La faim et le profit: crise du système alimentaire

Par Développement et Paix

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À travers le monde, de plus en plus de gens n’ont pas assez à manger pour eux-mêmes et leur famille. Huit ans après le Sommet du Millénaire, où les chefs d’État du monde entier avaient pris l’engagement d’éradiquer la faim et l’extrême pauvreté avant 2015, on estime que 100 millions de personnes sur tous les continents sont sur le point de s’ajouter aux 860 millions pour qui le manque de nourriture est déjà une réalité quotidienne, une crise chronique.[i] Trente-sept pays sont touchés.[ii] Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies qualifie la situation de « plus gros défi » qu’il ait eu relevé depuis sa création, il y a 45 ans.[iii] La crise alimentaire de 2008 a fait la manchette des journaux du monde entier et les gouvernements, tout comme les institutions multilatérales, ne savent plus où donner de la tête.

Le problème actuel n’est pas la quantité de nourriture puisqu’elle est suffisante pour nourrir toute la population du monde. Le problème est que, pour beaucoup de gens, les denrées de base sont hors de prix. Globalement, le prix des aliments a augmenté de 83 % dans les trois dernières années,[iv] la majeure partie de la hausse ayant eu lieu dans les 12 mois précédant mai 2008.[v] Les hausses de prix ont récemment atteint une telle ampleur qu’entre janvier et mai 2008, le prix du riz à lui seul a triplé.[vi] Dans bien des régions de l’hémisphère sud, où la population consacre jusqu’à 80 % de son revenu à la nourriture, cette hausse massive des prix fait la différence entre manger et subir la faim. Face à cette situation, on a assisté à des manifestations dans une quinzaine de pays, dont le Bangladesh, le Burkina Faso, le Cameroun, l’Égypte, Haïti, l’Inde, l’Indonésie, la Côte d’Ivoire, la Mauritanie, le Mozambique, le Pakistan, les Philippines, le Sénégal et le Yémen. Lors de ces protestations, des vies humaines ont été perdues, on a mobilisé l’armée pour faire cuire du pain afin de nourrir les affamés, des politiciens ont été obligés de démissionner, les agriculteurs ont protégé leurs récoltes le fusil à la main et des véhicules de transport des céréales ont été escortés par des vigiles armés. Nous sommes témoins aujourd’hui d’une situation d’urgence alimentaire mondiale.

Développement et Paix et ses partisans ne peuvent rester indifférents à une telle situation. L’enseignement social de l’Église catholique nous appelle à toujours choisir l’option préférentielle pour les pauvres. C’est pour cela qu’il faut analyser les causes actuelles de la faim, puis agir en revendiquant des changements de fond dans le système mondial de production alimentaire afin d’assurer que tous aient accès à la nourriture dont ils ont besoin.

Le système alimentaire mondial, de plus en plus fragile, connaît d’énormes difficultés. Des décennies de politiques économiques et agricoles inadéquates ont finalement eu le dessus sur les agriculteurs et la population mondiale. Le pouvoir décisionnel sur un élément essentiel de la vie – la nourriture – a été arraché des mains de ceux qui produisent la nourriture et qui en ont besoin, et confié à ceux qui profitent de son commerce. Les politiques des institutions financières internationales et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), façonnées par les gouvernements du Nord, ont systématiquement miné la capacité des individus et des communautés d’accéder à la nourriture et aux ressources nécessaires pour la produire.

Dans le présent article, nous nous pencherons sur les causes structurelles de la crise alimentaire mondiale, et sur les facteurs récents qui viennent aggraver la faim dans le monde. Le rapport s’inspire de l’expérience des partenaires de Développement et Paix en Afrique, en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient. Comme l’a dit Milo Tanchuling, de la coalition Freedom from Debt aux Philippines, « les problèmes d’aujourd’hui découlent des solutions d’hier ».[vii]

Aux premiers jours de la Révolution verte, quand on a encouragé les agriculteurs à utiliser des semences de haute technologie sur de grandes surfaces, l’agriculture industrielle a commencé à supplanter les petits exploitants agricoles dans l’hémisphère sud. Plus tard, les politiques d’ajustement structurel et d’autres conditions liées aux prêts accordés par les grandes institutions financières internationales ont retiré aux États leur capacité de protéger leur propre production alimentaire. Ces États ne pouvaient plus conserver les filets protecteurs de la sécurité alimentaire. Encore récemment, les politiques relatives aux échanges internationaux, comme celles de l’Organisation mondiale du commerce, ont forcé les plus petits producteurs à concurrencer les plus grandes multinationales agroalimentaires, avec un effet dévastateur sur les communautés agricoles et les économies locales. Entre-temps, les grandes firmes agroalimentaires ont fait l’acquisition de plus petites entreprises et de parcelles de terre, créant une concentration sans précédent des marchés alimentaires et agricoles, et entraînant à la baisse les prix payés aux agriculteurs. Viennent s’ajouter à tous ces facteurs les spéculateurs financiers, qui, à la recherche d’un bénéfice rapide, jouent à la Bourse avec les biens alimentaires. Les effets de ces tendances sont visibles depuis longtemps. Avant la flambée actuelle du prix des denrées alimentaires, des centaines de millions de personnes étaient déjà trop appauvries pour acheter ou produire la nourriture dont elles ont besoin. Pour plus d’une personne sur dix dans le monde, la crise alimentaire n’est pas nouvelle.[viii] Dans un tel contexte, il n’en a pas fallu beaucoup pour faire s’effondrer le système alimentaire.

La course vers l’utilisation des récoltes pour produire des agrocarburants plutôt que pour nourrir les gens, les changements environnementaux qui entraînent des crues et des sécheresses, les conflits qui arrachent les populations à leur terre, le changement de régime alimentaire qui accroît la demande pour la viande et les céréales, et la hausse du coût de l’essence ont tous contribué à l’impasse actuelle. Mais le principal facteur de la faim dans le monde, y compris la crise des prix, est due au fait que notre système alimentaire est profondément enraciné dans un modèle qui place les intérêts commerciaux au-dessus du droit des êtres humains à l’alimentation. La nourriture est traitée comme un produit commercial qui se négocie sur les marchés, et la sécurité alimentaire mondiale est laissée aux forces du marché. Pourtant, le marché nous fait défaut à tous. Notre système alimentaire est de plus en plus contrôlé par un nombre toujours plus restreint d’entreprises privées. Les multinationales, et non les agriculteurs, ont le haut du pavé.

À un moment où un nombre sans précédent d’êtres humains n’a pas assez à manger, et à une époque de « prix de vente historiquement bas » pour les agriculteurs,[ix] les entreprises agricoles et les commerçants de céréales affichent des profits records. Les investisseurs spéculent sur les stocks de nourriture, aggravant la volatilité des prix et créant une panique, ce qui entraîne des prix toujours plus élevés. En d’autres termes, la faim est bonne pour les affaires. À ce tournant de l’histoire, il faut rappeler que « la faim n’est pas une fatalité – chaque personne qui a faim est victime de choix politiques conscients et d’échecs de politiques ».[x]

Le Sénégal : vers la souveraineté alimentaire!

« La population a faim », dit Dame Sall, secrétaire général du partenaire de Développement et Paix, le Réseau africain pour le développement intégré (RADI) au Sénégal, « et les gouvernements qui ont la responsabilité de les aider à trouver suffisamment de nourriture ou à en produire, échouent dans leur mission ». En réponse à la hausse du prix de la nourriture au-dessus des moyens de la population, il y a eu des séries de manifestations, certaines violemment réprimées par la police. Des gens ont été battus et arrêtés. Vêtus de sacs de riz sur le devant desquels on pouvait lire « Nous avons faim », les protestataires exigent que le gouvernement intervienne pour réguler le prix des denrées comme le pain dont le prix a, dans certains cas, doublé au cours de la dernière année.[xi] [xii]

Le RADI affirme que la crise était évitable et est attribuable à de nombreux facteurs, dont l’absence d’une véritable politique agricole. « La préoccupation des programmes [agricoles] n’est pas la sécurité alimentaire, mais plutôt la satisfaction des besoins des marchés d’exportation ». Pour sa part, le Sénégal importe 80 % du riz que consomme sa population chaque année. Interpellé par la crise alimentaire, le gouvernement a annoncé des mesures pour que le pays soit autosuffisant en denrées alimentaires de base d’ici 2015, les qualifiant de « grande offensive agricole pour la sécurité alimentaire ».[xiii]

Malgré les mesures annoncées par le gouvernement, dit le RADI, « les gens continuent à sortir dans la rue pour exprimer leur colère, mais aussi leur scepticisme ».[xiv] Au lieu de laisser les solutions à ceux qui étaient aux commandes lorsque les problèmes sont apparus, le RADI et d’autres groupes de la société civile ont élaboré un plan d’action à l’échelle de la CEDEAO visant à accroître la production locale durable de riz axée sur la décentralisation et la participation des populations locales. Deux des principaux changements requis pour la réussite de cette initiative sont la réforme des règles du commerce international et la nécessité d’une politique agricole régionale souveraine axée sur la décentralisation participative. « Protégez et favorisez le riz dans la CEDEAO – vers la souveraineté alimentaire! »[xv]

Qui décide de nos politiques alimentaires? Institutions financières internationales, commerce extérieur et érosion de la production locale de nourriture

Un facteur critique de l’effondrement du système alimentaire a été la perte graduelle de l’autonomie des États pour ce qui est des politiques de production agricole. Avec le temps, on a systématiquement retiré aux États la capacité légale de définir les politiques qui protègent ou favorisent le développement agricole local. On leur a plutôt conseillé, encore une fois, de faire confiance au marché, en affirmant que tous les acteurs seront bénéficiaires. Cette tendance vers la confiance dans le marché s’est affirmée dans les années 1970, en partie en réponse à la flambée des prix du pétrole. Des pays qui, avaient largement adopté l’utilisation des intrants de la révolution verte à base de combustibles fossiles se sont retrouvés fortement endettés. Beaucoup de prêts arrivaient à échéance vers la fin des années 1970, alors que le monde faisait déjà face à une récession. Les prêteurs internationaux, comme les grandes banques, affrontant leurs propres difficultés financières, « une nouvelle série d’acteurs ont pu façonner le destin des pays du Sud : les institutions financières internationales ».[xvi] La Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) étaient en tête du peloton. Avec des options restreintes, et souvent dirigées par une élite minoritaire corrompue, les nations en manque d’argent et acculées à la faillite ont emprunté davantage pour payer les intérêts astronomiques des prêts antérieurs.

Pour être admissibles à de nouveaux prêts, les pays ont dû accepter des conditions élargies, dont certaines sous la forme de ce qui s’appelait alors les Programmes d’ajustement structurel (PAS). Les PAS et d’autres prêts conditionnels exigeaient que les pays restructurent leur économie en fonction de directives du FMI et de la Banque mondiale, plutôt que des besoins locaux. Ces directives préconisaient l’application des principes du libre-échange, comme la déréglementation et la privatisation, ainsi que le démantèlement de mécanismes internes qui maintenaient le paiement de prix raisonnables aux agriculteurs locaux. Ce sont les  filets protecteurs de la souveraineté alimentaire de ces pays qui ont disparu. Comme le fait remarquer La Via Campesina, mouvement mondial de paysans : « les politiques néolibérales ont détruit les capacités des pays à se nourrir ».[xvii]

 

Les pays ont donc dû présenter des budgets équilibrés, y compris des allocations pour le remboursement de la dette à intérêts élevés, quel qu’en soit le coût. Les recettes à court terme étaient garanties par la privatisation des industries et des actifs de l’État, et on a réduit les coûts par l’abandon massif des soins de santé, de l’éducation et des services sociaux administrés par les gouvernements. Pour le secteur agricole, cela s’est traduit par le démantèlement d’initiatives nationales de développement agricole comme les bureaux gouvernementaux de commercialisation (qui servaient à stabiliser les prix et à fournir un revenu équitable aux agriculteurs) et la vente des réserves alimentaires de l’État. La nourriture en réserve servait normalement, en période de volatilité du prix des denrées alimentaires, à garantir la disponibilité de nourriture locale à des prix raisonnables. Si les prix montaient trop, on pouvait mettre des réserves sur le marché, accroissant l’offre et diminuant les prix, et s’il y avait trop d’un aliment donné à bas prix sur le marché, le gouvernement en profitait pour engranger des stocks.

Trop pauvres en liquidités pour faire des investissements substantiels dans le développement économique local, les pays ont ensuite essuyé deux attaques coup sur coup : l’obligation de réduire les taxes à l’importation et celle d’accroître les quotas d’importation. La production locale, rendue inadmissible à toute aide gouvernementale, pouvait difficilement concurrencer les importations fortement subventionnées venant du Nord, acculant encore plus de gens à la pauvreté. Les conditionnalités des prêts ont éliminé toute réelle capacité de développer des stratégies nationales de développement agricole pour favoriser la sécurité alimentaire nationale, laissant les populations du monde entier à la merci du marché.[xviii]

La privatisation des systèmes agricoles nationaux a été facilitée par la participation active d’élites locales intéressées. La vente précipitée et massive des industries et des infrastructures publiques a nourri la corruption au sein des fonctionnaires gouvernementaux bien placés et autres décideurs locaux. Cet incitatif non négligeable a clairement joué un grand rôle dans la cession du pouvoir local aux forces du marché.

Malheureusement, même dans sa version proposée par les institutions financières internationales, le marché est tout sauf « libre ». Depuis 1995, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), par l’intermédiaire de son Accord sur l’agriculture (AA), réglemente le commerce agricole international. L’AA prend pour point de départ les politiques favorisées par les créanciers cités ci-dessus et leur donne force de loi pour l’avenir. Avec les conditionnalités de prêts, il y avait au moins la possibilité hypothétique qu’une fois leur dette remboursée ou abolie, les pays retrouveraient leur pouvoir souverain de définir leurs propres politiques. Avec l’AA, les pays ont renoncé à leur capacité de définir la politique agricole en fonction des besoins locaux, laissant la sécurité alimentaire mondiale obéir aux caprices du marché.

En théorie, l’AA crée des « règles du jeu équitables », interdisant tout avantage comme les subventions à l’agriculture. « L’AA prescrit un modèle agricole essentiellement unidimensionnel : accroître la production agricole destinée à l’exportation, et importer ce qui ne peut pas être produit, sans barrière tarifaire ni subvention aux producteurs »,[xix] précise Sophia Murphy de l’Institute for Agriculture and Trade Policy (IATP). En réalité, il a créé des échappatoires pour les pays riches qui bénéficient pour la plupart de subventions, tout en interdisant définitivement aux pays pauvres de soutenir leurs propres secteurs agricoles. Les subventions des pays riches sont énormes. Par exemple, en 2006, avant la hausse actuelle du prix des denrées alimentaires dans le monde, Oxfam International a calculé que « les producteurs de riz aux États-Unis reçoivent plus d’un milliard de dollars par an en subventions, soit la valeur totale de la récolte américaine.[xx] Les producteurs de pays qui n’ont pas bénéficié d’une véritable aide de l’État font donc concurrence à ceux dont les secteurs agricoles sont bien développés et qui ont bénéficié historiquement de généreux appuis. Ce système d’échanges déséquilibrés a de graves effets dans l’hémisphère Sud – des effets qui sont prévisibles, inévitables et délibérés. « Car lorsque deux parties de force inégale s’assoient ensemble pour négocier, la liberté totale de chacune des parties de prendre tout ce qu’elle veut mène inévitablement à ce que la partie la plus faible sorte deuxième de la rencontre », explique le théologien Josanthony Joseph.[xxi] Pour citer l’agriculteur sri-lankais Sarath Fernando du Mouvement pour la réforme terrienne et agraire, partenaire de Développement et Paix, « cela revient à mettre un tigre et un lapin en lice. »

La modification du système d’échange pour faire en sorte que les subventions ne « faussent » plus le commerce international fait couler beaucoup d’encre. Toutefois, même si les subventions étaient abolies, « le libre-échange qui dresse les grandes entreprises contre les petits exploitants agricoles comme s’ils étaient égaux sur le plan économique, et où les premières dominent de plus en plus les marchés agricoles et alimentaires, sera clairement insuffisant pour assurer l’accès à la nourriture à ceux qui en ont le plus besoin. (…) Si on accepte le principe que la faim est politique, alors un processus de mondialisation qui n’est pas fondé sur l’équité ne nous permettra absolument pas de surmonter l’insécurité alimentaire à laquelle est confronté notre monde aujourd’hui », souligne Josanthony Joseph.[xxii] C’est clairement le cas avec la mondialisation actuelle. Martin Khor de Third World Network affirme que « [l’approche dominante] est étonnamment agressive. Elle consiste à forcer les marchés des pays en développement à s’ouvrir pour permettre aux entreprises européennes et américaines d’entrer sur leurs marchés et de les conquérir. Cela endommagera ou détruira les économies locales, et mènera à encore plus d’instabilité, de pauvreté et de faim ».[xxiii] Voilà pour les règles du jeu équitable! De fait, ce qui a été la marée montante pour certains a été le lieu de noyade pour des gens bien plus nombreux.

La crise du riz aux Philippines : une crise de gouvernance

Développement&Paix

Ils n’arrêtent pas de me dire : ‘ J’ai faim, Maman’… Je me sens mal quand je vois mes enfants affamés. Je les plains, mais je ne peux rien faire. Je ne peux pas aller décrocher le ciel pour le leur donner ».[xxiv]

Aux Philippines, le prix du riz importé, la denrée alimentaire de base, a augmenté de 47 % entre janvier et avril 2008.[xxv] Cela a aggravé considérablement la faim dans tout le pays. Il y a eu beaucoup de manifestations revendiquant l’intervention de l’État pour assurer la sécurité alimentaire de base, et les journaux ont publié à plusieurs reprises des images de gardes armés escortant des camions remplis de riz dans les quartiers pauvres. En réponse, le Sommet de l’Alimentation du peuple, un rassemblement de quelque 500 agriculteurs, pauvres en milieu urbain, pêcheurs-artisans, évêques, scientifiques et universitaires tenu à Manille au début avril 2008, a émis la déclaration suivante : « la faim est une crise de gouvernance! »[xxvi]

Dans les années 1970, les Philippines étaient un pays exportateur de riz. Au cours des 30 dernières années, ce même pays est devenu le plus grand importateur de riz au monde. « L’histoire de l’agriculture philippine, surtout de la riziculture, est celle d’une ascension suivie d’une chute fulgurante ».[xxvii] Sous le dictateur Ferdinand Marcos, on a fait de gros investissements dans l’agriculture afin d’éviter la révolte paysanne. Quand il s’est finalement échappé du pays en 1986, il a laissé derrière lui un secteur rural bien soutenu et les entrepôts de l’État regorgeaient de centaines de milliers de tonnes métriques de riz.[xxviii] Sous la pression de la Banque mondiale et du FMI, les gouvernements démocratiques qui ont suivi ont fait du remboursement de la dette extérieure la grande priorité du budget. Selon Walden Bello, analyste principal du partenaire de Développement et Paix Focus on the Global South, « les dépenses en agriculture ont chuté de plus de la moitié »,[xxix] dévastant le secteur agricole du pays par le fait même. Peu après, en 1995, les Philippines ont adhéré à l’OMC, préparant le terrain à une foule d’importations alimentaires bon marché, pour beaucoup subventionnées. L’agriculture locale, laissée sans appui gouvernemental notable, n’a pas pu concurrencer. Les importations de riz sont passées de 263 000 tonnes métriques en 1995 à 2,1 millions de tonnes en 1998. La tendance s’est poursuivie durant la décennie suivante, contribuant davantage à la baisse des prix et acculant encore plus d’agriculteurs à la pauvreté.

Comme le souligne Bello, « les deux épreuves consécutives de l’ajustement imposé par le FMI et de la libéralisation des échanges commerciaux imposée par l’OMC ont eu tôt fait de transformer une économie agricole en grande partie autosuffisante en économie dépendante des importations, au fur et à mesure qu’elle marginalisait les agriculteurs. Cela a été un processus déchirant, dont la douleur été bien saisie par un négociateur du gouvernement philippin pendant une session de l’OMC à Genève. « Nos petits producteurs, a-t-il affirmé, sont conduits à l’abattoir par l’injustice brutale de l’environnement commercial international ».[xxx]

Par conséquent, les Philippins, qui étaient il n’y a pas si longtemps largement autosuffisants, sont devenus dépendants des importations pour s’alimenter et pour nourrir leur famille. Et le riz importé est devenu hors de prix. Les décideurs comptaient sur le marché pour assurer la sécurité alimentaire, et, comme dans les pays du monde entier, le marché a complètement abandonné les Philippins.

 

La goutte qui fait déborder le vase : concentration des entreprises et ruée vers l’or de la spéculation sur les denrées alimentaires

Comme nous l’avons vu, des décennies de politiques économiques et agricoles néfastes ont grandement nui à la capacité de production alimentaire locale dans le Sud. Par conséquent, les producteurs et bien d’autres sont devenus dépendants du mythe d’un marché international dont le fonctionnement harmonieux assurerait leur sécurité alimentaire. Avant les récentes hausses de prix, le marché faisait déjà défaut à des centaines de millions de personnes. Mais les événements récents ont tellement fait augmenter les prix que des millions de personnes n’ont plus les moyens de se procurer une nourriture suffisante, et on s’entend à reconnaître l’existence d’une urgence alimentaire mondiale.

Les médias traditionnels véhiculent l’idée que la crise actuelle est provoquée par une combinaison de changements climatiques, de la diminution des réserves de nourriture, de la hausse du prix du pétrole et de la consommation grandissante de viande et de céréales en Chine et en Inde. Certains reconnaîtront aussi le rôle de l’industrie des agrocarburants qui concurrence la production alimentaire. La thèse est que ces forces ont mené à une convergence d’une diminution de l’offre et d’un accroissement de la demande, qui a naturellement entraîné une hausse des prix sur le marché mondial. S’il est vrai que les changements climatiques ont de graves effets sur la production alimentaire, que les stocks de nourriture sont à leur plus bas niveau depuis au moins 25 ans et que la demande mondiale pour les produits agricoles a augmenté, « en fin de compte, il y a assez de nourriture dans le monde pour alimenter la population ».[xxxi] Les hausses de prix n’ont rien de naturel.

Les organismes de la société civile internationale et les associations d’agriculteurs et de paysans croient plutôt que, après des décennies de libéralisation agricole, les principales difficultés auxquelles nous faisons face aujourd’hui sont le résultat de la transformation de la nourriture, « (…) d’une chose qui nourrit les gens et leur fournit un revenu sûr en une marchandise commerciale soumise à la spéculation et à la négociation ».[xxxii] Tandis que le nombre de personnes affamées s’accroît, les profits n’ont jamais été plus élevés.

« Trois entreprises – Cargill, Archer Daniel Midlands (ADM) et Bunge – contrôlent une bonne part du commerce international des céréales »,[xxxiii] explique Gretchen Gordon de Food First/Institute for Food and Development Policy. Chacune affiche des bénéfices en hausse pour 2007, année où l’on a assisté aux premières flambées des prix, de 36 à 67 % par rapport à l’année précédente. Mais ce sont les chiffres de la fin 2007 et du début 2008 qui tracent le portrait le plus fidèle de la situation, car c’est à ce moment-là qu’on a observé les hausses les plus dramatiques et les plus vertigineuses du prix des denrées alimentaires.

À elle seule, Bunge a annoncé des bénéfices pour le dernier trimestre de 2007, moment où la crise alimentaire prenait de l’ampleur, de 77 %, ou 245 millions de dollars américains, par rapport à la même période l’année précédente. Et Cargill a signalé des bénéfices pour le premier trimestre de 2008 – au moment même où la crise alimentaire faisait la manchette des journaux de Manille à Maputo – de 86 % supérieurs à ceux de la même période l’an dernier. Les grandes entreprises céréalières d’Asie prévoient de hausses de bénéfice allant jusqu’à 237 % pour l’année en cours.[xxxiv] « Sur un marché mondial non réglementé, [ces entreprises ont] acquis une part de marché suffisante pour pouvoir, par la vente et l’achat, jouer à la fois sur l’offre et la demande. Et leurs actions peuvent orienter la direction des prix mondiaux. Elles peuvent envoyer des ondes de choc qui se répercutent dans tout le système »,[xxxv] conclut Gordon.

Les commerçants de céréales à une extrémité de la chaîne d’approvisionnement ne sont pas les seuls à profiter de la situation, il y a aussi les multinationales agroalimentaires à l’entrée de la chaîne qui en profitent, et il s’agit souvent des mêmes entreprises. Mosaic Corporation de Cargill, un des plus gros vendeurs d’engrais au monde, a affiché pour le dernier trimestre un bénéfice de 2,1 milliards de dollars américains, soit 68 % de plus qu’à la même période l’an dernier. Les bénéfices de Potash Corporation, le premier producteur de potasse pour engrais au monde, ont affiché une croissance globale de 181 % pour le premier trimestre de cette année, au plus fort de la hausse des prix des aliments.[xxxvi]

Le secteur agroalimentaire n’est pas le seul à tirer profit de cette crise. De nombreux observateurs conviennent qu’un facteur décisif dans les hausses soudaines des prix est l’afflux de l’investissement spéculatif sur le marché des produits alimentaires. Les fonds de pension et d’autres investisseurs achètent des contrats à terme, titres sur des produits agricoles qui seront livrés dans l’avenir (et qui dans bien des cas ne sont même pas encore semés), et qui sont notoirement volatiles. Un titre en demande attire plus d’investissement et donc les prix montent en flèche. L’investissement massif récent a causé un boom sans précédent du cours des matières premières, et donc du prix de la nourriture un peu partout dans le monde. « Tout comme le boom dans le prix du logement, l’inflation du cours des matières premières fait boule de neige. Plus les prix montent et que l’on réalise de gros bénéfices, plus les gens sont attirés et investissent en espérant des rendements élevés. ».[xxxvii] Les matières premières comme la nourriture sont particulièrement soumises à des taux de rendement élevés, car le marché est vu comme particulièrement « inefficace ».[xxxviii] En d’autres termes, les événements qui limitent l’approvisionnement, comme la perte de récoltes, les conflits ou l’accaparement des céréales sont vus comme positifs, car ils diminuent leur disponibilité et entraînent de futures hausses de prix. « Cela entraîne plus d’occasions de faire des profits ».[xxxix]

Pour illustrer le rôle du commerce spéculatif dans la crise alimentaire, il est utile de dresser une chronologie de l’afflux du capital spéculatif sur le marché des stocks alimentaires. La montée subite la plus significative dans l’investissement s’est produite dans la même brève période que celle des plus fortes flambées des prix des aliments. Comme nous l’avons vu, les hausses en flèche du prix de la nourriture ont pris de l’ampleur vers la fin de 2007 et se sont poursuivies durant le premier trimestre de 2008. À la fin avril, un article de Bloomberg intitulé Wall Street Grain Hoarding Brings Farmers, Consumers Near Ruin [L’accumulation de céréales par Wall Street mène les agriculteurs et les consommateurs presque à la ruine] affirmait que les « investisseurs dans les matières premières contrôlent plus de récoltes aux États-Unis que jamais, concurrençant le gouvernement et les consommateurs pour un approvisionnement alimentaire qui s’en va en diminuant. (…) L’investissement dans les futures récoltes de céréales et livraisons de bétail a plus que doublé, passant de 25 milliards en novembre à 65 milliards de dollars. (…) À lui seul, l’achat des futurs  récoltes représente près de la moitié de la valeur combinée du maïs, du soya et du blé cultivés aux États-Unis, le plus grand exportateur du monde de ces trois produits de base ».[xl]

« Avec la montée des prix, se nourrir devient pratiquement hors de prix pour des dizaines de millions de personnes », observe Achim Steiner, directeur exécutif du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). « Nous avons assez de nourriture sur cette planète pour nourrir tout le monde, [mais] la manière dont les marchés et les approvisionnements sont actuellement influencés par des perceptions des marchés de contrats à terme fausse l’accès à cette nourriture. Des personnes et des vies réelles sont touchées par une dimension essentiellement spéculative ».[xli] La situation est clairement intenable et contraire à l’éthique : quelque 860 millions de personnes dans le monde qui font face à la faim jour après jour.

En bref, la concentration des entreprises du secteur agricole a permis à une poignée de celles-ci de contrôler les intrants et le commerce de la production alimentaire mondiale. Si le nombre de personnes affamées s’est accru de plus de 100 millions en raison de la récente flambée du prix des denrées alimentaires, les bénéfices des firmes agroalimentaires n’ont jamais été aussi élevés. Parallèlement, la spéculation sur le marché mondial des produits de base participe aux hausses actuelles des prix. On estime qu’entre novembre 2007 et avril 2008 – le sommet des hausses du prix des denrées alimentaires – l’investissement dans le futur des céréales et du bétail est passé de 25 à 65 milliards de dollars américains, mettant les denrées alimentaires hors de prix pour les populations pauvres du monde.

 

Agrocarburants : alimenter les voitures plutôt que les gens

Devéloppement&Paix#2
Source de l’image: Rassembleurs et Solidaires, http://rassembleurs.blogspot.com/2009_11_01_archive.html

Nous marchons dans  un monde à l’envers: aujourd’hui, ce sont les voitures et non plus les personnes, qui consomment la production globale de céréales.

Fédération internationale des mouvements d’adultes ruraux catholiques (FIMARC)

 

De vastes étendues de terre autour du monde passent de la production agricole destinée à l’alimentation des populations à celle, comme l’huile de maïs et de palme, destinée à la conversion en carburant pour le transport. C’est ce qu’on appelle habituellement les biocarburants, plus précisément les agrocarburants, car ils dérivent de la production agricole. « Pour citer Jean Ziegler, l’ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, la transition vers les biocarburants au détriment des formes traditionnelles d’agriculture n’est rien de moins qu’« un crime contre l’humanité ».[xlii] Alors que le prix du pétrole a dépassé les 100 $ américains le baril, la production d’agrocarburants, soutenue par de fortes subventions et dominée par les firmes agroalimentaires, s’est accrue substantiellement dans un très court laps de temps. Par exemple, environ 30 % de la récolte de maïs des É.-U., le plus gros producteur au monde, est maintenant destinée à la production d’éthanol. La concurrence qui en résulte entre alimenter la population et alimenter le secteur du transport contribue à la hausse du prix des aliments.

Son effet sur les agriculteurs et les paysans, toutefois, est bien plus généralisé que celui de la hausse du prix des aliments. La ruée vers l’or de l’agrocarburant a mené à des expropriations massives en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Selon BiofuelWatch, situé au R.-U., « Partout dans l’hémisphère sud, les petits agriculteurs, les peuples autochtones, les communautés forestières et les éleveurs perdent leur terre et leur gagne-pain aux mains des firmes agroalimentaires dont les récoltes sont destinées à la production de carburant ».[xliii] Des pays comme les États-Unis et ceux de l’Union européenne ont fixé des cibles exigeant qu’un certain pourcentage d’agrocarburant soit mélangé à l’essence traditionnelle distribuée dans les pompes à essence qui, pour être atteintes, exigeront le transfert de centaines de millions d’acres de terre à la production de combustible. On estime que des centaines de milliers de communautés autochtones et rurales sont déjà déplacées pour faire place à de telles récoltes, et que beaucoup plus seront expulsées à l’avenir.[xliv]

La voie de l’avenir : la souveraineté alimentaire

Notre système alimentaire est à la croisée des chemins. Il n’est tout simplement pas acceptable que de plus en plus de gens ne puissent pas avoir assez à manger. Avec l’attention des médias et des milieux politiques mondiaux braquée sur la question de la faim, nous sommes à un tournant critique de l’avenir de la politique alimentaire agricole. Tout comme la révolution verte a contribué à mettre en place les difficultés actuelles, les décisions prises maintenant nous toucheront demain et pour des générations à venir. Accepterons-nous des solutions de rafistolage du statu quo et les remèdes qui ne s’attaquent pas aux causes fondamentales des problèmes – et, dans bien des cas, les aggravent – ou défricherons-nous de nouveaux sentiers et défendrons-nous la primauté des droits humains sur les intérêts commerciaux ? Plus important, qui répondra à la question?

Les intérêts commerciaux et les institutions financières et commerciales internationales, en grande partie responsables de la situation actuelle, luttent pour être celui qui nous sauvera du chaos qu’ils ont engendré. Ils nous offrent les mêmes solutions qu’avant, mais en accéléré : ce dont nous avons besoin, disent-ils, c’est de plus de commerce, plus de libéralisation, plus de technologie. Pour ajouter du poids à leur argument, ces acteurs ont l’appui d’organismes comme la Fondation Bill et Melinda Gates et la Fondation Rockefeller, qui ont récemment lancé l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA). Selon le Centre africain pour la biosécurité, AGRA, réplique de la première révolution verte qui s’est surtout concentrée sur l’Asie, « faciliterait la transition vers un secteur agricole axé sur le marché en Afrique, remplaçant l’agriculture traditionnelle, mais contribuera aussi largement à préparer le terrain pour l’arrivée des entreprises privées d’engrais, de semences et du secteur agrochimique, en particulier de semences GM ».[xlv]

L’initiative AGRA s’aligne avec une série de plans visant une révolution verte pour l’Afrique, y compris le projet de 30 millions de dollars financé par le Canada, Biosciences en Afrique orientale et centrale (BECA), tous rejetés par des agriculteurs et des paysans autour du monde. En janvier 2007, une alliance formée de plus de 70 organismes et réseaux de la société civile africaine s’est réunie au Forum social mondial à Nairobi pour condamner cette nouvelle Révolution verte. Puis en février, plus de 600 délégués de tous les continents, réunis au Forum de Nyéléni sur la souveraineté alimentaire au Mali, ont formellement rejeté l’initiative AGRA.[xlvi]

La société civile, les agriculteurs, les pêcheurs-artisans et les associations paysannes du monde entier affirment, sans équivoque, que l’approche commerciale pour la sécurité alimentaire est un échec retentissant. Il est temps que les agriculteurs, les paysans et les communautés locales reprennent le contrôle du système alimentaire mondial. Depuis 1996, le mouvement mondial pour une réelle passation des pouvoirs dans le secteur alimentaire et agricole s’est rallié autour du concept de « souveraineté alimentaire », défini comme le « droit des individus, des peuples, des communautés et des nations de définir leurs propres politiques relatives à l’agriculture, au travail, à la pêche, à l’alimentation et à la terre, qui sont adaptées sur le plan écologique, social, économique et culturel à leur situation particulière. Elle inclut le véritable droit à l’alimentation et à la production de la nourriture, qui signifie que tous les êtres humains ont droit à une nourriture saine, nutritive et culturellement adaptée, aux ressources de production de la nourriture et à la capacité d’autosuffisance pour eux-mêmes et pour leur société ».[xlvii]

La souveraineté alimentaire est conforme et complémentaire à la fois à la sécurité alimentaire et au droit à l’alimentation. La sécurité alimentaire comme expression peut être vue comme un objectif. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), « la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ».[xlviii] Règle générale, les définitions ne précisent pas comment cet objectif sera atteint.

Le droit à une alimentation adéquate est défini par la FAO comme « un droit de l’homme, inhérent à tous, le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne. Le droit à l’alimentation est réalisé lorsque chaque homme, chaque femme et chaque enfant, seul ou en communauté avec d’autres, a physiquement et économiquement accès à tout moment à une nourriture suffisante ou aux moyens de se la procurer ».[xlix]

Le droit à l’alimentation est un droit universel protégé par les traités des droits humains des Nations Unies. Les définitions du droit à l’alimentation précisent la manière dont ce droit doit être garanti ou peut être enfreint, car les États ont l’obligation de respecter, de protéger et de mettre en œuvre le droit à l’alimentation. En ayant adopté un cadre de droits humains pour garantir la sécurité alimentaire, les États doivent éviter toute action qui pourrait nuire à la capacité des individus de se nourrir et de nourrir leur famille. Par ailleurs, ils doivent protéger les citoyens contre l’intervention d’acteurs non étatiques qui menacent le droit à l’alimentation, et prendre des mesures concrètes pour assurer un environnement qui favorise l’accès de tous à la nourriture à tout moment. La souveraineté alimentaire est une approche qui met en place des mesures visant à réaliser la sécurité alimentaire, et inclut le droit à l’alimentation, qui peut être vu comme un outil utile pour réaliser les objectifs de la souveraineté alimentaire.

La mise en œuvre de la souveraineté alimentaire passe par la reconstruction des économies agricoles locales et nationales. Cela voudrait dire ne plus traiter la nourriture comme une marchandise, mais comme un droit fondamental, et prendre des décisions en conséquence. Cela voudrait dire retirer le contrôle de la politique agricole et alimentaire aux accords commerciaux et aux institutions financières internationales, et le mettre entre les mains des gens qui produisent la nourriture et qui en ont besoin. Cela voudrait dire que les individus, les communautés et les nations pourraient définir leurs propres politiques, en tenant compte des conditions environnementales, sociales et économiques en évolution. La production locale pour la consommation locale, menant à la stimulation des économies locales, serait un axe central. L’utilisation durable des ressources, la protection et le soutien de la mise de côté des semences, la protection et le perfectionnement du savoir local, et l’investissement gouvernemental dans l’agriculture s’ensuivraient. La réforme agraire, question fondamentale, serait au cœur de toutes les politiques agricoles nationales, de sorte que les paysans et les agriculteurs, et non les grandes entreprises et les propriétaires de plantations, seraient garants de la plupart de nos terres arables. La réalisation de la souveraineté alimentaire voudrait dire que ce que paie une mère en Haïti pour nourrir sa famille ne dépendrait pas de décisions prises par un courtier à Wall Street, mais de décisions prises par elle-même, sa communauté et son pays. Les principes de la souveraineté alimentaire visent à permettre aux communautés appauvries de prendre en main leur propre destin, le principe fondamental du travail de Développement et Paix dans le Sud. Pour ce qui est de la production alimentaire mondiale, la souveraineté alimentaire incarne l’option préférentielle pour les pauvres.

Pour le partenaire de Développement et Paix au Chiapas, CIEPAC, le Centre pour la recherche sur l’action communautaire économique et politique, les principes de la souveraineté alimentaire sont l’antithèse des forces du marché actuelles qui menacent le droit à l’alimentation des communautés mexicaines. « Les règles de l’ALÉNA qui ont forcé le Mexique à abaisser les tarifs douaniers sur le maïs des É.-U. ont non seulement ouvert les portes au maïs génétiquement modifié, qui peut contaminer le nôtre, dit Norma Iris Cacho Nino, mais elles ont aussi forcé la baisse des prix locaux, rendant les agriculteurs très vulnérables. Si vous ne pouvez pas produire votre propre nourriture, vous avez de graves ennuis. L’établissement des principes de la souveraineté alimentaire renforcerait les communautés rurales mexicaines et leur autonomie. »[l]

À Wassaya, en Guinée, Développement et Paix collabore avec des associations de femmes qui se sont réunies pour renforcer la souveraineté alimentaire locale. Des groupes ont collectivement bâti l’infrastructure communautaire nécessaire à la transformation des récoltes, comme des moulins à céréales et des génératrices. Le revenu produit par le moulin à céréales est conservé localement sous forme de crédit de circulation. Les membres du groupe participent également à des séances de formation en mathématiques, en alphabétisation et en gestion. En conservant une plus grande part de la production alimentaire dans la communauté locale, en faisant l’acquisition de compétences et en créant des réseaux qui renforcent leur position collective dans les négociations du marché, ces femmes et leurs familles sont en mesure de tirer un revenu décent de leur labeur. Cet exemple de contrôle local intensifié de la production et de la commercialisation des aliments est un aspect clé de la souveraineté alimentaire. Mais pour que la souveraineté alimentaire gagne suffisamment de terrain, il faudra que de tels exemples orientent les politiques publiques aux échelles nationale, régionale et planétaire.

L’appui à un changement en profondeur de notre système alimentaire mondial vient de toutes parts. Une loi sur la souveraineté alimentaire a été adoptée au Mali en 2007, et la mise en œuvre des principes de la souveraineté alimentaire est explorée dans plusieurs pays, y compris par Cuba, la Bolivie, le Nicaragua et le Venezuela. La souveraineté alimentaire est également en train d’être intégrée aux constitutions de la Bolivie, de l’Équateur et du Népal.[li] Un nouveau rapport de la Banque mondiale et de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, avec l’approbation de 54 pays et reflétant la participation de 400 scientifiques et de 100 pays, indique que « l’agriculture industrielle est un échec. (…) L’ancien paradigme de l’agriculture industrielle, grande consommatrice d’énergie et de produits toxiques, est un concept du passé ».[lii] Le Western Producer résume la situation : « le message clé du rapport est que les petits exploitants et les techniques agricoles vertes sont le moyen de désamorcer la crise alimentaire actuelle et de satisfaire les besoins des communautés locales ».[liii]

Un vieux proverbe haïtien reflète la sagesse paysanne qui, face à la crise alimentaire actuelle, devient plus largement comprise et acceptée :Moun ki manje pou kont yo pa janm grangou– ceux qui produisent leur propre nourriture ne sont jamais affamés. Nous devons adopter le point de vue des pauvres, des petits agriculteurs, des éleveurs, des peuples autochtones et des pêcheurs-artisans, qui produisent la nourriture que nous mangeons, et qui sont pourtant les premiers à souffrir de la faim lorsque le système de production alimentaire mondiale s’emballe. Développement et Paix, par son travail d’éducation et de plaidoyer au Canada et son appui à un grand nombre de partenaires internationaux dans le Sud contribuera à faire en en sorte que le système de production alimentaire mondial reconnaisse que le droit à la nourriture de chaque homme, femme et enfant sur la planète devienne une priorité absolue.

 

Document réalisé par Développement et Paix (juin 2008).  Développement et paix (DP) est l’organisme officiel de solidarité internationale de l’Église catholique du Canada. Fondé il y a 41 ans, il poursuit une double mission: d’une part, DP soutient des partenaires du Sud qui mettent de l’avant des projets de développement durable et, d’autre part, l’organisme cherche à sensibiliser et mobiliser la population canadienne à l’égard des enjeux qui touchent ses partenaires. À travers les années, DP a été amené à entreprendre diverses campagnes qui se rapprochaient de la notion de souveraineté alimentaire.


[i] GRAIN.  « Making a Killing from Hunger », en ligne, <http://www.grain.org/articles/index.cfm?id=39&print=yes>

[ii] « Poorest countries’ cereal bill continues to soar, governments try to limit impact », Communiqué de presse de Food and Agriculture, 11 avril 2008, en ligne, <http://www.fao.org/newsroom/en/news/2008/1000826/index.html>

[iii] « WFP says high food prices a silent tsunami, affecting people on every continent », communiqué de presse, 22 avril 2008, en ligne, <http://www.wfp.org/english/?ModuleID=137&Key=2820>

[iv] Alexandra Topping.  « Food crisis threatens security, says UN chief » dans The Guardian, 21 avril 2008.

[v] « The global food crisis », FT.Com, en ligne, <http://www.ft.com/foodprices>

[vi] OPEC-Style Rice Cartel Proposed by Thailand, CBCnews.ca, en ligne, < http://www.cbc.ca/world/story/2008/05/02/rice-cartel.html>

[vii] ADB told to stop pushing for privatization of RP’s food, power sectors, GMANews.tv., 29 avril 2008, en ligne, <http://gmanews.tv/story/92257/ADB-told-to-stop-pushing-for-privatization-of-RPs-food-power-sectors>

[viii] World Hunger Facts, 2008, en ligne, <http://www.worldhunger.org/articles/Learn/world%20hunger%20facts%202002.htm>

[ix] Communiqué de presse de la FAO, « Diouf: world must seize chance to boost agriculture », Rome, 29 avril 2008, en ligne, <http://www.fao.org/newsroom/en/news/2008/1000832/index.html>

[x] Murphy, Sophia. «OMC, Rural Deregulation and Food Security»  dans Foreign Policy in Focus, Volume 4, numéro 34, décembre 1999

[xi] CNN. Senegal’s Food Crisis, en ligne, <http://videos.seneweb.com/action/viewvideo/1166/CNN_Senegal_s_Food_Crisis/?vpkey=>

[xii] Le Monde. Marches contre la faim au Sénégal, en ligne, <http://videos.seneweb.com/action/viewvideo/1198/Marches_contre_la_Faim_au_Senegal/>

[xiii] Senegal: As protests swell « self-sufficiency » plan is questioned, 28 avril 2008, IRINnews.org, en ligne, <http://www.irinnews.org/report.aspx?ReportId=77961>

[xiv] La crise alimentaire au Sénégal, document rédigé par Dame Sall, RADI, pour Développement et Paix, 28 avril 2008

[xv] Campagne pour un commerce équitable et une souveraineté alimentaire. Document fourni à Développement et Paix par le Programme Sécurité alimentaire dans le cadre de la décentralisation (au Burkina-Mali-Sénégal avec AED, GRET, USE, RADI, Réseau Marp)

[xvi] Patel, Raj. Stuffed and Starved: Markets, Power and the Hidden Battle for the World’s Food System, Harper Collins, 2007, p. 94

[xvii] An Answer to the Global Food Crisis: Peasants and small farmers can feed the world! La Via Campesina, Djakarta,  24 janvier 2008

[xviii] Gordon, Gretchen. Food Crisis in the Age of Unregulated Global Markets, FoodFirst/Institute for Food and Development Policy,  18 avril 2008

[xix] Murphy, Sophia. «OMC, Rural Deregulation and Food Security» dans Foreign Policy in Focus, Volume 4, numéro 34, décembre 1999

[xx] US Must Reform Agricultural Subsidy Program, Oxfam International, communiqué de presse. 1er septembre 2006, en ligne, <http://www.oxfamamerica.org/newsandpublications/press_releases/archive2007/press_release.2006-09-01.3724151415>

[xxi] Dans Food. Christian Perspectives on Development Issues, publié par Trocaire, Veritas et CAFOD, 1999

[xxii] Joseph, Josanthony. Food. Christian Perspectives on Development Issues, publié par Trocaire, Veritas et CAFOD, 1999.

[xxiii] Khor, Martin. Structural Adjustment Explained, Londres, Big Picture TV. 15 juillet 2005, en ligne, <http://www.bigpicture.tv/videos/watch/0777d5c17>

[xxiv] Murphy, Dennis. Philippine Daily Inquirer, 16 novembre 2007

[xxv] Murphy, Dennis. Rice at P60 a kilo! Philippine Daily Inquirer, 27 avril 2008.

[xxvi] People’s Food Summit Declares: Hunger is Governance Crisis! CBCP News On-line. Manille, 4 avril 2008

[xxvii] Hungry and Indebted: the Philippines Food Crisis and the Debt-Hungry Agriculture and Food Agencies, Freedom from Debt Coalition, 17 avril 2008.

[xxviii] Bello, Walden.« How to manufacture a global food crisis: lessons from the World Bank, IMF» dans  The Nation,  2 juin 2008

[xxix] Ibid.

[xxx] Ibid.

[xxxi] Ibid.

[xxxii] Ibid.

[xxxiii] Gordon, Gretchen. Food Crisis in the Age of Unregulated Global Markets. FoodFirst/Institute for Food and Development Policy. 18 avril 2008.

[xxxiv] « Making a Killing from Hunger », GRAIN, http://www.grain.org/articles/index.cfm?id=39&print=yes.

[xxxv] Gordon, Gretchen. Food Crisis in the Age of Unregulated Global Markets. FoodFirst/Institute for Food and Development Policy. 18 avril 2008.

[xxxvi] Fertilizer demand sends potash to record quarter. CBCnews.ca. le 24 avril 2008. http://www.cbc.ca/money/story/2008/04/24/potashearns.html?ref=rss.

[xxxvii] Ibid.

[xxxviii] Steinberg, Stefan. Financial speculators reap profits from global hunger. Global Research. 24 avril 2008. http://globalresearch.caprintarticle.php?articleld=8794

[xxxix] Ibid.

[xl] Ibid.

[xli] Jordans, Frank. Market speculation behind global food crisis. The Associated Press. 28 avril 2008. http://www.theglobeandmail.com/servlet/story/RTGAM.20080428.wun_foodcrisis042/BNStory/specialComment.

[xlii] Steinberg, Stefan. Financial speculators reap profits from global hunger. Global Research. 24 avril 2008. http://globalresearch.ca/PrintArticle.php?articleid=8794.

[xliii] Biofuels: Why food is becoming more expensive. http://www.biocarburantwatch.org.uk/foodcrisis.php.

[xliv] NO to the Agrofuels Craze. GRAIN. http://www.grain.org/go/agrofuels.

[xlv] Mayet, Mariam. The New Green Revolution in Africa: Trojan Horse for GMOs? Centre africain pour la biosécurité. Mai 2007.

[xlvi] Ibid.

[xlvii] An Answer to the Global Food Crisis: Peasants and small farmers can feed the world! La Via Campesina, Djakarta, 24 janvier 2008.

[xlviii] Food Security, concepts and measurements. FAO. http://www.fao.org/DOCREP/005/Y4671E/y4671e06.htm

[xlix] The Right to Food. Guiding Principles. Food and Agriculture Organization. http://www.fao.org/righttofood/principles_en.htm

[l] Entrevue avec des membres de CIEPAC par Développement et Paix, Quito, Équateur, avril 2008

[li] Communication personnelle de Peter Rosset, Centro de Estudios para el Cambio en el Campo Mexicano, 3 juin 2008.

[lii] Pratt, Sean. Industrial agriculture has failed, a new report says. Western Producer. 24 avril 2008.

[liii] Ibid.

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