Essoufflement et changement de paradigme

Essoufflement et changement de paradigme

 

PAR ANDRÉ THIBAULT

 

Dans le numéro de Possibles sur l’altermondialisme, Claude Vaillancourt rappelait «les victoires électorales successives d’une droite particulièrement dure et peu accommodante, au Canada, aux États-Unis, en France, en Italie, en Russie, etc.», et il en déduisait : «Cela expliquerait à mon avis beaucoup plus l’«essoufflement» du mouvement altermondialiste que les luttes internes, la mésentente quant au projet de se lancer dans la politique active ou l’absence de reconnaissance auprès des médias»[1]

Il est certains essoufflements que l’on ne vit pas comme conjoncturels, mais qui font se demander si on va vraiment pouvoir reprendre son souffle. Un printemps provisoirement sans épithète avait balayé de nombreuses sociétés civiles au tournant de ce millénaire, faisant croître l’espoir que la clarification des enjeux, le patient et ardent travail d’information et de sensibilisation, la présomption de fairplay dont bénéficient les institutions démocratiques allaient permettre a diverses sociétés de mettre en œuvre des idéaux de justice, d’égalité, de respect de l’environnement là où les formes de socialisme autoritaire avaient échoué. Tant de gens, croyait-on, identifieraient clairement leurs intérêts collectifs aussi bien que les adversaires et obstacles à confronter; l’usage patient, tenace et concerté des ressources instutionnelles démocratiques nous mènerait sûrement vers des politiques respectueuses de nos idéaux.

Ces institutions nous paraissaient naturelles et naturellement justes. On oubliait presque qu’elles avaient été historiquement instituées, dans un dur travail de combat et de gestation, au cours d’une révolution paradigmatique contre un Ordre social qui prêtait aux pouvoirs religieux une autorité et une infaillibilité transcendantes, garantes du pouvoir absolu du monarque. D’ailleurs, certaines sociétés contemporaines n’ont toujours pas effectué ce virage.

Et puis, vient le désenchantement. Des acteurs pour lesquels on n’a jamais voté — grands groupes financiers, agences de notation, FMI, méga-entrepreneurs de travaux publics, multinationales avides de délocalisations et d’exportation des profits vers des paradis fiscaux — acquièrent sur les gouvernements légitimement élus un contrôle basé sur le chantage à la dette et à l’équilibre budgétaire de l’État. Il en résulte un véritable tsunami de redistribution inversée, de sabotage des politiques sociales, de détournement des fonds publics vers des profits et rémunérations mirobolants pour les plus fortunés. S’y ajoute auprès d’un vaste électorat plus vulnérable la manipulation par les partis de droite de l’insécurité face au chômage et à la violence appréhendée (surtout de la part des pauvres et des étrangers). Les mouvements sociaux semblent perdre prise sur les décisions politiques.

Au moins. cette institution démocratique dont nous héritons, pas si naïve au fond, s’était donné une garantie contre les dérapages, soit la séparation des pouvoirs. Au Canada en particulier, peut-être comme héritage britannique, le système de justice jouit d’une présomption d’indépendance et de compétence maximale dans l’interprétation de l’esprit des lois. Mais au Québec, dans les années récentes, il a suffi qu’un politicien déçu vide son sac en levant le voile sur le processus de nomination des juges pour que soit ébranlée chez plusieurs la confiance que la loi et l’appareil qui la gère soient des garants absolument fiables des valeurs de justice. Peut-on mesurer empiriquement une telle perte de confiance? Parfois… et justement dans les mois récents. Les injonctions obtenues par des étudiants se considérant lésés par la grève dans les cégeps et universités ont été largement ignorées ou défiées, y compris par les autorités ne nombreuses institutions d’enseignement. Comme si de rien n’était, Il a fallu que le Barreau s’en frotte les yeux et considère la situation invraisemblable compte tenu de l’exercice de son propre rôle de mise en œuvre de la règle de droit.  Par ailleurs, l’absence de crédibilité d’enquêtes menées par d’autres policiers sur des bavures policières a mis à mal la légitimité qu’avaient tenté de renforcer de sérieux efforts de promotion de la déontologie chez les «gardiens de la paix».

Il arrivait de longue date à quelques anarchistes originaux de proclamer que parfois «désobéir est un devoir». Était-ce si marginal au fond? Le très peu révolutionnaire Thomas d’Aquin affirmait tout calmement que  l’obéissance est une vertu secondaire, qui doit céder la préséance aux autres vertus quand il y a divergences entre elles. Le brave Docteur Angélique n’aurait compris goutte aux concepts d’imaginaires institué et instituant chez Castoriadis, mais il faisait reposer le sens de la justice sur la conscience personnelle d’abord, puis sur les institutions si les deux sont compatibles. Dans les périodes historiques que les saint-simoniens appelaient organiques, les deux principes convergent habituellement. Mais nous sommes en train de sortir d’une telle période. Et de plus en plus de citoyens sentent clairement ou obscurément que les institutions publiques ne commandent plus le respect.

Non pas semer le désordre mais le combatre

Le plus grand malentendu chez les critiques du mouvement des indignés et de le révolte étudiante consiste à les dénoncer comme des facteurs de désordre, alors qu’il s’agit de l’expérimentation tâtonnante d’un ordre plus juste parce que mieux adapté à la réalité.

Car cette réalité a changé. Se sont développés des classes moyennes, plus d’accès à l’instruction et aux informations, brassage des cultures exposant chacun à la diversité des normes sociales. La verticalité unidirectionnelle des institutions n’est plus adaptée à la réalité, elle ne peut s’y appliquer que par la coercition car trop de gens ne peuvent plus croire à la supériorité intrinsèque des occupants de fonctions dirigeantes. Les ados qui crient «Charest ta gueule» n’ont pas  le sentiment de violer une règle de respect sacralisé, tant tout piédestal est désormais démystifié. D’ailleurs, leur usage des médias électroniques est très révélateur, de par la préférence qu’ils manifestent pour les formules interactives. Ne faire que dépendre n’a pas de sens à leurs yeux. Et toute observation des étudiants activement engagés dans la lutte sur (principalement) les droits de scolarité révèlent qu’ils ont été socialisés dans des familles de type démocratique (laissons à quelques pseudofreudiens les thèses farfelues sur le transfert de la révolte contre le Père).

Plus largement, de façon non planifiée, sans slogans ni pancartes, se développent des formules délibératives du vivre-ensemble. Dira-t-on que la médiation familiale constitue… un mépris de cour? Pendant que certains débattent, parfois à coup d’insultes, à savoir si l’État doit tolérer ou interdire le voile, des spécialistes et des partenaires locaux expérimentent librement des formes de conciliation négociée des irritants interculturels. Et en sociologie du travail, les théories de la régulation obligent désormais à prendre en compte la complexité des rapports entre pouvoir et contre-pouvoir dans les processus décisionnels réels.

Les détenteurs du pouvoir formel se bercent d’illusions quant à leur capacité de contrôler les conduites et à plus forte raison de formater les esprits et de manufacturer les consensus. Bien sûr, de puissants mécanismes s’y emploient et on peut aisément trouver des exemples de manipulation par les médias de masse ou les propagandes gouvernementales. Ce n’est pas le printemps érable chaque année et les succès électoraux de la droite ne manquent pas de nous le rappeler.  Les références à une «majorité silencieuse» ne sont pas que de la démagogie. Mais il s’agit d’adaptation pratique ou de résignation, histoire de ne pas agacer le lion qui dort. Aussi la perception fondée ou non de sa propre impuissance incite à se soumettre. Puis, les tâches et contraintes du quotidien absorbent et la compréhension des enjeux publics semble faire appel à des exigences démesurées.

Malgré tout, un beau jour, la contradiction éclate, des dizaines ou des centaines de citoyens vont camper face aux temples de la finance, une génération d’étudiants refuse de payer ce que le pouvoir appelle sa «juste part», des centaines de milliers de citoyens de tous âges défilent dans les rues de Montréal. Les dirigeants n’y comprennent rien. Ils y voient une simple dispute de calculs comptables, jouent au marchandage comme dans un souk et appellent ça un dialogue. Leurs intellectuels organiques, parfois d’anciens gauchistes, qualifient de lyrisme la remontée des idéaux de justice, de partage et de démocratie, essaient de montrer qu’à mécontenter les plus riches, on risque qu’ils se retirent et nous laissent tous dans une pauvreté abjecte. Quoi d’étonnant? Après tout, de bien savants personnages ont déjà refusé de prêter foi au télescope de Galilée ou aux embarrassantes révélations de la paléontologie sur les origines de l’humanité. Les changements de paradigme n’obéissent pas à des scénarios jovialistes et on ne passe pas par magie d’une unanimité à une autre. Mais les bases du consensus néolibéral et de l’autorité de l’État jacobin sont ébréchées de façon irréversible.


[1] « Altermondialisme e grandes institutions internationales», Possibles, 32, 3-4, automne 2008. pp. 24-25 (dans la version papier).

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