Les «ressources» au vu des idéologies

Les « ressources » au vu des idéologies

Version pdf.: Editorial_Alain Deneault

Par Alain Deneault

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C’est le fruit de rencontres sur plusieurs mois entre des étudiant·e·s, des chercheur·e·s et d’autres intervenant·e·s examinant le bien-fondé d’une notion souvent trop vite entendue, les « ressources ». Cette livraison de Possibles marque donc le moment d’une halte théorique : faire un arrêt sur image critique sur ce terme ressources plutôt que de feindre qu’il irradie l’évidence. Plus encore, jauger sa sourde acception idéologique. L’enjeu : comprendre de la langue courante ses expressions données et ses locutions toutes faites à la manière d’abstraits concepts comportant sourdement la charge idéologique, voire impériale, d’un temps. Prendre la mesure de la responsabilité politique qu’engage l’assertion : ceci est du coltan et le coltan représente désormais une ressource. Ne plus en rester à ce que l’on place sous cette expression de « ressources », mais s’enquérir de ses sujets : qui, dans l’ordre économique et politique constitué, attribue à telle chose l’appellation de « ressource ». Qui est le sujet actif de cette appellation ? Ce faisant, qui se trouve-t-il à assujettir ? Enfin, à quel ordre du discours s’en remet la dénotation sûre dont il fera preuve à tel moment de l’histoire ? Qu’est-ce qu’une ressource, certes, mais plus encore : quelle instance qualifiera à un certain stade historique du développement telle chose « ressources », et au nom de quoi ? Dans une discrète optique de légitimation, qu’est-ce que cette notion inférera pour les uns au titre de l’exploitation, du développement et de la valorisation, et qu’inférera-t-elle donc pour les autres, le plus souvent, en termes de pillage, de spoliation et de déstabilisation ?

Donc, ne plus tabler sur l’illusion d’une existence apriorique de « ressources » en propre, cesser de s’appuyer sur « elles » comme sur une nécessaire pierre de touche appelant de conséquents questionnements idéologiques quant, par exemple, au « développement », aux « investissements internationaux » et autres programmes d’encadrement autour de la « bonne gouvernance ». Plutôt, retourner aux (res)sources, revenir à ce qui les définit, à l’ordre qui les définit. Renaître soi-même à la question première de la « ressource » comme fait de construction politique. À qui revient la prérogative de désigner telle une chose à laquelle la nature ne confère d’emblée aucun statut de cet ordre ?

Notre questionnement quant aux « ressources » durant ces mois de travail de l’hiver 2010 : Que reconnaît-on en tant que ressources ? Qui les convoite ? Qui se les approprie ? Qui s’en voit écarté ? Selon quel système qualifie-t-on des choses selon ce terme, les évalue-t-on, les comptabilise-t-on ? Qui les cède ? Qui les sécurise ? Qui les exploite ? Qui les traite et les sous-traite ? Qui les transporte ? Qui les distribue ? Qui les vend ? À qui ? Quels sont les intermédiaires ? Qui en tire profit ? Quels sont les dommages collatéraux relatifs à ce que telle chose soit un jour appelée « ressource » et traitée comme telle dans un environnement, quant à l’immigration, l’économie locale, la santé publique, l’environnement, la sécurité et la démographie ?

Notre surprise initiale : que ces questions d’apparence triviale soient systématiquement escamotées dans la couverture publique des grands conflits internationaux. Les pipelines de l’Afghanistan, l’eau du Proche-Orient ou le cacao de la Côte d’Ivoire ressortent peu du traitement que l’on fait de ces enjeux, abstraitement hissés au rang de la « géopolitique ». Que ce soit dans une rare rubrique radiophonique que l’on puisse mesurer l’importance des ressources dans la politique internationale[i] est davantage de nature à inquiéter qu’à rassurer.

Surprenante omission s’il en est, puisque l’approche comptable des ressources a tout à fait contaminé la définition occidentale que nous avons adoptée de la « richesse ». On peut repérer dans  l’œuvre économique de Thomas Malthus le moment généalogique de cette « perversion », ainsi que Dominique Méda le relève. Selon un classement anthropologique très sommaire, Malthus concevra au moment d’établir une définition fondamentale de la richesse en économie, que l’art de la conversation et la culture, d’une part, de même que la faculté d’entretenir un commerce avec des instances sacrées, d’autre part, constituent une richesse. Il est parfaitement évident que la danse, la musique ou la morale sont des ressources. Mais parce que ces valeurs se laissent mal comptabiliser, et qu’en cela elles compliquent le travail de formatage paramétré des données scientifiques auquel les sciences économiques s’essaient dans une visée positiviste, Malthus suggérait tout simplement que soit exclues de la définition économique toutes ces modalités de vie. À cet aveu d’échec épistémologique s’ajoutait une préoccupation idéologique : hisser la discipline comptable au sommet de la hiérarchie des discours. Ne rien considérer, donc, qui puisse nuire à son déploiement. Le raisonnement : une population ne doit se dire riche que de ce qui est comptabilisable. Ce serait une erreur pour elle de se penser riche de ce qu’elle entretient à titre de valeurs non comptabilisables si d’aventure les paramètres de la production chiffrée indiquaient des résultats à la baisse. Par le fait même, les tenants particuliers d’une logique chiffrée peuvent imposer leur lecture de la valeur comme la seule qui vaille. La question de la « ressource » s’est idéologiquement trouvée soumise à cette seule évaluation économétrique. « Malthus soutient donc ici que, d’une certaine manière, la vraie richesse, ce sont les ressources matérielles du pays. Il prête également cette idée au sens commun, et c’est elle qui sous-tend toutes les étapes de son raisonnement en jouant le rôle d’un véritable préjugé (d’un jugement formé avant même la procédure de jugement) : la richesse, ce ne sont pas ces choses intangibles et plaisantes, ou même les croyances, les lois, la liberté civile, les arts, la morale… Ce sont bel et bien les ressources matérielles »[ii].

Il s’entend que la position centrale de la « ressource » comme élément exploitable au titre de la conception de la richesse dépend précisément de la définition qui la fait advenir à cette position centrale. Force est de s’en apercevoir en suivant la pensée de Samir Amin sur le développement économique de l’Afrique de l’Ouest. Amin distribue dans sa table des matières les ressources en fonction des pays où elles se trouvent (exploitées) : L’arachide du Sénégal, le cacao de la Côte d’Ivoire, les phosphates du Togo. Mais on ne lit pas là un ouvrage de vulgarisation nous introduisant platement à la cartographie des ressources africaines. C’est en accompagnant toujours cette description des modalités d’exploitation d’inspiration coloniale des ressources qu’Amin repère ce qui confère effectivement à la ressource son statut occurrent dans l’histoire. C’est l’économie coloniale dans sa forme et ses visées et non la relation qu’on peut avoir aux denrées à l’échelle locale qui définit la ressource et le lien qu’on entretiendra avec elle.

Le constat se confirme à la lecture d’un livre d’histoire percutant sur les pays non-alignés ayant marqué les deux premiers tiers du XXe siècle, Les nations obscures de Vijay Prashad. Le thème de la ressource est transversal. La visée du mouvement tiers-mondiste, à l’époque où il est synonyme d’un renouveau en puissance plutôt que de l’objet d’assistanat international en quoi on l’a caricaturé, ne consiste pas tant à recouvrer le contrôle des ressources que de définir celles qui en seront et ce qu’elles seront à ce titre. « Le FLN [Front de libération nationale en Algérie] hérita d’une terre desséchée, toujours riche de ressources et de possibilités, mais drainée en surface. Le premier monde avait détourné les richesses de l’Algérie pour n’en laisser que des miettes. Bien peu d’usines, d’écoles ou d’hôpitaux, emblèmes de la modernité, avaient été construits, suivant l’idée coloniale de préserver la tradition. Dans ce dénuement, le tiers-monde dut bâtir ses espoirs[iii]. »

Nombre d’ouvrages nous indiquent aujourd’hui combien la colonisation de l’Afrique s’est poursuivie par le biais de l’exploitation souterraine de ses ressources[iv]. Tandis que les discrètes multinationales du pétrole et des mines épuisent les ressources avec le concours d’une élite corrompue, de discrètes occupations du marché ont cours dans des domaines moins en vue. L’ingénieur agronome Bernard Njonga a été l’un de ces acteurs de l’ombre dans les années 2000, en constatant que des morceaux de poulet congelés et, qui plus est, étaient néfastes, produits par des sociétés européennes subventionnées, faisaient illégalement leur entrée sur le marché camerounais au point de pousser à la faillite les éleveurs locaux[v]. La question : qui et en vertu de quoi définit-on tout à coup que le bon poulet camerounais ne sera plus une ressource, mais qu’une production lointaine, soutenue de manière factice le deviendra?

Qu’est-ce qu’une ressource ? Et selon qui ?

Il ressort de ce travail d’équipe une ingéniosité dans l’observation de ce que l’on définit en tant que ressource. Il étonne que soit considérée comme telle la diaspora indienne au vu des investisseurs miniers du pays, les réfugiés politiques entassés dans des camps dans des pays qui ne savent quel statut leur conférer ou encore les sites vierges devenus en Afrique les lieux d’enfouissement que l’on ne saurait imaginer dans les pays du Nord.

Parmi ces réflexions qui ont donné lieu à des articles, Delphine Desnoiseux s’intéresse à la façon dont les états du Sud voient en les sites d’enfouissement de pays mal gérés du Sud des ressources pour les économies du Nord : les déchets deviennent ainsi une ressource pour des chefs d’État peu scrupuleux au regard des questions environnementales. Hiba Zerrougui a défini pour sa part les réfugiés politiques comme une ressource officielle pour des autorités décidées à recourir à cette présence sur son territoire. Ekédi Kotto Maka se penche pour sa part sur l’identité en tant que ressource en relisant l’œuvre de Joseph Ki-Zerbo. Arielle Desforges et Pascal Vallières se sont penchés sur la dispute mondiale dont le contrôle des terres agricoles fait l’objet. Enfin, Naina Rakoto s’intéresse au saphir malgache tandis que Jean-Marc Sobboth s’est enquis des vicissitudes autour de l’exploitation des diamants au Cameroun. Dans des billets plus courts, Annie Pelletier fait le point sur la question minière au Guatemala


[i] Jean-Pierre Boris, Commerce inéquitable, Le roman noir des matières premières, Paris, Hachette et Radio-France internationale, 2005.

[ii] Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse, Paris, Aubier, 1999, p. 27.

[iii] Vijay Prashad, Les nations obscures, Une histoire populaire du tiers monde, Montréal, Écosociété, 2009, p. 163.

[iv] Xavier Harel, Afrique Pillage à huis clos, Comment une poignée d’initiés siphonne le pétrole africain, Paris, Fayard, 2006, et François-Xavier Verschave, Noir Silence, Qui arrêtera la Françafrique, Paris, les arènes, 2000.

[v] Bernard Njonga, Le poulet de la discorde, Yaoundé, Éditions Clé, 2008.

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