Passe ton chemin – Par Carole-Anne Barbosa

Je l’avais mis dans la poche de mon manteau avant de sortir. Imprudent. Dehors, c’était la tempête de neige. Je l’ai perdu, bien évidemment. Mon cœur bat la chamade, mes joues ont rougi. Il a dû tomber de ma poche quand j’ai couru pour attraper le taxi. Pourtant, il est là, devant moi, ce petit bouquin. Ses pages sont racornies, noircies. Sur sa couverture, il y a une longue et profonde marque, de haut en bas. On a dû le plier. Sa tranche est cassée. On a dû beaucoup le lire. Tempête de neige, dehors. On n’y voyait rien. Je ne pensais jamais le retrouver un jour, ce petit bouquin. C’est le premier que j’ai jamais lu. Ses pages sont tachées. Qu’est-ce qu’il a dû en voir! Cinq ans plus tard, dis donc…

٭٭٭

Tom voit bien le truc qui tombe de sa poche. Il ne saurait dire si c’est un homme ou une femme, dans une telle tempête. Il court, attrape l’objet tombé dans la neige, mais déjà la personne a disparu dans le vent et les flocons. Sans vraiment y faire attention (il doit faire -25˚C et il a hâte de partir!), Tom met l’objet dans son sac de plastique et retourne dans le stationnement pour retrouver sa voiture.

Le sac se retrouve sur le siège du passager de la voiture, mais Tom l’a déjà oublié parce qu’il a rendez-vous, ce soir, avec la jolie fille du marketing. Tom se regarde dans le rétroviseur, ajuste sa cravate et démarre.

La soirée est un flop total. La fille (Sarah, ou Sandra, ou Sandy…) est une copie conforme de son ex-femme. Tom a l’esprit instable, en ce moment, et cette déconfiture le plonge dans la déprime. À nouveau, il se demande comment il a pu être assez con pour la laisser filer, au bras d’un bronzé… Il aurait dû être plus présent, moins songer à son boulot et plus à son garçon et à sa graine de fille qu’il ne connaitra, somme toute, jamais… Tom se laisse tomber sur le siège de sa voiture et éclate en sanglot. La neige sur le dessus de sa tête fond et roule sur ses tempes, un peu comme les larmes qui roulent sur ses joues. Il pleure et tend la main vers le sac à côté, qu’il retourne et vide. En même temps que la bouteille de vodka en plastique tombe un rectangle blanc. Sa main vacille. La bouteille, l’objet. Il prend l’objet, s’étonne de ne pas avoir cherché à savoir avant ce que c’était. C’est un livre. Un tout petit livre blanc comme neige, encore un peu humide. Il le tourne et le retourne, le promène dans ses mains, cherche en vain un résumé quelque part. Il n’y a, sur toute la surface blanche, que le titre sur la tranche, en rouge et noir.       « Passe ton Chemin ». Tom n’ouvre pas le livre, car il n’aime pas lire. Il le tient à deux mains, et son regard glisse sur la bouteille de vodka, toujours couchée près du siège du passager, près du sac vide. « Passe ton chemin », lui dit le livre. Il a envie de poser le bouquin, mais ne le fait pas. L’étiquette de la petite bouteille est rouge, elle aussi. Ça doit faire huit ou neuf mois que cette sacrée bouteille suit Tom comme une ombre. Huit ou neuf mois qu’il n’est pas conscient du temps qui passe, de sa vie qui part à la déroute. Sa misérable vie. D’un coup, il a envie de prendre la route et de foncer dans un mur. La réalisation concrète de sa vie. Il visualise le métal qui plie sous l’impact et la brique grise qui se couvre soudain de sang. Rouge vif. Tom resserre inconsciemment la pression de ses mains sur le livre qui plie. Ses jointures blanchissent. Ses doigts lui font mal. Il saisit. Tom a envie de jeter le bouquin, de faire comme il dit, de passer son chemin. Puis il comprend. Peut-être que le livre signifie de passer outre la vodka ce soir. Ou peut-être que Tom est trop fatigué et qu’il délire… La lecture n’a jamais été son fort, mais il est tout de même curieux. Il l’ouvre, lit la première phrase, le referme. Le bouquin doit faire 250 pages. Il l’ouvre à nouveau, lit la première page.

Le referme après avoir dévoré la dernière ligne.

Le soleil se lève, Tom le voit à travers sa fenêtre embuée. Des larmes roulent encore sur ses joues, mais il sourit, il sourit à se coller le coin des lèvres aux sourcils. C’est plus fort que lui. Il tremble partout à l’intérieur. Son cœur est serré, mais il se sent rempli. Il prend le livre et le pose sur sa poitrine en fermant les yeux. Il n’a pas bougé, a passé la nuit à lire. À lire et à rougir, ses yeux grossissant toujours davantage. Il faut un temps, un temps incalculable à Tom pour ouvrir les yeux à nouveau. Quand il tourne la tête vers le siège du passager, vers la petite bouteille à l’étiquette rouge, il sourit davantage, heureux, et se dit pour lui-même, en démarrant sa voiture, « passe ton chemin ».

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Alexis n’en revient pas. C’est la première fois qu’il entre dans l’appartement de son père depuis au moins deux ans… C’est la première fois qu’il voit son père depuis au moins deux ans. L’endroit est gigantesque, avec de grandes fenêtres partout. Les murs sont blancs, décorés de jolies peintures d’artistes qu’Alexis ne connait pas. Son père apparait enfin. Il prend le sac de tulle d’Alexis et l’amène dans sa nouvelle chambre. Son père est fraichement rasé, il a repris des couleurs et respire la joie de vivre. Surtout, il est sobre. Mais pour Alexis, ce n’est que de l’esbroufe. Une tactique pour le ramener, parce qu’il n’a pu garder ni sa femme, ni sa fille… Alexis n’a pas enlevé ses écouteurs, n’a pas baissé le son de sa musique. À deux mètres, on peut entendre gueuler Danny Filth : « she’s just a devil woman… ». Alexis trouve dégueulasse que son père se soit fait une nouvelle copine et qu’il est l’air heureux comme ça. Ça le débecte. Sa mère est une salope, son père un alcoolique « guéri » et sa sœur… Alexis réprime un sourire. Autrefois, oui, penser à sa sœur l’aurait réconforté. Il l’aurait noyé sous une pluie de messages, il l’aurait appelé chaque soir, il l’aurait… Le cœur d’Alexis se serre. Il n’y avait pas une journée où il ne pensait pas à elle.

Alexis s’enferme dans sa chambre et ne se dessoude jamais de sa musique. Quand il croise son père (car on ne peut pas vraiment dire que les repas soient de longs et enrichissants moments), il ne dit pas un mot et n’ouvre la bouche que pour engloutir de ridicules quantités de nourritures. Puis il repart, disparaît.

Alexis suffoque. Le printemps fait son arrivée. L’adolescent ne retournera à l’école que l’automne prochain. Comme il refuse de sortir, il tourne inlassablement en rond dans la propriété, si grande pourtant. Pour ne pas avoir la constante impression de le déranger, le père d’Alexis lui installe le câble, dans sa chambre. Il se rend compte qu’il était alors possible de voir son fils encore moins souvent. Le père d’Alexis travaille. Dans la journée, le garçon regarde la télé et pousse de longs soupirs. Il pleure aussi beaucoup et pense à sa petite sœur.

Après deux semaines à regarder la télé, Alexis profite de l’absence de son père pour farfouiller un peu. Il cherche une lame de rasoir « à l’ancienne ». Il a quelques idées morbides, depuis quelques jours. Alexis entre dans la chambre de son père, blanche comme le reste de l’appartement. Cependant, sur les murs de cette pièce, contrairement aux autres, est peinte une large bande rouge, près du plafond. Une bande rouge cernée de noir. Près du lit, dans une bibliothèque, un livre semble refléter les couleurs de la chambre. Alexis s’en approche mais refuse de le toucher. Il hait les livres parce que sa petite sœur les adorait, les dévorait. Il lit tout de même le titre, plusieurs fois, à haute voix, comme s’il cherchait à ce que les mots trouvent un écho en lui. « Passe ton chemin ». Alexis se souvient soudain qu’il était entré ici dans l’idée de trouver une lame de rasoir. « Passe ton chemin signifierait-il suicide-toi enfin? ». Mais l’écho que lui amène cette phrase est faux. Il se voit dans la salle de bain blanche, le lavabo et le sol rougis. Il a l’impression que le livre lui parle. Il n’arrive pas à formuler concrètement la phrase que lui murmure le bouquin, mais il la ressent. Alexis attrape le livre et pense à sa sœur, qui avait si souvent tenté de lui expliquer ce sentiment. Ressentir, dans toutes ses veines, un livre. Il l’ouvre, lit la première phrase, le referme. Ses yeux se sont remplis d’eau. Sa sœur lui manque à un point fou. Que donnerait-il aujourd’hui pour que cet accident n’arriva pas, pour que sa sœur, sa petite sœur, la seule personne de bien pour lui, dans ce monde, son unique morceau de soleil, ne soit pas disparue ainsi brusquement, sans plus jamais l’espoir d’un souffle? Il combattait l’envie de la rejoindre depuis des semaines, quatre en tout, mais à quoi bon? À nouveau, cette image du lavabo d’un blanc éclatant, taché de rouge vif. « Passe ton chemin », lui dit le livre. Et Alexis comprend. Il n’y croit pas, mais le volume qui tremble entre ses doigts lui dit d’attendre un peu. Juste assez longtemps, le temps de lire.

C’est dans l’autobus qu’Alexis finit le livre. Il le referme, le pose sur ses genoux. Un inaltérable sourire flotte sur ses lèvres. Il a l’impression de revivre, de voir réellement autour de lui. Il pense à sa sœur et lui dit qu’il l’aime. Alexis est fier. Il sourit et, pour la première fois depuis plus d’un mois, éteint son lecteur mp3. Il a hâte de voir son père, de le serrer dans ses bras, de profiter de sa présence qui lui a tant fait défaut. Alexis ne songe plus à mourir. Au contraire. Il voudrait acheter un cadeau à son père, n’importe quoi qui lui fasse plaisir. Alexis demande un arrêt brusque au chauffeur qui passait devant un magasin et, dans l’excitation, descend de l’autobus en oubliant le livre sur la banquette.

٭٭٭

Saffie tremble de tout son long. Elle est terrorisée. Son copain, en face d’elle, menace de la tuer avec son regard. Elle serre les dents pour ne pas trop trembler, car chaque mouvement lui fait mal. Son corps est couvert de bleus. De marques. De griffures. Saffie a peur de mourir, car son petit ami l’aime, il l’aime au point de vouloir la garder toujours. À n’importe quel prix. Le garçon assis à côté d’elle se lève, Saffie le regarde sortir du bus. Une histoire de quelques secondes. Quand Saffie ramène son regard vers son copain, un frisson de terreur la parcourt. Il est furieux, ses poings et sa mâchoire sont crispés. Elle gémit malgré elle quand il se lève. Elle ferme les yeux. Il vient vers elle et la bouscule violemment afin de s’asseoir à côté d’elle. Il prend et serre très fort l’une des mains de Saffie. L’autre s’est accidentellement déposée sur la couverture d’un livre, posé sur le siège. Saffie a l’épaule complètement endolorie. L’ecchymose qui s’y trouvait déjà est plus douloureuse encore. Apeurée, Saffie ne pense plus à rien, elle a décidé de se retirer loin dans sa tête. Son corps se tend et se tort. Machinalement, ses doigts se referment sur le livre qu’elle emporte avec elle sans s’en rendre compte, quand le petit ami de Saffie lui arrache pratiquement le bras afin de descendre du bus.

Saffie, qui sanglote, se fait imposer le silence par un coup au visage. Son ami, noir de colère, crie, vocifère, frappe les murs, les meubles et Saffie, avant de s’en aller en tornade, claquant la porte. Saffie entend un loquet s’abaisser. Comme chaque fois qu’il est insatisfait, le petit ami de Saffie l’enferme. Il la laissera ainsi deux ou trois jours, sans la nourrir, puis reviendra s’excuser, en promettant, en oubliant pour elle, en l’agressant sexuellement pour confirmer son morbide pacte de silence. Saffie n’a plus la force de pleurer. Deux ans que ce régime dure, qu’elle subit encore et encore ce mépris. Tellement de secondes accumulées que tout son corps la fait souffrir. Respirer lui fait mal. Elle a l’impression que chacun des battements de son cœur lui fêle les côtes. Saffie se sent si fragile, si abimée. Son visage tuméfié est douloureux. Sa joue, surtout. Lorsque le copain de Saffie a découvert le livre qu’elle avait presque inconsciemment rapporté, il s’en était saisi, rageur, jaloux, l’avait pratiquement cassé en deux puis l’avait jeté au visage de Saffie. Elle dépose doucement deux doigts sur sa joue. Du sang. Le désespoir de Saffie lui semble si profond qu’il pourrait l’avaler. La pièce est noire, les rideaux sont tirés, le peu de lumière présente frappe le sol jonché de débris, les objets brisés, les feuilles déchirées, le corps de Saffie, un débris, brisé, déchiré. Elle tourne en rond, souffre à l’intérieur et à l’extérieur, ignore que faire. Son regard se promène dans cette pièce qui est le parfait reflet de sa vie. Quelques gouttes de sang roulent sur sa joue pour s’écraser sur le sol où elle est assise. Reflet de sa vie. Un rayon de lumière éclaire les gouttelettes écarlates, qui attirent l’attention sur une autre tache rouge… Le titre du livre qui semble briller, qui semble appeler le sang. « Passe ton chemin ». Saffie est intriguée. La peur lui tenaille toujours le ventre. Cette image a quelque chose de glauque. Parfait reflet de sa vie. Le sang sur sa joue. Le rouge sur le livre. Le bordel de la chambre. La lumière sur le livre. La tête de Saffie tourne. Trop de liaisons se font, elle ignore ce que le titre du livre martèle pourtant en elle. « Passe ton chemin ». Saffie y voit une invitation à s’enfuir. Sa pensée devient de plus en plus bruyante, au point que, d’un coup sec, Saffie se saisit du livre et l’approche de son visage. Il fait suffisamment clair dans l’ombre pour pouvoir lire. Saffie tremble sans pouvoir s’arrêter. Le cœur au bord des lèvres. Tout ce qu’elle vit, tout ce qu’elle subit, sa fureur et sa peine se mêlent. Elle hait soudain ce livre, elle le déteste de tous les pores de sa peau. Que cela signifie-t-il? « Passe ton chemin »? Saffie le jette. Elle se lève difficilement pour aller le chercher. Elle pleure. Elle a mal au point que son sang la brûle. Ses forces la quittent, elle se vide, elle cesse de résister. Saffie grimace vaguement de douleur en ouvrant le livre.

Elle est incapable de s’y fixer, de lire plus de trois pages d’affilée. Çela lui fait mal, un mal fou, mais comme le poison qui s’extirpe de son corps, chaque soubresaut de douleur la libère. Fiévreuse, elle bouge, lâche le livre des yeux pour mieux s’y replonger. Saffie tremble davantage. Près de la fin, Saffie étouffe dans cette pièce noire et triste. Un certain malaise l’oppresse. La jeune fille ramasse son énergie, serre les dents, se lève et ouvre la fenêtre. Au prix de grands efforts, elle se glisse à l’extérieur pour atteindre les escaliers de secours. Dehors, le temps est bon. C’est l’été. Le soleil est bas dans le ciel, un vent tiède pousse sur les blessures de Saffie. Elle prend son courage, sous forme du petit livre, le serre contre sa poitrine et entreprend de gravir l’escalier qui la sépare du toit.

Saffie finit de lire le livre alors que le soleil se couche. Elle referme le volume et sa tête tangue soudain fortement. Son esprit libéré fait face à l’immensité du ciel qui s’ouvre au dessus d’elle. D’où elle est, Saffie voit la ville. Son cœur bat la chamade. Elle tremble toujours. La peur qui la suivait continuellement l’a quittée. Saffie serre le livre très fort entre ses mains. Son si profond désespoir s’est changé en étoile, le poids qui oppressait son cœur s’est changé en nuage. Saffie se sent si bien, si légère, qu’au moindre coup de vent la demoiselle basculerait dans le vide. Le regard de Saffie glisse sur les immeubles orangés jusqu’aux piétons dans la rue. Ses yeux sont attirés par la démarche rapide et tendue d’un homme qui s’approche du bâtiment où elle se trouve. Son petit ami revient. « Passe ton chemin », lui murmure le livre. Le corps de Saffie s’emplit de chaleur. Calmement, malgré la douleur de son enveloppe, la jeune fille se lève, s’appuie sur un tout nouveau chemin, une nouvelle force. Le soleil se couche sur son départ et sur le livre laissé sur le rebord du toit.

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Trois ans se sont écoulés. Zaïre regarde la vie qui s’étale devant ses yeux. Il soupire. Pour la millième fois, il passe sa main sur sa tête nue, où aucun cheveu ne se trouve. Zaïre voit une étrange métaphore entre sa condition et la ville. C’est pour cela qu’il monte presque chaque jour au sommet du plus haut immeuble de la ville. La ville qui grouille, qui vit, et qui vivra surement pour toujours. Ces milliers de personnes qui bougent, travaillent, qui participent à l’existence. Et puis il y a lui, Zaïre, dix-huit ans. Malade jusqu’aux os. Jusqu’au sang. Ce sang vicié, qui prend de sa vitalité chaque jour. Sang qui représente la vie et sa mort.

Zaïre arpente la superficie du toit, contourne l’énorme cylindre couvert qui sert de cheminée, penche son regard sur les rues aux alentours. Un haut-le-cœur le prend chaque minute, de plus en plus fortement, depuis le début de la chimiothérapie. Il a mal à la tête du matin jusqu’au soir. Zaïre désespère. Son corps est une loque qu’il n’arrive plus à trainer. Son esprit pourtant vif commence à mourir à son tour. Une crampe fulgurante saisit Zaïre à l’estomac. Celui-ci se cambre, se plie, a tout juste le temps d’attirer à lui sa bassine avant de vomir. Zaïre s’essuie la bouche et les yeux. Il ne peut cependant repousser la nausée qui le prend, et les larmes qui roulent sur ses joues. Le jeune homme pousse un nouveau soupir et se laisse tomber sur les fesses. L’automne est bien avancé, le ciment du toit est froid. Zaïre repousse du pied sa bassine. Il ne comprend pas pourquoi il doit subir tout ce lot de souffrances. Zaïre s’allonge par terre et regarde les nuages défiler sous ses yeux. Si la ligne d’horizon est encore ornée d’un semi-disque solaire, le ciel que Zaïre regarde est bleu foncé. Une autre métaphore de sa vie. Ailleurs, la lumière, la chaleur. Lui, condamné depuis déjà quatre ans, ne voit, n’atteint que le froid et la peine. Zaïre passe ses journées à penser, à « philosopher », comme il dit, en regardant le ciel, mais aujourd’hui il en est incapable. Toute la journée, son esprit s’est égaré à la croisée des chemins. À nouveau, Zaïre se lève, mais cette fois son cœur est plus serré encore. Il tremble un peu en marchant vers le large rebord de l’immeuble et, plutôt que de s’y appuyer afin de regarder en bas, Zaïre le surmonte. Les deux pieds sur le bord de béton, il admire le paysage. Il a mal. Sa tête tourne. Il pense à sa vie si déglinguée, à son espérance de vie ridiculement courte. Deux cent mètres plus bas, des gens marchent, vivent. Zaïre, lui, a seulement l’impression d’exister. Son corps malade ne lui permet plus rien, son esprit infecté se fige peu à peu. Le vent frôle sa joue. Zaïre ne pleure pas. Son visage est crispé pourtant. Il retient des larmes, trop coupable pour en verser. « Tu es un homme et tu dois être fort », lui disait tendrement son père avant les examens. Fort. Zaïre porte sur ses épaules la souffrance d’une quinzaine de personnes, dont ses parents dévastés. Il ne devait pas pleurer à cause de la douleur, de la peur, du désespoir. Tout ce poids l’accable trop maintenant. Rejoindre la vie, là, en bas, il y aspire tant. Les orteils dans le vide, Zaïre se voit basculer dans le vide, il voit sa tête frapper le ciment du trottoir et s’y fracasser, il voit son sang malade se répandre autour de sa carcasse en bouillie. Zaïre essaie réellement très fort de ne pas pleurer devant cette fatalité si imposante: là, maintenant, le crâne éparpillé sur le ciment gris, ou dans deux semaines, dans une chambre d’hôpital morne et glacée, quelle était la différence? Il sent sa vie lui échapper totalement, se laisse glisser dans le désespoir. Tout devient noir. Il reste quelques heures, deux ou trois tout au plus, avant le coucher du soleil. Zaïre veut plonger, avance la tête mais recule d’un pas. Il descend du rebord, il se sent défaillir. Zaïre écarte les bras, son crâne touche le sol, il perd connaissance quelques minutes. En se réveillant, le garçon a la tête sur le côté, son regard dirigé vers la cheminée, maintenue à une quinzaine de centimètres du sol par des tiges de métal. Il y a quelque chose dessous, comme un « frisbee » ou… Zaïre regarde le ciel. Il regrette presque de s’être réveillé, de ne pas être tombé vers l’avant. À nouveau, un sanglot lui serre la gorge et, ainsi allongé par terre, il s’y abandonne. Son corps est parcouru de soubresauts, il pleure et ne peut plus s’arrêter. Son esprit se vide, mais est douloureux. Zaïre se sent si coupable d’être faible face à sa maladie qu’il fronce à nouveau les sourcils. Son visage se durcit, se tend et les soubresauts s’arrêtent pratiquement aussitôt. En tournant la tête, Zaïre laisse les larmes rouler près de ses yeux. Il entrevoit alors à nouveau le drôle d’objet. Il a mal à la tête, veut éviter de bouger et s’enterrer dans sa peine, mais ce truc l’appelle, l’attire. Zaïre rampe, se glisse lentement sous la cheminée, se saisit de l’objet et l’amène à lui. Ça ressemble à une Bible. Un livre. Pas de nom d’auteur, pas de critique. Juste une couverture blanche, un peu noircie depuis le temps. Le livre a dû être oublié et, lors d’une tempête, a glissé sous la cheminée qui l’a protégé des intempéries. Zaïre est hypnotisé par le livre, par son vécu. La page couverture est bien abimée, le livre est comme cassé. Lui, Zaïre, si éphémère sur cette Terre, se heurte à quelque chose qui ne vit pourtant pas, mais qui demeure, qui défie le temps. Zaïre est partagé entre l’envie de jeter le livre dans la cheminée, le trou brûlant où il a bien failli tomber, et l’idée d’apprendre, de s’imprégner de cette immortalité qu’il ne peut atteindre. Zaïre jette un coup d’œil au rebord de l’immeuble. Revient au livre. « Passe ton chemin », lui dit soudain le livre. « Le vide n’est pas un chemin », se dit Zaïre. Et il continue à haute voix, comme s’il parlait au volume. « Convaincs-moi. Si je passe mon chemin, j’aurai d’autres occasions de tomber. Mais si je tombe, je n’aurai plus la chance de comprendre pourquoi tu continues d’exister alors que je suis condamné ». Zaïre est stressé, il a peur. Moins peur de la mort que d’une vie qu’il ne saisit pas. Mais le livre et lui sont semblables, pense-t-il. « Nous existons tous deux sans réellement vivre ». Zaïre ouvre le livre, comme on ouvre une boîte.

Il fait nuit quand Zaïre referme le livre. Il ne s’éclaire qu’à la lumière de la tour, qui projette une lueur comme un phare, pour indiquer sa présence aux avions. Des larmes brillent sur les joues de Zaïre. Il est assis en tailleur sur le rebord de l’immeuble. La ville brille sous ses yeux. L’émotion sur son visage est floue. Il est heureux, léger, mais le poids de la mort n’est pas tout à fait parti. Ne s’en ira que pour l’emporter avec elle. Voilà ce que Zaïre a compris. Alors, troublé, joyeux, il pleure, pleure jusqu’à se vider. Il pleure pour la mort, mais aussi pour la vie. « C’est intelligent de penser que nous étions pareils, mais idiot de nous croire sans vie. Nous sommes vivants. Vivants… » Et Zaïre pleure, il pleure de douleur et de joie, de sentir son cœur battre sous ses doigts. « Et toi, toi mon livre », murmure Zaïre, « il fallait que tu entres dans ma vie pour que je sache que je suis aussi éternel que toi, et que tu es aussi éphémère que moi ». Zaïre embrasse le livre. Des images de ses parents lui viennent en mémoire alors qu’il continue de pleurer. Un vent froid passe sur ses joues et s’accroche à ses larmes. Zaïre frissonne. Sourit. Il sent le livre vibrer de vie dans ses mains. Puis, comme il comprend qu’on ne peut garder la vie, qu’on la transmet, Zaïre se penche vers le vide et, plutôt que d’y sauter, y lâche le livre, accompagné d’une larme, avant de s’en aller. Il sait que plus rien ne sera jamais pareil.

Épilogue

Une goutte tombe sur ma joue. J’ouvre la main, me dit qu’il va pleuvoir, regarde en haut et reçois quelque chose dans le visage. J’en tombe sur les fesses, ma tête tourne. Devant moi, un petit livre blanc que je pensais ne jamais revoir… Je souris.

Comme quoi, la vie est une bien drôle de chose!

Carole-Anne Barbosa a étudié au cégep de Saint-Jérôme. Elle est une rêveuse de 18 ans. Elle souhaite un jour pondre enfin ce qui lui trotte dans la tête et en faire un best-seller.

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