Femmes, division sexuelle du travail et système alimentaire mondial

Par Elsa Beaulieu

Femmes, division sexuelle du travail et système alimentaire mondial _ PDF

 

La Marche mondiale des femmes (MMF) endosse la vision politique de la souveraineté alimentaire développée lors du Forum de Nyéléni. Selon cette perspective, la souveraineté alimentaire est un cadre politique qui vise à permettre des alliances et l’articulation cohérente des revendications de différents mouvements : paysans, pêcheurs, autochtones, femmes, écologistes, urbains, migrants, etc.  Ces protagonistes ne vivent pas tous les mêmes problèmes en relation au système alimentaire mondial, mais gagnent à s’allier et à articuler leurs luttes respectives, et à construire une vision commune de la souveraineté alimentaire. Cette perspective part du constat que les mouvements paysans ne peuvent, à eux seuls, s’attaquer au système alimentaire mondial, et que l’ensemble de la société est concernée et doit se conscientiser et se mobiliser par rapport à ces enjeux.

La souveraineté alimentaire est un enjeu qui touche spécialement les femmes pour deux raisons principales. Tout d’abord, parce que celles-ci sont davantage touchées par la pauvreté, et donc plus vulnérables face à la détérioration des écosystèmes et à la fluctuation des prix des aliments. Ensuite, la souveraineté alimentaire touche particulièrement les femmes parce celles-ci jouent des rôles spécifiques dans le système alimentaire mondial, en fonction de la division sexuelle et internationale du travail. Par exemple, sur le plan de la production, les femmes jouent un rôle central dans les cultures vivrières (par opposition aux cultures d’exportations où les hommes sont largement majoritaires). Dans le domaine de la distribution, ce sont elles qui soutiennent la capacité de survie des localités vulnérables par leur rôle dans le petit commerce (par opposition à la distribution industrielle, contrôlée par les hommes), particulièrement dans les pays du Sud. Enfin, dans la préparation des aliments, les femmes jouent un rôle central en planifiant, achetant et préparant les aliments. Dans le système alimentaire mondial, la division sexuelle du travail est très marquée, ce qu’il faut impérativement questionner et prendre en considération dans la réflexion et l’éventuelle mise en application de la souveraineté alimentaire.

La division sexuelle du travail est un concept qui décrit l’organisation matérielle (économique) de la vie sociale sous l’angle de la division des tâches entre les hommes et les femmes ainsi que de la valeur différenciée accordée à certaines tâches en fonction du sexe des personnes qui les accomplissent. Ce concept permet de rendre visible le fait que les tâches accomplies par les femmes sont à la fois essentielles à tout l’édifice économique actuel et systématiquement dévaluées sur le plan économique, mais aussi social et politique, maintenant les femmes dans une situation d’exploitation et de subordination. Des trois domaines liés à l’alimentation et l’agriculture cités précédemment (production/distribution/préparation), on remarque que les tâches non rémunérées et peu valorisées sont majoritairement attribuées aux femmes. Ce sont généralement des tâches qui soutiennent l’ensemble de la reproduction sociale et rendent possible l’extraction de la plus-value, mais qui ne donnent accès ni à l’autonomie économique ni à une position sociale permettant l’autodétermination. La division sexuelle du travail, ainsi que d’autres dimensions des inégalités entre les sexes, comme le manque d’accès des femmes à la terre et aux moyens de production, se situent au fondement de tout le système alimentaire et économique mondial. Il est donc urgent Beaulieu (1)d’inclure la question des inégalités entre les sexes et de la division sexuelle du travail dans toute réflexion visant la remise en question de ce système et l’édification d’alternatives visant l’autodétermination et la souveraineté alimentaire des peuples. En effet, quelle légitimité et quelle pertinence pourrait avoir une souveraineté alimentaire qui continuerait, à l’image du système actuel, de prendre appui sur l’oppression et l’exploitation des femmes? Il n’y aura de souveraineté alimentaire réelle que dans le contexte de l’égalité entre les sexes, et cette égalité passe impérativement par une remise en question et une transformation fondamentale de la division sexuelle du travail.

Pour illustrer plus concrètement cette idée, prenons en exemple la répartition des tâches liées à la préparation des aliments dans les pays du Nord, où les femmes sont de plus en plus présentes sur le marché du travail depuis les 40 dernières années, majoritairement dans des ghettos d’emplois féminins moins bien payés, bien qu’il y ait aussi eu émergence d’une nouvelle classe de femmes professionnelles. Parallèlement, des technologies pour permettre de raccourcir le temps de travail domestique se sont développées. Dans le domaine de l’alimentation, on a vu se multiplier les produits qui permettent de gagner du temps lors de l’achat, la préparation et la consommation des aliments. On prend de plus en plus conscience aujourd’hui que ces aliments transformés nuisent à la santé et que leur production industrielle est un élément toujours plus important d’un système alimentaire monopolistique et écologiquement insoutenable. Or, si l’on se mettait plus massivement à acheter des aliments locaux, non transformés et issus de l’agriculture biologique, comme ce serait souhaitable dans le cadre de la souveraineté alimentaire, il faut se demander qui porterait concrètement ce virage sur ses épaules. Qui prendrait plus de son temps pour repenser et réorganiser la manière de vivre l’alimentation au quotidien? Si la division actuelle du travail et des tâches domestiques n’était pas remise en question, ce seraient les femmes qui absorberaient les coûts de cette réorganisation, en temps et en énergie. Quel impact cela aurait-il sur leur capacité de gagner leur vie sur le marché du travail, sur leur autonomie économique? Quel impact cette surcharge supplémentaire aurait-elle sur leur santé?  Pour le dire autrement, les femmes devraient-elles « retourner à leurs fourneaux » en plus, ou au lieu de, « travailler à l’extérieur »?

Une des solutions possibles serait d’inclure dans le programme devant mener à la souveraineté alimentaire une série de mesures systémiques pour modifier la division sexuelle du travail et favoriser un meilleur partage des tâches dites domestiques entre les femmes et les hommes. Ces mesures devraient prendre en compte une multiplicité de facteurs et la diversité des situations et des arrangements domestiques. Par exemple, dans le cas des ménages hétérosexuels où les hommes ont un salaire plus élevé que les femmes, comment faire en sorte qu’il y ait un avantage économique concret à ce que les hommes réduisent leur temps de travail rémunéré pour effectuer plus de tâches domestiques? Parallèlement, comment faire en sorte que le travail des femmes sur le marché du travail soit plus reconnu et mieux payé, afin que leur travail rémunéré soit moins systématiquement sacrifié, au sein des ménages, au profit de celui des hommes? Dans un autre ordre d’idées, comment penser une transformation globale de la division sexuelle du travail dans un contexte où un nombre toujours plus grand de familles sont monoparentales et dirigées par des femmes? Comment faire pour rendre une alimentation plus écologique et plus saine concrètement accessible aux familles monoparentales, dans lesquelles les tâches ne peuvent pas être directement partagées entre deux parents? Des mesures comme l’attribution aux hommes d’un congé parental non transférable, ainsi que l’existence d’un réseau public de services de garde à un coût accessible sont des pas dans la bonne direction, mais ces mesures doivent être diversifiées, augmentées et étendues, et surtout incluses dans une démarche systémique cohérente visant à la fois l’égalité des sexes et une transformation profonde de notre système alimentaire et économique. L’organisation du travail devra aussi se transformer, afin de rendre possible l’invention de nouvelles manières de partager le travail domestique et de soins entre les hommes et les femmes.

Évoquons un autre type de solution possible, tiré cette fois-ci du milieu rural brésilien. Dans les dernières années, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre du Brésil (MST) a soutenu un petit nombre projets pilotes consistant à collectiviser, dans certains assentamentos (communautés rurales créées par la réforme agraire), des tâches traditionnellement effectuées par les femmes dans la « sphère privée ». Une sorte de centre communautaire prenait ainsi en charge la préparation des repas et les soins aux enfants, par exemple, et faisait en sorte que ces tâches soient réparties équitablement entre les hommes et les femmes, permettant ainsi à ces dernières d’avoir du temps pour se consacrer à d’autres formes de participation sociale, politique et économique. Ainsi, la création d’alternatives collectives à petite échelle, sans attendre l’intervention de politiques publiques, est possible là où il existe des formes d’organisation collective autogérée.

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Manifestation de la Marche mondiale des femmes, à Mossoro, RN, Brésil, 17 octobre 2006 – Source : Elsa Beaulieu

En somme, la dérive du système alimentaire industriel et l’exploitation des femmes, qui se fait à travers la division sexuelle du travail, sont intimement liées. C’est pourquoi on ne peut pas envisager de solution intelligente qui prenne en compte la nature systémique des problèmes si l’on n’accorde pas une attention particulière au phénomène de la division sexuelle du travail. Repenser le système alimentaire mondial, c’est donc aussi repenser la répartition actuelle des rôles, des tâches et des pouvoirs entre les hommes et les femmes, non seulement dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, mais dans l’ensemble de la société.

Elsa Beaulieu est une militante féministe au sein de la Marche mondiale des femmes (MMF) et de la Fédération des femmes du Québec depuis une dizaine d’années. Elle a également été déléguée de la MMF pour l’Amérique du Nord au Forum international de Nyéléni sur la souveraineté alimentaire qui s’est déroulé en février 2007. La MMF est un mouvement mondial initié par des Québécoises à la suite de la Marche du pain et des roses de 1995, dont le Secrétariat international rotatif est situé au Brésil depuis 2006. La Marche du pain et des roses participait aux luttes contre l’appauvrissement des femmes causé par les politiques néolibérales. La MMF a, par la suite, étendu la base des revendications pour articuler la lutte contre la pauvreté à celle contre la violence envers les femmes. Le texte ci-dessus, sans représenter une position officielle de la MMF ou de la FFQ, présente brièvement quelques-uns des éléments de réflexion qui ont cours dans les milieux féministes autour des enjeux de la souveraineté alimentaire et de l’autonomie économique des femmes.

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