de la guillotine, toujours en tricotant, pour participer à la vindicte populaire contre les guillotinés. C’est malheureusement surtout cette image négative que l’histoire machiste, la littérature[3] et le cinéma ont gardé d’elles. Quelques mois plus tard, la révolution se tourne contre elles.

«La Convention interdit aux femmes l’accès à ses tribunes, elles sont pourchassées durant la nuit, puis, trois jours plus tard, bannies de toute forme d’assemblée politique et de tout attroupement de plus de cinq personnes dans la rue[4]. Cette volonté de tenir les femmes à l’écart de la vie politique, quel que soit le parti dont elles se réclament, reflète les craintes de la société quant à la possible violence des femmes, [craintes] qui [ont] parfois pris des proportions démesurées en l’an II.»[5]


[1] http://www.montrealgazette.com/touch/m-photo.html?id=6717889&p=6, 2 juin 2012, par Graham Hughes

[2] Collectif, http://www.thucydide.com/realisations/comprendre/femmes/femmes2.htm

[3] Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre Tombe (1848), présente davantage les tricoteuses sous l’échafaud comme un sabbat de sorcières révolutionnaires. Dickens (1859)  les présente comme des monstres. Au cinéma, dans l’adaptation de son roman A Tale o Ttwo Cities, J. Conway, cela est encore plus net. Dans l’histoire nationale française, on a retenu davantage l’expression «furie de guillotine» que de «tricoteuse» qui a d’abord son entrée dans le dictionnaire de Reinhard (1795), alors que le phénomène des guillotines est survenu après les assemblées populaires des tricoteuses. Intéressant phénomène de transformation de réalité.

[4] À tout hasard, il est intéressant de noter que la loi 78 contre la grève étudiante prévoyait, à l’origine, interdire des rassemblements de plus de 10 personnes, hommes et femmes confondus.

[5] Charlotte DENOËL http://www.dazibaoueb.com/article.php?art=26082

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