Échelle et filière alimentaire

Par Jean-Frédéric Lemay

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La question de la provenance des aliments et des échelles de production est un enjeu en forte émergence qui concerne les consommateurs, les distributeurs, les transformateurs, les producteurs et les gouvernements. La dynamique de concentration et d’allongement des filières agroalimentaires a provoqué une certaine crise de confiance des consommateurs quant à l’origine et aux procédés de fabrication des produits (OGM, questions sanitaires, etc.). Aussi, le système agroalimentaire conventionnel de plus en plus concentré est ciblé lorsqu’il s’agit d’évaluer les causes de la mauvaise alimentation des ménages qui provoque divers problèmes de santé (maladies cardiaques, obésité, etc.).

Les appuis aux initiatives de promotion et de mise en marché de produits locaux se multiplient au Québec, tel que l’illustrent les 14 millions débloqués par le gouvernement québécois en 2009 pour la diversification des circuits courts ou les 50 millions de décembre 2007 dans le cadre du programme Mettez le Québec dans votre assiette. Il existe aussi une multiplication d’initiatives provinciales d’identification des aliments locaux (Aliments du Québec, Buy BC, Pick Ontario freshness, entre autres). Enfin, les firmes de distribution affectent de plus en plus de ressources à la promotion de l’approvisionnement local (Achat-Québec de Walmart, par exemple).

Au-delà de mesures gouvernementales, des citoyens ont aussi développé des initiatives visant à reconstruire des systèmes alimentaires locaux basés sur la durabilité et l’équité. L’Agriculture soutenue par la communauté a émergé au Japon dans les années 1970 (Teikei) comme un projet visant à rapprocher producteurs et consommateurs par un contact direct. Ces initiatives de circuits courts se sont multipliées et consolidées dans les dernières années dans plusieurs pays, et on note à leur égard un engouement à la fois des citoyens, des producteurs, des pouvoirs publics et des institutions parapubliques. Les initiatives de circuits courts se sont diversifiées partout dans le monde.

Marsden et Banks (2003 : 404) ont étudié un échantillon de sept pays européens et, par extrapolation, ils ont conclu qu’il existait un total, de par le monde, de 7 millions de fermes, dont approximativement 1,4 millions (20%) étaient des vendeurs directs, 800 000 (12%) étaient inscrites dans la production de qualité et 100 000 (1,5%) impliquées dans la production biologique.   Au Canada, l’importance de ces initiatives est confirmée par une étude récente d’Agriculture et agroalimentaire Canada sur les économies alimentaires locales (Chinnakonda et Telford, 2007). Les auteurs ont recensé les divers types d’initiatives de circuits courts : cuisine régionale et tourisme culinaire, approvisionnement des établissements, approvisionnement des restaurants, initiatives de sécurité alimentaire, cuisines collectives, agriculture urbaine, ASC et marchés fermiers.

Lorsqu’on analyse l’achat d’aliments locaux, le problème de la définition même du local est omniprésent. Les études existantes montrent que les définitions varient de par la distance géographique, le nombre d’intermédiaires ou le temps de transport. Par exemple, alors que les organisateurs britanniques de circuits courts avaient proposé un rayon maximum de 30 milles entre la ferme et le point de vente, les consommateurs considéraient plutôt que le local devait être défini par un rayon de 100 milles pour favoriser une diversité de produits (Chinnakonda & Telford 2007: 4).

S’il semble y avoir une sympathie évidente du public et de gouvernements envers les circuits courts, les recherches qui se multiplient sur le sujet arrivent à des conclusions qui illustrent une plus grande complexité que la simple adéquation entre réduction de la distance parcourue et durabilité. Par exemple, les circuits de commercialisation favorisant l’agriculture familiale et biologique appuieraient une émission plus limitée de gaz à effet de serre (jusqu’à 30% de moins pour l’agriculture biologique – Redlingshofer, 2006). Ainsi, localiser les circuits de commercialisation n’est pas une solution simple, puisque les techniques de production peuvent néanmoins avoir un fort impact écologique, comme dans le cas de la production en serres, très énergivore (Redlingshofer, 2006). Les déplacements des consommateurs vers les points de vente peuvent également générer des gaz à effet de serre (Reinhardt, 2005). Pierre Desrochers remet d’ailleurs en cause cette réduction de GES par l’alimentation locale en soulignant que le Transport compte pour moins de 15%  des émissions. Est-ce plus durable, en mars, de manger des pommes locales réfrigérées pendant six mois ou des pommes chiliennes cueillies cinq jours auparavant? Tout dépend de ce que l’on évalue et des filières analysées. Si on limite la définition de la durabilité à l’émission de GES, les bilans varient selon les produits. Par contre, d’autres facteurs d’analyse doivent être considérés : les méthodes de production, la provenance intérieure des produits dans les pays du Sud (le transport local), etc. Bref, le débat sur le kilométrage alimentaire est loin d’être conclu.

Les trois conférenciers invités à débattre de l’agriculture locale font le tour d’une question complexe à partir de points de vue diversifiés et parfois opposés. Après un endossement quasi inconditionnel du public envers les circuits courts et de l’agriculture locale, des positions plus nuancées ont commencé à émerger. En effet, il faut éviter ce que certains ont appelé le piège du local (Branden et Purcell, 2006), c’est-à-dire de confondre les moyens avec les finalités. L’agriculture locale est une échelle d’action qui peut être complémentaire à la commercialisation internationale solidaire comme le commerce équitable. En effet, c’est l’agenda ou la vision derrière les pratiques qui importent, plus que l’échelle d’action et ce, même si le local peut être une priorité stratégique pour plusieurs bonnes raisons. Aussi, les acteurs qui travaillent dans les circuits courts devront réfléchir au problème du localisme, c’est-à-dire d’une forme de renfermement sur sa communauté alors que celle-ci peut aussi être porteuse de relations de pouvoir et de pratiques environnementales douteuses. Comment lier des pratiques locales innovantes et la solidarité internationale? C’est une vision commune plus que l’échelle d’action qui en sera garante.

Jean-Frédéric Lemay détient un doctorat en anthropologie et est chercheur à l’ARUC-ISDC de l’Université du Québec en Outaouais et chercheur chez Équiterre. Il travaille actuellement sur des projets relatifs à l’impact des différentes modalités de circuits courts au Québec.

Repères bibliographiques

Branden, B et M. Purcell, 2006, Avoiding the Local Trap. Scale and Food Systems in Planning Research, Journal of Planning Education and Research 26:195-207

Chinnakonda, D. et L. Telford. 2007. Les économies alimentaires locales et régionales au Canada: rapport sur la situation, Agriculture et agroalimentaire Canada, mars.

Marsden, Terry, Jo Banks and Gillian Bristow. 2000. “Food Supply Chain Approaches: Exploring their Role in Rural Development”. Sociologia Ruralis 40, no. 4 (October).

Redlingshofer, B. 2006. « Vers une alimentation durable? Ce qu’enseigne la littérature scientifique », Courrier de l’environnement de l’INRA, 53, décembre : 83-102

Reinhardt, G. 2005. « Quelle consommation d’énergie pour faire notre pain? », Okologie & Landbau, 4 : 32-24.

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