Le mouvement étudiant québécois, les frais de scolarité: des conflits d’hier à aujourd’hui

Le mouvement étudiant québécois, les frais de scolarité : des conflits d’hier à aujourd’hui

Par Jean-Claude Roc

Au cours de son histoire, le mouvement étudiant québécois a mené d’âpres luttes de revendications autour du gel des frais de scolarité, réforme de l’aide financière, l’abolition des tests d’aptitude aux universités et autres. Si certaines de ces revendications ont abouti, la question des frais de scolarité, quant à elle, demeure entière, et constitue le principal enjeu du conflit étudiant.

Dans ce texte, nous ne prétendons pas faire une analyse sociohistorique exhaustive du mouvement étudiant, mais tenter de comprendre et analyser l’émergence du conflit entourant les frais de scolarité et sa persistance.

L’intervention de l’État dans l’éducation et naissance d’un conflit

Au cours des années 1950, le système scolaire québécois se trouve au cœur d’importants débats. Il est « fragmenté, sous financé, sous développé, dépourvu de coordination, peu démocratique, élitiste et sexiste » (Linteau, Durocher et al. 1986, 320). Ces lacunes et discriminations sont dues à l’absence de l’État dans l’organisation et la gérance du système scolaire. Le clergé catholique s’en empare, assure le contrôle et la gérance jusqu’à la toute fin des années 1950. Jusqu’au début des années 1960, l’enseignement universitaire au Québec comprend six universités, trois anglophones et trois francophones, toutes privées. La population francophone est plus élevée que la population anglophone, tandis que le nombre de diplômés des universités anglophones dépasse largement celui des francophones (ibid., 606). Entre l’accessibilité aux études universitaires et les frais de scolarité, n’y a-t-il pas un lien?

La sous- scolarisation est un handicap au progrès social et au développent économique d’une société. Il existe un lien entre ces deux phénomènes. Le retard du développement économique du Québec par rapport à l’Ontario, dont le pourcentage de diplômés est nettement supérieur à celui du Québec (id.), en est l’exemple.

Avec la Révolution tranquille, l’État s’attribue de nouveaux rôles et de nouvelles fonctions pour combler ces lacunes et retards. Il prend en charge le contrôle et la gérance du social. Il modifie en profondeur les structures du système scolaire. Ces mutations sociales ouvrent l’accès à l’éducation supérieure aux moins nantis. L’élitisme fait place à la démocratie scolaire. Celle-ci a pour conséquence la gratuité scolaire au niveau collégial et des frais de scolarité, somme toute modiques, au niveau universitaire.

A la fin des années 1970, les mécanismes institutionnels qui assurent le compromis social keynésien sur lequel prend forme la politique de l’État providence se désintègrent. Les rapports de l’État avec la société sont en crise. Il est sévèrement critiqué par les néolibéraux pour sa gestion du social et sa politique économique. Ils recommandent, comme sortie de crise, moins d’État dans le social et l’économie. Ces recommandations sont accompagnées d’une politique d’austérité budgétaire.

Les recettes néolibérales de sortie de crise et de relance économique deviennent la norme appliquée par les États capitalistes avancés.

Le Québec n’échappe pas à ces règles. Au début des années 1980, le gouvernement, dirigé par le Parti québécois, impose de rigoureuses compressions budgétaires dans les politiques sociales. L’intervention de l’État dans le social est remise en question. L’éducation n’est pas épargnée.

Pour compenser les restrictions budgétaires et combler le déficit, le gouvernement augmente les impôts et les taxes. Du côté de l’éducation, il s’engage à faire contribuer davantage les étudiants, en mettant en marche la politique du dégel des frais de scolarité.

Faisant partie intégrante des prérogatives de la Révolution tranquille, les frais de scolarité demeurent stables depuis 1969.  À partir des années 1980, ils seront l’objet de conflit entre le mouvement étudiant et l’État québécois.

Rappel historique sur le conflit étudiant autour des frais de scolarité

En octobre 1984, le gouvernement dirigé par le Parti québécois, par l’intermédiaire de son ministre de l’éducation Yves Bérubé, annonce le dégel des frais de scolarité, voulant les aligner sur la moyenne canadienne, ou 33% des revenus des universités (Lacoursière 2007, 42). L’intensification des pressions exercées par les fédérations étudiantes pousse le gouvernement à revenir sur sa décision.

Deux ans plus tard, en 1986, le conflit renaît. Gérard D.Lévesque, ministre de l’éducation dans le Cabinet libéral « suggère une hausse des droits de scolarité pour combler le manque de revenus de l’État » (ibid., 43). Le mouvement étudiant prend position contre nouvelle attaque. Le gouvernement a reculé. Il maintient le gel des frais de scolarité. Le conflit est contenu.

En 1989, une nouvelle bataille s’engage entre le mouvement étudiant et le gouvernement libéral sur la question du gel et dégel des frais de scolarité. La mobilisation, les pressions et les actions entreprises par les fédérations étudiantes n’ont pu empêcher au gouvernement d’augmenter les frais de scolarité. C’est le premier dégel des frais de scolarité, gelés depuis 1969. Le gouvernement maintient le cap jusqu’en 1993.

L’arrivée du Parti québécois au pouvoir met en veilleuse le conflit entre 1994 à 2003.  Durant cette période, le gouvernement, sous la pression du mouvement étudiant, respecte ses engagements électoraux du gel des frais de scolarité.

En 2003, Le Parti québécois perd le pouvoir au profit du Parti libéral. Très tôt le nouveau gouvernement annonce sa politique du dégel des frais de scolarité. « Devant les menaces de mobilisation, celles de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) allant jusqu’à la grève générale, le gouvernement réitère son engagement électoral de maintenir les frais de scolarité » (ibid., 168).

En 2007, la situation n’est guère la même, le gouvernement libéral reprend son offensive du dégel des frais de scolarité, en les augmentant de 50 dollars par session sur une période de cinq ans. Le mouvement étudiant encaisse le coup sans vraiment riposter.

De 1983 à 2007, on assiste à un va -et -vient du maintien du gel et dégel des frais de scolarité par les gouvernements. La lutte du mouvement étudiant dans ces conflits se solde par des victoires et des échecs. Mais quelle que soit la nature du résultat de ces conflits, la question des frais de scolarité est utilisée, tant par le Parti québécois et le Parti libéral, à des fins politiques électoralistes.

Néanmoins, ces conflits ont mobilisé et remobilisé le mouvement étudiant, l’empêchant de tomber dans une longue léthargie. La dernière offensive du gouvernement libéral produit l’effet contraire. Le mouvement étudiant est plongé dans un état latent, qui suscite bien des commentaires et soulève certaines interrogations. On parle du recul du militantisme étudiant. On qualifie les étudiants d’apolitiques et d’amorphes. D’aucuns se demandent si le mouvement étudiant n’est pas sur le point de mourir.

C’est loin d’être vrai. Le mouvement étudiant a fait silence, car les problèmes du conflit ne sont  pas résolus. Les contradictions qui le nourrissent, gel et dégel des frais de scolarité, éclateront et il  ressurgira.

Résurgence du mouvement étudiant : un conflit aux apparences antagoniques.

Dans son dernier budget présenté le 20 mars 2012, par la voix de son ministre des finances Raymond Bachand, le gouvernement confirme sa décision de rehausser les frais de scolarité, les faisant passer de 1300$ à 1625$ annuellement. Cette confirmation ministérielle sert d’accélérateur à la résurgence du mouvement étudiant. Le conflit renaît à nouveau. Le 22 mars, le mouvement étudiant organise l’une des plus grandes manifestations de son histoire: elle a rassemblé plus de 200.000 personnes, à Montréal. La mobilisation et les pressions continuent. L’unité stratégique des trois fédérations étudiantes, la Coalition large de l’association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE), la Fédération étudiante universitaire du Québec (FECQ) et la Fédération étudiante collégiale du Québec (FEUQ), permet au mouvement étudiant de maintenir le cap : multiplier les pressions, manifestations et poursuivre la grève, malgré les tentatives de division essayées par le gouvernement.

Jusque- là il refuse de prêter attention à la grève des étudiants, préférant parler de boycottage de cours. L’extension du conflit, prenant l’allure d’une crise sociale, l’oblige à s’asseoir avec les leaders du mouvement étudiant.

Les premières rencontres ont lieu avec Line Beauchamp, ministre de l’Éducation. Elles ont accouché d’une entente de principe floue, assortie de recommandations assez complexes proposées par les représentants des fédérations étudiantes. Le gouvernement reste ferme sur sa décision et ne veut rien céder, laissant aux fédérations étudiantes le soin de trouver une formule compensatoire à la hausse des frais de scolarité.

Voulant trouver une porte de sortie au conflit qui perdure, les fédérations étudiantes proposent de faire du ménage dans la gestion des universités. Cette opération vise à recueillir des surplus dans l’utilisation des ressources financières des universités. Les économies dégagées serviront à réduire les frais afférents imposés aux étudiants par les universités et, par ricochet, diminueront aussi les frais de scolarité. Stratégie maladroite, pari risqué. Cette alternative si elle en est une, elle est bancale!

Alors que les universités crient famine en raison d’un sous-financement endémique de l’État, il serait très difficile de prouver que l’on trouvait dans leur budget des sommes consacrées au surplus.

L’entente soumise au vote a été rejetée par les assemblées générales des fédérations étudiantes. L’impasse demeure. Line Beauchamp démissionne. Elle est remplacée par Michelle Courchesne. Très tôt, elle invite les représentants des fédérations étudiantes à reprendre les pourparlers. D’entrée de jeu, ils placent les frais de scolarité au cœur des discussions. Celles-ci achoppent. Madame Courchesne quitte la table de négociation, accusant les représentants étudiants grévistes d’intransigeants ; eux, de leur côté, l’accusent de faire le jeu de la politique. Le conflit demeure entier.

Tout au long de ces rencontres-discussions, le gouvernement maintient sa politique du dégel des frais de scolarité et refuse d’en faire un débat. Il insiste de préférence sur les modifications apportées au régime de prêts et bourses  et sur les modalités de remboursement de la dette étudiante. Des mesures qu’il juge favorables à la classe moyenne et aux étudiants les moins nantis. Ce sont les besoins du gouvernement; il les impose aux étudiants en fonction de sa politique. La revendication des étudiants porte sur la poursuite accrue du dégel des frais de scolarité : le vrai enjeu du conflit.

Le fossé se creuse de plus en plus entre le mouvement étudiant et le gouvernement. Ils n’ont pas la même perception des frais de scolarité. Le mouvement étudiant voit dans la hausse des frais de scolarité une mesure qui restreint l’accès aux études universitaires sur une grande échelle. Pour le gouvernement sa politique du dégel des frais de scolarité consiste  à rattraper la moyenne canadienne. Il s’agit entre autres d’un moyen qui tend vers l’uniformisation nord-américaine du système universitaire québécois et l’abandon de l’un des principaux principes de la Révolution tranquille : faciliter l’accès aux études postsecondaires au plus grand nombre.

C’est dans ce sens qu’Anatole  Kaletsky, l’un des défenseurs de la privatisation de l’éducation, écrit   ceci :

L’éducation est le domaine ou  la part du privé va sans doute croître le plus rapidement. Dans l’enseignement supérieur, la prédominance des universités américaines dans toutes les branches du savoir va précipiter cette évolution. Si les autres pays veulent rester compétitifs dans les secteurs fondés sur le savoir, ils vont devoir calquer leurs systèmes d’enseignement sur celui des États- unis, largement financé par les frais de scolarité. (Kaletsky 2010, 21)

Cette thèse nous apprend que nous sommes dans un monde de concurrence à laquelle l’Université n’échappe pas. Alors pour qu’elle soit compétitive, elle doit être soumise aux principes de la mondialisation néolibérale : moins d’État dans le social, plus de place au privé, financement en grande partie des services par les citoyens eux-mêmes. « L’éducation n’y échappe pas .En effet ce qui se passe dans d’autres sphères d’activité a une influence directe sur les modèles éducatifs; la marchandisation du monde est aussi celle de l’éducation » (Berthelot 2006, 55).

De plus, « depuis 1994 l’éducation est répertoriée à l’OMC comme un service dont le commerce international est susceptible d’être libéralisé » (Davidenkoff et Kahn 2006, 52). Ainsi « les concepts de concurrence, productivité, performance, clients, consommateurs remplacent progressivement le discours humaniste caractéristique de l’école » (Berthelot 2006, 59).

Ces thèses marchandes servent de cadre à la redéfinition du rôle de l’État dans l’éducation et le financement des universités. Au Québec, dès la fin des années 1980, elles ont été défendues par Jean-Luc Migué et Richard Marceau, fondateurs de l’Institut économique de Montréal (ibid., 63).

La Conférence des recteurs et principaux des universités du Québec (CREPUQ), le Conseil du patronat du Québec (CPQ) et les « lucides » soutiennent aussi ces thèses. Alors on peut comprendre maintenant l’engouement du gouvernement libéral de procéder au dégel accru des frais de scolarité. En les haussant à 75% sur une période de cinq ans, il répond aux exigences du marché : les frais de scolarité suivent la courbe de l’inflation.

Dans ce conflit deux conceptions de l’éducation s’affrontent. Le gouvernement a une conception marchande de l’éducation qui se confirme par le principe utilisateur-payeur. Pour le mouvement étudiant l’éducation fait appel à un projet de société inclusif et intégrateur. Elle est  la courroie de transmission du savoir et des connaissances, le cadre de la préparation des citoyens à servir la société. Par conséquent, le  dégel accru des frais de scolarité amoindrira l’égalité des chances, renforcera les différences entre les classes sociales et élargira les barrières entre elles.

Et pour cause, la revendication du gel des frais de scolarité n’est pas la solution au renforcement des inégalités sociales. Ils doivent cesser d’être l’objet du gel et dégel et d’un conflit récurrent. L’éducation est le fondement de tout projet de société : aucun changement ne peut être réel, profond et durable, sans  en y avoir accès complet et inaliénable (Céré 2010, 68). C’est aussi le fondement de l’émancipation de l’homme et de la femme et du progrès social. Par contre, c’est un véritable service public, elle se doit d’être gratuite (Lacousière 2007, 177). Il incombe à l’État d’assumer cette responsabilité.

Par conséquent  pour empêcher vraiment le renforcement de l’exclusion sociale  et le retour à l’élitisme en matière d’éducation, les fédérations étudiantes ne doivent plus se plaire à une unité stratégique sur le gel des frais de scolarité. L’essentiel est de former un front commun sur la gratuité scolaire, en matière de revendication sociale, en proposant une alternative, une sorte de contrat social de l’éducation.

Nous assistons à l’un des plus grands conflits dans l’histoire du mouvement étudiant québécois. Il est le plus médiatisé, plus mobilisateur, plus long. Il a un rayonnement international. Il a interpellé tous les partis politiques, artistes, professionnels, intellectuels de tout acabit. Il n’a laissé personne indifférent. Il a galvanisé les mécontentements populaires à l’égard du gouvernement, polarisé la société en pour et en contre dans un  débat qu’on a vu depuis le dernier référendum. Il nous a fait découvrir une nouvelle génération de jeunes militantes, militants qui rallument le flambeau de la démocratie citoyenne.

Quel que soit l’aboutissement du conflit il servira d’ancrage historique à l’analyse sociologique du mouvement étudiant québécois. On parlera de printemps 2012 au Québec, tout comme on parle de mai 1968 en France.

Jean-Claude Roc est professeur à temps partiel au département de sociologie et d`anthropologie à l`Université d`Ottawa et chargé de cours au département de sciences sociales et travail social à l`Université du Québec en Outaouais. Il détient un doctorat en sociologie de l`Université du Québec à Montréal. Spécialiste de l`analyse sociologique des mouvements sociaux, du syndicalisme, de la question nationale au Québec, de la société québécoise ; une partie de ses activités de recherche porte sur la mondialisation, les axes privilégiés : conflits, crises, pauvreté, développement et relations internationales.

Bibliographie

Bélanger, Pierre. 1984. « Le mouvement étudiant québécois, son passé, ses revendications et ses luttes ». Montréal : Association Nationale des Étudiants et Étudiantes du Québec.

Berthelot, Jocelyn. 2006. Une école pour le monde, une école pour tout le monde, l’éducation québécoise dans le contexte de la mondialisation. Montréal : VLB éditeur.

Céré, Pierre. 2010. Une gauche est possible. Montréal : Liber.

Davidenkoff, Emmanuel et Sylvain Kahn. 2006. Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation ? Paris : Hachette.

Durocher, L, Paul-André Linteau, Jean-Claude Robert et François Ricard. 1986. Histoire du Québec contemporain, le Québec depuis 1930. Montréal : Boréal.

Kaletsky, Anatole. 2010. « Sauver l’Etat providence, à quel prix ? », Courrier international 103, 23-29 septembre.

Lacoursière, Benoit. 2007. Le mouvement étudiant au Québec de 1983 à 2006. Montréal : Sabotart  édition.

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