La défection de la culture scolaire

Par Nicole Gagnon
 
«[…] nous souhaitons qu’à l’école tu apprennes à discuter ces questions, à formuler les principes que tu voudras reconnaître et à dialoguer avec les autres en vue d’édifier une société harmonieuse.»(Georges LEROUX)
 
«Bref, réglons nos problèmes sur le dos des enfants!»(Gilles GAGNÉ)

«L’histoire de la culture québécoise et des recherches qui ont porté sur elle depuis 1960, écrivait Fernand Dumont en 1984, se ramène à une défection de la référence.» Il entendait par là la perte des repères culturels, tels que la religion, la conscience historique, la langue, l’État. Quant à la culture scolaire, il n’en traitait pas, se contentant de la définir comme «une mise en forme de la culture portée au niveau de l’idéologie et, du même coup, l’idéologie devenue socialisation». La formule peut surprendre, laissant entendre que l’école ne serait qu’une entreprise d’endoctrinement. Disons d’abord que Dumont opérait ici ce qu’il appelait une «fermeture de problématique», à savoir: «se donner une définition de ce qu’on ne veut pas étudier». Et rappelons que chez lui, la notion d’idéologie ne comporte pas l’acception péjorative de tare de la raison. Elle désigne plutôt une pratique nécessaire de réconciliation entre faits et valeurs – entre morale et savoir, en l’espèce.

Abordant plus tard directement la question de l’école, Dumont nous donne à comprendre en quoi on peut parler de défection de la culture scolaire. La fonction essentielle qu’il attribue à l’école c’est de transmuer la culture d’origine, au titre de «médiation entre la culture comme milieu et la culture comme horizon». Dans ce dessein, l’humanisme classique établissait l’élève dans une culture parallèle qui permettait d’accéder à l’universel de la raison. Cette culture scolaire s’est perdue, constate Dumont, et il serait vain de prétendre y retourner. Les principes qui la soustendaient n’en sont pas pour autant périmés. Toute culture scolaire susceptible de faire accéder à l’horizon de la culture en transmuant la culture d’origine devrait comporter ces trois attributs d’une éducation humaniste: «dessaisir les esprits de l’actuel; […] la gratuité; [récuser] toute tentative d’encyclopédisme» (Raisons communes, 1995, p. 153). À l’évidence, l’école québécoise actuelle est aux antipodes, du moins pour les deux premiers aspects. Il faut «ouvrir la classe aux réalités du monde actuel», stipule notamment le prétendu programme d’histoire; et il n’y aura de situation d’apprentissage signifiante que si «l’élève perçoit les liens qui existent entre les apprentissages réalisés et leur utilisation ultérieure».

La débâcle des disciplines citoyennes

«Les anciennes humanités sont mortes d’elles-mêmes, écrivait encore Dumont; le rapport Parent n’a été qu’un constat de décès.» (Op. cit., p.152.)  Oui et non. Il est exact que les humanités, en France comme au Québec, avaient perdu leur sens dans l’après-guerre, en cédant à la tentation de “tout-ce-qu’un-bachelier-n’a-pas-le-droit-d’ignorer”, autrement dit en tombant dans l’encyclopédisme. Le rapport Parent ne s’en est pas moins acharné à leur donner le coup de grâce, en ne proposant rien d’autre pour les remplacer qu’un encyclopédisme plus au goût du jour, mondialisé, “actuel”. Puis toutes ces belles idées ont été balayées dans le climat d’anarchie de 1968, qui a vu le démembrement de la toute jeune équipe ministérielle des concepteurs de programmes scolaires et l’avènement du “s’éduquant“. En français du moins, pour le cas que j’ai étudié,  les conseillers pédagogiques de la base se sont engouffrés dans la brèche, pour n’offrir que des orientations générales («programme-cadre»), tout en tentant, sans grand succès, de «se donner une compétence sur comment ça se fabrique des programmes». On n’enseignerait plus la grammaire mais les communications courantes, en partant du vécu de l’élève. Au tournant des années quatre-vingt, les psychologues universitaires sont venus à la rescousse pour asseoir la pédagogie du s’éduquant et les programmes par objectifs sur des théories «cognitivistes», plus précisément «socioconstructivistes». La classe de français devenait une entreprise de mise en valeur de soi, couplée d’une initiation aux médias et au marché du livre, le tout garni d’un peu de psychologie cognitive, sous guise d’«objectivation de la pratique».

L’histoire semble avoir été mieux épargnée que le français dans les programmes par objectifs des années 1980, sans doute parce qu’on la tenait encore pour une «petite matière», de peu d’importance. Cette discipline était en effet restée facultative dans l’enseignement secondaire jusqu’en 1974, et ne comportait qu’un cours obligatoire d’histoire du Canada jusqu’en 1982, date à laquelle on ajoutera un cours d’histoire universelle, allant de l’homme des cavernes à Brian Mulroney. Quant au nouveau cours d’histoire du Québec et du Canada, il mettait en œuvre toute la quincaillerie pédagogique d’époque: objectifs généraux, intermédiaires, terminaux, vécu de l’élève, habiletés… Il accordait en outre plus d’importance que le précédent à la période contemporaine et au «pluralisme ethnique» de la société québécoise. Si la perspective nationale était ainsi estompée, du moins était-ce encore de l’histoire, où «le présentisme n’était pas encore au rendez-vous», écrit Josiane Lavallée dans Contre la réforme pédagogique, 2008, p. 173.

On ne perdait rien pour attendre. Alors que les programmes de français de 1997 comportaient une certaine amélioration, en ce sens que communiquer consisterait d’abord à faire des “activités” de français, ceux d’histoire de 2006 sont  catastrophiques. Il ne s’agit plus d’apprendre l’histoire mais d’interroger le présent dans une perspective dite historique. Déjà pour l’«Histoire du monde, de l’Antiquité à aujourd’hui», destinée maintenant aux élèves de secondaire 1 et 2, «il s’agit de voir si, au supermarché de l’histoire, il n’y aurait pas quelque chose d’utile pour nos débats sur le réchauffement climatique ou le mariage homosexuel» (C. Rioux, dans Contre la réforme pédagogique, p. 185). Quant à l’histoire nationale, devenue «Histoire et éducation à la citoyenneté» (elle aussi dédoublée à l’intention des élèves du secondaire 3 et 4), elle est maintenant vouée à «l’alphabétisation sociale», à savoir: l’inculcation d’une morale citoyenne à base d’une sociologie primaire cousue de lieux communs. À base aussi d’un «pluriculturalisme»  bien-pensant, destiné à estomper la singularité de la société québécoise. Voici le type de compétence attendu au terme de cet apprentissage: interroger les données sur la main-d’œuvre et la natalité pour ensuite «interpréter la politique familiale de l’État québécois depuis 1980 en émettant une hypothèse» (examen ministériel de 2008, cité par J. Lavallée, op. cit., p. 182).

L’éducation à la citoyenneté

La culture a horreur du vide et bien sûr qu’en oubliant sa spécificité,  l’école n’est pas devenue pour autant un milieu culturellement aseptique. Elle s’est laisée envahir par toutes sortes de cultures adventices (experte, gestionnaire, psycho-pop, médiatique…) assaisonnées d’ouverture au monde et de créativité. Les orientations ministérielles du dernier «renouveau pédagogique» sont venues y mettre une cohérence gestionnaire. La psychopédagogie ayant établi que les enfants construisent leur savoir dans l’interaction avec les pairs, il ne sert à rien de leur enseigner quoi que ce soit; ils apprendront par des projets réalisés en équipe. Et ils apprendront quoi? rien ou à peu près; ils acquerront plutôt diverses «compétences transversales» telles que la créativité, l’esprit critique, la résolution de problèmes, la coopération, la communication – formulées sous mode d’action ( tels les anciens «objectifs» en forme d’«être capable de»): «actualiser son potentiel», «exploiter l’information», etc. Ces compétences se développeront dans différents «domaines généraux de formation», tels que «orientation et entreprenariat», «santé et bien-être», «médias», «environnement et consommation», etc., et bien sûr «vivre ensemble et citoyenneté». Entre les «domaines de formation» (la société) et les «compétences transversales» (l’individu) se placent les «compétences disciplinaires«, qui sont des angles d’approche particuliers plus ou moins puisés au contenu des anciennes disciplines scolaires et qui servent à définir des «situations d’apprentissage et d’évaluation» (SAE), à savoir les projets réalisés de préférence en équipe.

Bien qu’ils puissent concerner accessoirement divers «domaines de formation» et qu’ils soient susceptibles de développer chacune des neuf compétences transversales, les récents programmes d’histoire sont entièrement axés sur la formation à la citoyenneté. Ils comportent en effet trois compétences disciplinaires: «interroger les réalités sociales dans une perspective historique», «interpréter les réalités à l’aide de la méthode historique», «consolider l’exercice de sa citoyenneté à l’aide de l’histoire». C’est-à-dire que l’histoire y est réduite à une «méthode de travail efficace» (compétence transversale) pour  se conscientiser aux enjeux de la société actuelle – la dite «méthode historique» n’ayant par ailleurs pas grand-chose à voir avec la méthode des historiens dignes de ce nom. Même pour le cours d’histoire universelle destiné au premier cycle du secondaire, les manuels «prennent souvent l’allure ce qu'[on] pourrait entendre sur une tribune téléphonique de Radio-Canada […] questions d’actualité sur lesquelles nombre de journalistes chevronnés hésiteraient pourtant à émettre une opinion.» ( C. Rioux, op. cit., p. 188.)

À compter de l’automne 2008, l’éducation à la citoyenneté s’est encore renforcée du cours d’éthique et culture religieuse. Le système scolaire québécois ayant en effet été reconnu discriminatoire, en raison du privilège constitutionnel des parents catholiques et protestants de faire instruire leurs enfants dans leur religion – les autres n’ayant que le choix d’un enseignement moral areligieux – il fallait soit étendre le privilège à toutes les religions, soit déconfessionnaliser le système. La première voie contredisant la volonté étatique d’intégration des immigrants par le biais de l’école, le gouvernement du Québec entreprit de déconfessionnaliser celle-ci, ce qui fut fait en trois étapes: institution de commissions scolaires linguistiques plutôt que confessionnelles en 1997, abolition du statut confessionnel des écoles publiques en 2000, suppression de tout enseignement religieux confessionnel à compter de 2008. Est-ce à dire qu’on allait “sortir la religion de l’école”? On allait plutôt substituer à l’éducation confessionnelle un enseignement «culturel» des religions, tel que conçu par les experts des sciences humaines, obligatoire pour tous les enfants, dans les écoles privées comme publiques,  et à tous les niveaux scolaire.

Contrairement aux programmes de français et d’histoire, concoctés dans l’ombre par des experts douteux, celui de culture religieuse fut élaboré au grand jour et avec haute prudence, à compter du rapport Proulx de 1997 qui posait les balises. Il est pourtant mal parvenu à faire consensus. Comme on pouvait s’y attendre, les parents à forte conviction catholique veulent soustraire leurs enfants de cet enseignement qui, dès l’école primaire, leur assène une panoplie d’informations encyclopédiques sur diverses religions. (Quant aux porte-parole des écoles privées confessionnelles, curieusement, ils n’ont pas fait grand bruit. Sans doute est-ce dû à ce qu’on y pratique depuis longtemps l’art de contourner l’esprit des programmes et de censurer les manuels,  à la faveur des objectifs irréalistes et de l’absence de contenus obligatoires.) De leur côté, les tenants de la laïcité voudraient qu’on s’en tienne à l’éducation morale, complétée d’un cours d’histoire des religions au secondaire, qui n’évacuerait pas les horreurs commises au nom de Dieu. En fait, les intentions des experts de 1997 ont été passablement édulcorées dans le produit final. Entre autres, les auteurs d’un solide dossier sur «la place de la religion à l’école», publié en 1998 dans L’Action nationale, recommandaient un programme d’éducation morale non-confessionnelle, «en parallèle» avec un programme d’«initiation culturelle» au phénomène religieux et aux grandes religions du monde.  Le programme retenu fut au contraire un cours unique, articulé en trois «compétences disciplinaires»: éthique, culture religieuse, dialogue – la troisième étant en quelque sorte «la matrice des deux autres», aux yeux de Georges Leroux (Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme, 2007p.86). En ce sens que la réflexion éthique et l’information sur les religions seraient ordonnées au dialogue interculturel entre les diverses traditions religieuses.

Le nouveau cours d’éthique et culture religieuse est ainsi axé sur le domaine général de formation «vivre ensemble et citoyenneté». En pratique, qu’est-ce que ça donne? Prenons l’exemple – le seul, en fait qui me soit tombé sous la main – du «cahier d’exercices» de la collection «Partenaires du bonheur» intitulé «Dieu, les arts et la société» et destiné aux élèves de secondaire 5. Il n’est guère question de Dieu dans ce manuel, sauf pour mentionner au passage que l’Islam considère le Coran comme Parole de Dieu, ou pour le placer en tête d’une liste des croyances catholiques, d’orthodoxie douteuse: Dieu, c’est le Père; il y a aussi le prophète Jésus qui est le Fils, et l’Esprit qui suscite l’Église, mais pas de Dieu trine, ni de Verbe incarné ni de Vierge Marie. Le manuel traite cependant de religions, notamment des sectes (à classer selon divers critères) et de l’Islam (exposé succinct des origines historiques), ainsi que du Code daVinci et de l’Apocalypse. L’art concentre dans le premier des six chapitres quelques considérations sur la peinture, le cinéma, la musique et l’architecture, dont une liste des courants dans la peinture depuis le Moyen Âge, à pertinence peu évidente. Le gros du menu concerne donc la société, plus exactement les débats de l’heure: écologie, laïcité et accommodements raisonnables, l’argent, la guerre et la torture, ce qui peut concerner d’autres «domaines généraux de formation» et faire appel à diverses «compétences transversales».  La citoyenneté  y reste néanmoins prépondérante, ainsi que la compétence disciplinaire dialogue, du fait que sur les treize «SAE» presque toutes sont des projets collectifs suivis de discussion (sur laquelle chaque élève se formera une «opinion personnelle» qui permettra à l’enseignant d’évaluer la compétence acquise).

L’interculturel

Les trois compétences disciplinaires du cours d’éthique et culture religieuse sont articulées chacune en trois «composantes», lesquelles comportent un nombre variable d’opérations à effectuer pour acquérir la composante en question. Pour la compétence dialogue, les composantes sont «organiser sa pensée», «interagir avec autrui», «élaborer un point de vue étayé». Comme le montre plus précisément l’annexe du manuel sur les «Notions de base du programme», il ne s’agit pas tant de pratiquer le dialogue entre les cultures que  l’art de formuler des opinions recevables, c’est-à-dire informées, raisonnables et politiquement  correctes. Par exemple: une discussion sur le code de vie d’Hérouxville, où le manuel suggère diverses réactions («agressant, cynique, dramatique, drôle, honteux, pathétique, pratique, tragique, etc»), pour s’enquérir ensuite de «mon opinion après la discussion». Le manuel n’interroge cependant l’élève que sur ses réactions et ses opinions, pas sur ses convictions religieuses, ses valeurs familiales ou son héritage culturel. L’interculturalisme n’en est pas moins présent dans la thématique du manuel. Il est expressément présenté comme la bonne forme d’intégration, à la québécoise, par comparaison aux modèles républicain et multiculturel.  Quant à l’assimilation, qui «suggère implicitement que la culture d’accueil est ou se considère en tout point supérieure à la culture d’origine de l’immigrant», le manuel l’élimine d’emblée car «on n’en parle plus dans les démocraties libérales». Une couple de travaux sont aussi consacrés à la comparaison entre catholicisme, protestantisme, Islam et judaïsme quant à l’attitude des unes vis-à-vis les autres et vis-à-vis l’argent, le premier travail débouchant sur un projet de conférence œcuménique internationale sur un sujet susceptible de rallier un certain consensus.

L’école québécoise n’a pas attendu le cours d’éthique et culture religieuse ni le Rapport Bouchard/Taylor, proposant d’instituer la Référence interculturelle par un texte officiel de l’Assemblée nationale, pour faire dans l’interculturel. L’idée était entrée dans l’air du temps avec l’avènement du Parti québécois, qui courtisait les dites “communautés culturelles” à coup de «autant de façon d’être Québécois» et de «gardez votre culture!». D’autre part, la rectitude féministe s’était imposée officiellement dans les manuels scolaires, qui n’étaient approuvés qu’à la condition de faire la part égale aux modèles maculins et féminins, la dérogation en faveur du bon sexe étant cependant tolérée… (Un extrait de Vol de nuit dans le manuel de français? – Oui, à condition d’avoir déniché une Seule en mer – comme si une jeune fille ne pouvait pas trouver son bien dans Saint-Exupéry.) Une rectitude analogue s’est implantée plus officieusement pour la différence ethnique. Le programme d’histoire du Québec de 1982 s’orientait vers l’histoire des groupes ethniques; un manuel de français au primaire comportait 27% de personnages “visibles” dans ses illustrations. Ce que les parents néo-québécois n’apprécient pas nécessairement, ne serait-ce et à raison qu’ils ne font pas confiance à l’école pour transmettre leur culture d’origine à leurs enfants. Bon nombre préféreraient que les Québécois-français se comportent en majorité responsable et offrent à tous les enfants quelque chose d’un peu consistant en guise de culture commune. Le problème c’est que l’école ne transmet rien. Ayant opté pour la pédagogie du vécu et le socioconstructivisme, elle allait fatalement adopter l’idéologie interculturelle, qui aboutit à confier aux enfants «le sort de la culture» et le soin d’«édifier une société harmonieuse», à partir du difficile dialogue entre identités incompatibles.

Réinventer une culture scolaire?

Au bout de quarante ans de réformes et renouveau pédagogiques, l’école semble être devenue un système cohérent, qui fonctionne à la satisfaction du maître et des élèves. L’éducation à la citoyenneté sous forme d’éthique et culture religieuse fait la preuve en marchant qu’il est possible de concevoir des programmes et de fabriquer des manuels scolaires raisonnables et quelque peu consistants. Et les enfants adorent philosopher ( comme ils adorent Barbie et les big macs?). L’évaluation par les compétences offre aussi une meilleure garantie de succès. Car pour être jugé compétent et, par conséquent, “réussir”, l’élève n’a qu’a participer au travail d’équipe et manifester un comportement de constructeur de son propre savoir, notamment par l’expression de son opinion personnelle. Seul accroc dans l’affaire: les élèves persistent à décrocher.

Une bonne part du décrochage est structurel, en ce sens que l’âge de la scolarité obligatoire ne coïncide pas avec celui de la fin des études secondaires, ce qui était voulu dans le Rapport Parent, estimant qu’environ 20% des élèves n’auraient pas le goût ou les aptitudes de poursuivre jusqu’au diplôme secondaire – conçu alors comme de véritables études secondaires, plutôt que du primaire prolongé comme ce l’est très tôt devenu.  Or le nombre des élèves qui décrochent dès qu’ils en ont la liberté (au plus tard en secondaire 4) excède de beaucoup la prévision du Rapport Parent. L’alerte au décrochage suscite actuellement toute une panoplie de mesures pour garder les jeunes à l’école, notamment en les aguichant avec des portables, tandis que les professeurs de français s’efforcent de leur donner le goût de lire au moyen de best-sellers et de littérature jeunesse. Peut-être vaudrait-il mieux admettre qu’il n’est pas indispensable d’avoir le goût de lire pour faire quelque chose d’intelligent dans la vie et que bien des métiers font appel à des compétences qui ne s’acquièrent pas à l’école. On pourrait alors décerner un certificat de fin détudes qui coïnciderait avec la fin normale de la scolarité obligatoire (secondaire 4) et réserver le secondaire 5 à la formation professionnelle ou à l’admissibilité au cégep.

Il reste que la pédagogie centrée sur l’élève ne donne pas les résultats escomptés. En même temps que le savoir du maître lui sert à “travailler sur” l’élève plutôt qu’à l’instruire, l’école en demande peut-être trop au “s’éduquant”, qu’elle traite dès l’enfance comme un esprit adulte: il doit construire son propre savoir, débattre de questions éthiques, dialoguer avec l’autre. Mais qu’est-ce que “l’autre” à l’école primaire? L’enfant n’aura pas spontanément recours aux catégories sociales si on ne les lui inculque pas; il y a quelque chose de pervers à lui «enseigner la différence» et la pratique de l’interculturel avant l’adolescence, au moment où il commence à se chercher une identité. Quant au jeune, peut-être bien qu’il ne se reconnaît pas toutes ces compétences qu’on lui impute pour aborder les problèmes du monde adulte. Il préférerait alors s’autoexclure  pour chercher dans la vraie vie un endroit où il puisse exercer une compétence réelle, si limitée soit-elle.

On ne peut pas réinventer une culture scolaire sans fermer la porte de l’école pour laisser aux jeunes le temps de grandir, à l’abri des turbulences de l’actualité. On serait par ailleurs mal avisé de vouloir faire table rase de ce qu’est devenue l’école depuis quarante ans. Faire travailler l’élève sur des questions “motivantes“ est sans doute aussi important que de leur parler de ce qu’ils ignorent. Va alors pour l’apprentissage «par projets», à condition que ce soit laissé à la discrétion de l’enseignant. Quant aux programmes d’étude, ils ne devraient concerner que les contenus à transmettre. Quels contenus? En mathématiques et en sciences – ce que je n’ai pas étudié – je présume qu’il subsiste quelque idée sur ce dont il s’agit; dans les disciplines citoyennes, on a perdu le nord. Il existe pourtant telle chose qu’un patrimoine culturel où puiser ce qui pourrait convenir à l’éducation de la jeunesse.

Le français, discipline scolaire, est articulé en trois composantes classiques qui n’ont pas perdu de leur pertinence: la grammaire (didactique de la norme de la langue écrite), la rhétorique (art de la parole publique) et la littérature (imaginaire social). L’apprentissage de la grammaire serait à compléter par quelques exercices stylistiques, histoire de se délier la plume, et la pratique de la parole publique, par celle du théâtre, histoire de se mettre dans la bouche de bonnes phrases, celles de Michel Tremblay aussi bien que celles de Molière. Ensuite de quoi les jeunes pourraient-ils mieux parler, le “mieux » étant autre chose que la norme internationale du radiocanadienfrançais. En prime, on pourrait d’ailleurs utiliser des extraits de Pierre Bourgault et de Michel Chartrand pour illustrer, d’une part le grand genre rhétorique, d’autre part comment une langue impeccable peut se déployer dans le registre vulgaire. Côté littérature, accordons aux jeunes la liberté d’ignorer Maria Chapedelaine ou Madame Bovary et cherchons ce qui peut leur parler parmi tout ce que nous tenons pour trésor littéraire. Il y a ici un chantier à ouvrir pour instituer un corpus scolaire canonique, adapté à chaque âge, qui laisserait quand même une certaine marge de manoeuvre aux rédacteurs de manuels et aux enseignants.

L’enseignement de l’histoire semble plus facile à repenser, ne serait-ce qu’il est actuellement plus carrément à côté de la coche. Posons que l’histoire nationale est par elle-même une discipline citoyenne, au titre d’institution d’une Référence, ce qui inclut la société, la politie et la nation. Insistons que l’histoire en général sert d’abord à se libérer des préjugés du présent et à retrouver les vérités perdues plutôt qu’à alimenter les débats de l’heure. Et soulignons que l’histoire scolaire relève de la culture, non d’une initiation au métier d’historien. On pourra alors reprendre la question là où l’avait laissée le manuel de Vaugeois/Lacourcière, en vigueur dans les années soixante-dix, qui était trop touffu pour le secondaire et qui n’insistait peut-être pas assez sur les variations de perpectives et le conflit des interprétations.

La citoyenneté ne se situe pas dans les rapports interpersonnels, me fait remarquer Jean Gould: «elle impose l’effacement des particularités dans des rapports impersonnels institués dans la politique, ultimement dans la Constitution». L’éducation à la citoyenneté n’a donc pas davantage sa place dans les cours de culture religieuse que dans ceux d’histoire; elle devrait faire l’objet d’un enseignement distinct, à la fin du secondaire. Il y aurait aussi place à cette étape pour un bon cours d’histoire des religions, précédé au niveau primaire par la légende dorée des grands fondateurs de religions. Mais si on tient sérieusement à la culture religieuse pour nos enfants, il s’agit de tout autre chose que du kirpan et du débat sur les accommodements raisonnables.  Ce serait l’étude des grandes mythologies et de la littérature spirituelle à portée universelle, abordée dans une perspective agnostique et sur le modèle des études littéraires, sans toucher au quant-à-soi de l’élève ni le sommer de “se situer” par rapport au texte étudié.

Avant d’être des experts en gestion de classe, les enseignants pourraient apprendre à se prendre pour responsables de la culture commune: des maîtres d’école, qui transmettent ce qui doit être révélé à nos enfants. Ce qui n’aurait peut-être pas un gros impact sur le décrochage scolaire; du moins peut-on escompter que ceux qui ne sont pas allergiques à l’école y trouveraient un plus solide intérêt.

Nicole GAGNON

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