Entrevue avec Claire Bolduc

Par Maud Emmanuelle Labesse

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Par une journée d’hiver plutôt printanière, je rencontre Claire Bolduc, présidente de Solidarité rurale du Québec, dans un café bien connu de la rue St-Denis à Montréal. Avant de commencer l’entrevue, elle commande une eau minérale. On lui propose une eau européenne. Elle demande une eau québécoise. « Nous n’en avons pas », lui répond-on. Cet échange, trivial en apparence, a très bien mis la table pour la discussion qui s’ensuivit.

BolducPossibles : Vous parle-t-on souvent de souveraineté alimentaire?

CB : En 2004, j’étais présidente de l’Ordre des agronomes et nous avons participé aux consultations de la Commission de l’Agriculture sur la sécurité alimentaire. Tous les intervenants en parlaient en termes de qualité des aliments et de garantie des approvisionnements. Nous avons été les seuls à parler d’autonomie alimentaire au sens d’avoir le loisir d’exprimer des choix en matière d’alimentation, de production agricole pour fin d’alimentation. Mais depuis ce temps-là, avec ce qui se passe partout sur la planète, la sécurité alimentaire est devenue un thème beaucoup plus connu et discuté.

Possibles : Selon vous, est-ce que les politiques agricoles québécoises ou canadiennes marginalisent certains groupes sociaux?

CB : Les interventions et programmes de soutien à l’agriculture existent pour que tous les citoyens aient accès à un panier d’épicerie décent tout en offrant un revenu décent aux producteurs agricoles. Si l’agriculture était soumise aux seules lois du marché, les produits seraient beaucoup plus chers et des gens ne mangeraient pas. Au Québec, il n’y a pas de politique agricole globale; il y a des programmes et des mesures de soutien aux activités agricoles. Actuellement, ces programmes n’atteignent plus les objectifs qu’ils avaient au départ et qu’ils devraient atteindre, à savoir rendre une nourriture de qualité accessible à tous, et offrir un revenu acceptable à ceux qui produisent les aliments. C’est la base de la société.

Les sociétés se sont constituées quand les humains ont été capables de contrôler leur approvisionnement alimentaire par l’agriculture. Elles se sont donc constituées autour de l’activité agricole. Le premier devoir d’une société est de nourrir son monde, tout son monde. Au Québec, les programmes mis en place ont rapidement favorisé certains types d’agriculture de grandes superficies au détriment d’une agriculture de proximité.

Possibles: Est-ce que Solidarité rurale du Québec voit dans la souveraineté alimentaire une façon de renverser la déstructuration des campagnes québécoises?

CB : C’est pour nous un des moyens. L’agriculture s’est développée partout au Québec  aux époques où on a entrepris d’occuper le territoire québécois. Il fallait donc qu’il y ait de l’agriculture à proximité de là où les gens vivaient. Maintenant, au Québec, on ne ferait plus aucune agriculture et on mangerait quand même… En fait, ceux qui ont de l’argent mangeraient bien parce que l’approvisionnement ne vient plus de notre proximité. Les grandes chaînes qui font les règles du jeu achètent d’abord un prix plutôt qu’un produit.

Une fraise blanche qu’on transporte de la Californie jusqu’au Québec, qu’est-ce que ça nous apporte dans notre alimentation en termes d’énergie, de santé par rapport à ce que son transport coûte sur le plan énergétique, sur le plan de l’empreinte environnementale et sur le plan de l’investissement? Tous coûts confondus, nous sommes très déficitaires. Quand le grand secteur de la distribution alimentaire s’est concentré, peu de voix se sont élevées contre le phénomène. On pensait que ça allait nous coûter moins cher. Non! Ça nous coûte plus cher, beaucoup plus cher.

La façon dont on fait l’agriculture aujourd’hui ne relève pas d’une industrie agricole, mais d’une industrie de la faim : on use nos ressources; on ne calcule pas le coût environnemental; on ne calcule pas les dommages sur les communautés. L’agriculture est une des facettes de l’activité qui se déroule en milieu rural. Si nos pratiques alimentaires étaient davantage empreintes de cette notion de souveraineté, l’agriculture d’ici serait plus stable. C’est très enrichissant pour les milieux quand il y a une belle relation entre l’acheteur et le producteur. L’agriculture de proximité recrée un lien de solidarité qu’on a perdu et dont on a besoin.

Possibles : Quels rôles jouent les urbains dans le système alimentaire actuel et quels rôles devraient-ils jouer dans un système alimentaire solidaire durable et équitable?

CB : Les urbains achètent. C’est ce rôle qu’ils jouent maintenant et c’est le rôle qu’ils doivent continuer à jouer. Cependant, ils ne doivent pas se contenter d’être passifs quand ils achètent. L’argent mis sur la table, c’est l’affirmation d’un choix. Comme consommateur, j’ai un choix à faire. Ce n’est pas juste de dire que je vais payer moins cher et que c’est merveilleux. En agissant ainsi, c’est de dire : « C’est un producteur du Québec qui va peut-être cesser ses activités. » C’est de l’argent qu’on envoie ailleurs. Acheter local, ça permet à ces sommes-là de rester chez nous, et de servir chez nous. Ceci permettra à d’autres d’avoir aussi ce choix plus tard.

Possibles : Outre acheter, qu’est-ce que les urbains peuvent faire?

CB : Ils peuvent ne pas acheter si les conditions dans lesquelles les produits sont faits ne reflètent pas leurs choix à l’endroit des producteurs québécois. Les consommateurs ont le devoir d’exprimer leurs choix et d’être cohérents avec ces choix. Les gens veulent tous une agriculture ouverte et qui ne pollue pas. Or, ils achètent ce qu’il y a de moins cher,  ce qui ne vient pas d’ici et qui est parfois produit dans des conditions dont on ne voudrait pas ici. Le jour où nos producteurs ne produiront plus, il sera très difficile de repartir la roue après! Les aliments qui ne sont pas chers maintenant seront alors très chers.

La société, notre société, donne un soutien aux producteurs.  C’est un choix social parce qu’il s’agit également d’une subvention aux consommateurs. Par le biais du gouvernement, tout le monde donne de l’argent et exprime ainsi un choix. C’est pour ça que la cohérence est nécessaire dans les choix de consommation.

Après tout, les produits locaux ne sont pas nécessairement plus chers. Ils ont moins voyagé, leur empreinte écologique est beaucoup moins élevée. L’agriculture québécoise est une agriculture de qualité qui produit des aliments de qualité.

Possibles : Depuis les années 60, le nombre de fermes au Québec diminue. Est-ce que cette décroissance entrave les chances du Québec de tendre vers une souveraineté alimentaire?

CB : La quantité de production reste la même sinon augmente. Le cheptel reste le même. La productivité a donc beaucoup augmentée. On a utilisé beaucoup d’intrants en agriculture : des pesticides, des fertilisants, etc. Ça peut être de bons outils. Or, on oublie que ce ne sont que des outils. On a substitué l’outil à la science. On a arrêté de réfléchir, et on a appliqué la recette. Parler de souveraineté alimentaire implique aussi de se rebrancher sur notre agriculture propre et nos façons de faire.

Possibles : Les fermes qui restent ont une production souvent très ciblée. À quel degré d’autosuffisance alimentaire le Québec peut-il prétendre?

CB : Si je regarde les grandes politiques canadiennes, on a instauré un contrôle sur notre approvisionnement de base au niveau de la production, par des quotas notamment. On ne produit pas plus que l’on consomme et on garantit un prix aux producteurs. C’est un bon système pour l’ensemble de la société. Néanmoins, ce système est de plus en plus perverti parce qu’on a donné une valeur aux quotas et qu’on a capitalisé sur quelque chose qui est intangible, qui est simplement une garantie de marché pour la production. À cela s’ajoute la financiarisation de toutes les activités de l’agriculture.

Je pense qu’avoir un bon degré d’autonomie alimentaire, c’est d’abord d’avoir une alimentation qui garantit que les produits de base d’une saine alimentation se vendent à un prix accessible. Une offre alimentaire qui repose à 60 % sur des produits locaux assurerait un meilleur contrôle des variables liées à l’alimentation tout en conservant une ouverture à d’autres produits.

À l’heure actuelle, les grandes chaînes contrôlent l’approvisionnement local. Les marchands locaux associés à ces grandes chaînes ne peuvent pas commercialiser les produits qu’ils veulent. Ils ont une liste de produits et c’est ceux-là qu’ils achètent. Un commerçant qui souhaite avoir des produits locaux est limité par le pourcentage admis par la franchise. Ce pourcentage est généralement de 1 %. Parfois, c’est un peu plus haut pour ceux qui sont propriétaires de leur commerce sous bannière, mais cela demeure marginal.

Possibles: Selon vous, est-ce qu’instituer les assises de la souveraineté alimentaire nécessite de s’inscrire en faux contre le modèle économique de libre marché qui prévaut partout dans le monde?

CB : S’inscrire en faux contre le libre marché ne marchera pas. La solution n’est pas là. Il faut former les gens d’un point de vue citoyen.

Possibles: Alors cet élan doit d’abord venir de la base citoyenne et non des pouvoirs en place?

CB : Les grands changements ne viennent que rarement des pouvoirs en place, les grands changements viennent toujours des citoyens.

Possibles: La souveraineté alimentaire repose sur le contrôle des peuples de leur système alimentaire. Pensez-vous que ce contrôle doit s’exercer à travers des initiatives citoyennes ou par le truchement de politiques publiques?

CB : De tout! C’est clair que les politiques publiques doivent être influentes dans ce domaine. La première chose qui s’avère nécessaire pour instaurer un contrôle est que l’État émette vraiment un signal clair. C’est son devoir que de traduire nos choix collectifs. L’autre signal clair à donner sera de favoriser l’émergence des produits de proximité et de les soutenir. Il y a enfin toute une catégorie de citoyens qui ne sont pas formés aux choix citoyens. Il faut les y amener. Il y a beaucoup de travail à faire et l’État a un rôle à jouer là-dedans. La cohérence du consommateur joue autant sur la séduction que sur la contrainte. On doit autant réglementer les marchés que les promouvoir. Nous en sommes là présentement.

Possibles: On ne réglemente pas?

CB : On règlemente la production sous certains aspects et c’est tout! On discute d’une politique agricole qui devrait mettre en lumière la souveraineté alimentaire, mais pas à n’importe quel coût, pas à n’importe quelle condition et pas aux seuls efforts des producteurs agricoles. Tout le monde doit s’y engager.

Possibles: Oui, justement : la souveraineté alimentaire commande un accord collectif sur les priorités et les objectifs à atteindre. Pensez-vous qu’une telle entente est possible malgré la grande diversité de réalités locales que présentent le territoire québécois?

CB : Tout à fait. La mesure ne sera pas appliquée de la même façon partout, mais la direction sera la même. Les enjeux démographiques, les enjeux climatiques, les enjeux énergétiques et les enjeux liés à la vie sociale sont réels pour tout le monde. Face à ces enjeux, on peut avoir des réponses différentes dans les territoires, mais érigées sur les mêmes valeurs.

On a besoin de la contribution de tous les territoires. Que ce soient les ruraux, la métropole ou la capitale, on ne fonctionne pas les uns sans les autres. La preuve en est que, lors de la dernière crise économique, il y a sept emplois sur dix qui se sont perdus à Montréal. Cependant, quatre de ces sept emplois perdus étaient dus à la baisse de l’activité en milieu rural. Il faut reconnaître notre interdépendance; quand l’un va bien, tout le monde va bien, mais si l’un ne va pas bien, tout le monde ne peut pas bien aller.

Possibles : A-t-on un réseau de transport au Québec qui pourrait soutenir un système alimentaire équitable?

CB : Il y a le réseau routier qui pourrait être mis à contribution. Présentement, il sert à faire venir des tomates de Guyane à Rouyn-Noranda. Ce n’est ni logique ni durable.  Il faut se questionner sur le réseau de transport, sur le fait que toutes les semaines, un nombre incroyable de camions chargés d’aliments quittent la Californie et font le tour du Canada. Beaucoup de choses se font maintenant en serre comme les concombres, les poivrons, la laitue, les tomates. Il faut se questionner sur l’énergie pétrolière qu’on utilise maintenant et sur les conséquences que cela entraîne  versus les énergies vertes et locales pouvant être utilisées pour chauffer des serres, par exemple.

Actuellement, il y a une grande réflexion qui se fait sur un TGV (train grande vitesse) qui relierait Québec, Montréal, Windsor, New York, etc. On pourrait en même temps réfléchir  à la façon de mieux desservir tout le  Québec. Or cette réflexion ne se fait pas. Pourtant, un THV (train haute vitesse) pourrait couvrir une grande partie du  territoire du Québec pour le prix d’un TGV Québec Montréal.

Possibles : Pensez-vous que le zonage agricole en zone périurbaine tel qu’appliqué présentement peut contribuer à établir les fondements d’une souveraineté alimentaire?

CB : La loi du zonage agricole est une excellente loi. Le problème, c’est qu’autour des grandes zones urbaines, elle n’est pas appliquée assez vigoureusement, et dans les milieux ruraux, elle est appliquée trop sévèrement.

La relève agricole essaie de se concentrer actuellement. Souvent, elle ne souhaite pas acheter un bloc de terre de 100 hectares; c’est trop. Or, elle est obligée de l’acheter – et de s’endetter – parce que la loi de protection du territoire agricole ne lui permet pas d’acquérir de petites unités de production. De la même manière, quand le territoire agricole de Montréal est amputé pour faire des autoroutes, c’est un non-sens! C’est une qualité de terre agricole, dans une zone climatique favorable, et pour des productions qui ne peuvent pas être reproduites ailleurs. SRQ prône une modulation de cette législation.

Possibles : Dans une perspective de souveraineté alimentaire, la pertinence des mégafermes est remise en question. Comment SRQ aborde cette problématique?

CB : Qu’il y ait juste des mégafermes est remis en question. Par contre, qu’il y en ait quelques-unes… La relève agricole n’est plus capable d’acheter les fermes présentement. Les parents veulent la vendre parce qu’elle représente leur fonds de pension. Les jeunes n’ont pas les moyens et ils ne s’endetteront pas pour deux, trois ou quatre générations.

En agriculture, si le jeune n’achète pas la ferme, elle est démantelée. Pourquoi? Parce qu’il y a un bien intangible qui est vendu, le quota… Et ça vaut cher! C’est souvent plus de la moitié de la valeur de l’entreprise dans le cas des fermes laitières. Ce n’est pas le bâtiment, le tracteur ou les animaux qui sont onéreux, c’est le droit de vendre un produit alimentaire. Ceci favorise l’émergence des mégafermes. Par contre, dans plusieurs régions comme le Témiscamingue ou la Gaspésie, les agriculteurs se regroupent entre eux pour se prendre en main et échapper à cette fatalité.

Possibles : Si on devait ébaucher une politique pour soutenir la souveraineté alimentaire, quels en seraient les incontournables?

CB : Le premier incontournable serait sans doute d’autoriser l’émergence d’une diversité de modèles viables. Il faut soutenir l’agriculture de manière modulée pour que toutes les activités agricoles soient possibles et viables. Les différents territoires ne font pas face aux mêmes contraintes. Du simple point de vue de la sécurité alimentaire, étendre une production à plusieurs endroits permet de ne pas perdre la majorité de la production en cas de problème. La répartition des activités sur tout le territoire représente donc une garantie des approvisionnements et celle-ci est facilitée par l’adoption de modèles agricoles appropriés aux réalités locales.

Un autre incontournable : l’environnement. Ceci touche le producteur et le consommateur. On doit avoir une agriculture qui va être durable pour les agriculteurs et pour la société. Ce qu’on veut, c’est développer une société durable, pas juste une agriculture durable.

Le dernier point incontournable serait l’interpellation du consommateur. Les programmes agricoles ont toujours été faits en vase clos. C’est madame et monsieur Tout-le-monde qui mettent 700 millions de dollars annuellement dans l’agriculture. C’est le troisième plus gros budget après la santé et l’éducation. Pourrait-on concevoir que ces mêmes citoyens ont quelque chose à dire là-dessus? Une politique agricole devrait interpeller les gens pas seulement sur le « qu’est-ce que vous en pensez? », mais surtout sur le « qu’est-ce que vous allez faire? »

Possibles : Il faut donc légiférer aux trois niveaux : production, distribution, consommation?

CB : Tout à fait. Une politique agricole qui n’interpelle pas le consommateur n’arrivera pas à s’incarner dans les gens. Lorsque les citoyens seront imprégnés de l’activité agricole, seulement là, nous pourrons créer notre souveraineté alimentaire.

Possibles : Claire Bolduc, merci beaucoup!
Entrevue réalisée par Maud Emmanuelle Labesse, diplômée de l’Université McGill et de l’Université de Montréal en science politique. Elle s’intéresse aux stratégies de lutte contre les inégalités sociales, aux pratiques alternatives de citoyenneté et au développement des communautés. Depuis 2008, elle est rédactrice pour la revue Développement social.

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