Pourquoi la décroissance au Québec ? – Par Léo Brochier et Samuel Jacques

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« La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autre rapport sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’a force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisé ou barbare »

André Gorz

Il ne se passe pas un moment sans que nous soyons assailli par la décrépitude de notre monde dont la destiné est, malheureusement, de plus en plus liée à la puissance économique et technique. L’inventaire des catastrophes présentes ou à venir ne cesse de s’allonger au point où il faut désormais se demander si l’état préoccupant de la biosphère ne pourrait pas menacer le sort de l’humanité. Notre modèle de développement est un échec, et sa fascination pour le progrès et sa croissance économique incantatoire, conduit à la mise en place d’une société d’hyperproduction et d’hyperconsommation dans laquelle l’économie tentaculaire envahit les moindres aspects de notre vie et où le lien social est de plus en plus assuré par la médiation marchande. Or, cette idée de progrès est devenue problématique; mais que dire des réponses politiques qui, prenant acte de notre situation écologique et sociale, se condamnent d’elles-mêmes en reposant sur cette même foi inébranlable.

Quand le progrès menace le progrès

De nos jours, l’idée du progrès, entendue et comprise exclusivement à travers le prisme de l’économie, est totalement assujettie au mythe de la croissance infinie. Elle se traduit par l’expansion continue de l’emprise des activités économiques sur tous les aspects de la vie humaine, ainsi que par la production et l’accumulation de marchandises de toutes sortes. Le progrès, compris comme direction assurée et comme progression effective, suit en général le schéma suivant: « la croissance économique détermine le développement économique qui détermine le développement social et individuel».1 Mais derrière cette conception, il y a aussi la réalité un peu moins rose du remplacement progressif des richesses que nous offre la nature par des déchets industriels et empoisonnés.

Inlassablement, cette obsession de la croissance économique comme condition du bonheur général nous place devant l’obligation de multiplier les activités économiques, d’éviter la stagnation en défrichant toujours de nouveaux champs pour la conquête marchande; et, ainsi, continuer à nous assurer de l’augmentation constante de l’emprise de « l’économique » sur le monde. Après la colonisation géographique globale de nouveaux marchés, la sphère marchande s’attaque aujourd’hui de plus en plus aux biens communs de l’humanité. C’est ainsi qu’après la conquête de l’eau, elle étend désormais son emprise sur le vivant par le contrôle et le dépôt de brevets.

Cette victoire mondiale des élites économiques n’est pas encore suffisante pour satisfaire l’appétit insatiable du capital. C’est ainsi que l’individualisation de la consommation ostentatoire accompagne l’obsolescence planifiée des produits manufacturés, et se manifeste empiriquement, dans notre ère du jetable, par le remplacement compulsif des produits par des nouvelles technologies qui se retrouvent eux-mêmes rapidement démodés. En effet, le risque de saturation du marché a poussé volontairement les industriels à limiter systématiquement la durabilité des produits vendus, ou encore par l’entremise de la publicité et de la mode, à procéder à leurs dévaluations symboliques.

« Apprend à avoir besoin de ce qui est offert » [2], tel est l’impératif de cette domination qui réduit le progrès à sa seule dimension matérielle où « le plus » est le mieux, et qui légitime le règne de la consommation illimitée. « On ne finit pas par avoir ce dont on a besoin : on finit par avoir besoin de ce qu’on a3 ». La liste des possessions matérielles dont « on ne peut se passer pour vivre » a fortement augmenté depuis les dernières décennies4 – assurant ainsi la reproduction d’un système qui a su prouver avec le temps son inefficacité à assurer le bien-être de sa population sur une base juste, solidaire et équitable.
Ce cycle d’innovation5 forcée et accélérée, participant pleinement au dessein productiviste et consumériste, en plus de nourrir la crise sociale, est entre autres à la base de la crise écologique actuelle, du fait de l’incorporation de toujours plus de matières premières dans la production. Inutile de dresser ici la trop longue liste des nuisances, mais rappelons que quelques décennies à peine ont suffi pour dilapider nos ressources naturelles et appauvrir la biosphère au point où les écosystèmes n’ont plus la capacité de se renouveler. Notre appétit en ressources naturelles est tel que si aujourd’hui le modèle de développement économique dominant, tant exhorté par les hommes politiques, les pouvoirs financiers et les économistes sur la plupart des tribunes médiatiques, devait se généraliser à l’ensemble des pays du globe, il nécessiterait en ressources l’équivalent de ce que pourraient fournir cinq planètes… Mais nous n’en n’avons qu’une, et elle ne nous appartient pas. Ajoutons à ce sombre tableau écologique que dans cette représentation économique et idéologique du monde, l’individu est considéré pareillement à une ressource, au même titre que les ressources naturelles, indispensable aux processus industriels et économiques. Cela permet ainsi de justifier, au nom de l’efficacité économique, les licenciements massifs et la délocalisation avec, en prime, la possibilité de favoriser du même coup la déshumanisation des rapports humains qui glissent alors froidement vers la compétition des uns contre les autres et de tous contre la nature. L’identité individuelle se résout finalement dans le statut de gagnant ou de perdant de la guerre économique mondiale. Les crises sociales apparaissent donc ainsi comme des crises individuelles, privées de toute dynamique politique, simple reflet subjectif à assumer par les victimes des lois cosmiques de l’économie.

Ainsi donc aujourd’hui, le progrès s’use et constitue même une source d’inquiétude et de pollution capable de menacer ce confort et cette paix matérielle dont toute la production moderne justifiait justement la conquête. Comment croire à un progrès sans générations futures pour en jouir ? Au contraire, tout nous porte à croire que si nous demeurons sur les rails de ce développement économique et technique, les conséquences continueront de s’aggraver. Malheureusement, les groupes politiques actuels semblent totalement incapables de prendre la mesure de notre démesure, et ceux qui contestent la place du capitalisme restent malgré tout aveuglés par la douce illusion du progrès et de la croissance; leur audace politique ne nous propose par conséquent qu’une faible alternative politique.

Il est temps d’admettre l’effet néfaste d’anciennes réussites.

« Une autre croissance n’est plus possible »

Les responsables politiques de droite comme de gauche, qui partagent dans les faits le même bilan attristant, sont convaincus que les solutions aux problèmes de la croissance requièrent toujours davantage de croissance. C’est sans doute là la raison qui explique pourquoi nous entendons les syndicats réclamer une augmentation accrue du pouvoir de consommer de leurs membres ou encore les groupes politiques écologistes revendiquer une croissance économique maîtrisée (passant par le chemin douteux d’un développement durable grassement soutenu par l’espoir directement programmé du capital d’une technologie propre), au lieu de les voir défendre une prise en charge responsable des problèmes.

Par leur incapacité fondamentale à briser l’imaginaire productiviste, les réponses politiques de notre régulation libérale sont devenues complètement obsolètes; de gauche à droite, un seul objectif politique central : la croissance. Et toujours comme seuls horizons indépassables : le productivisme et le consumérisme. Nos institutions, toutes couleurs politiques confondues, semblent manifestement peu enclines à faire cesser la production de notre soumission vis-à-vis de la production marchande.

Si les valeurs des partis à droite de l’échiquier politique, fondées, entre autres, sur la logique du profit et l’accumulation du capital, sont bien connues et ne feront pas ici l’objet de critiques maintes fois élaborées, nous nous interrogeons sur le fait que la gauche semble incapable d’avoir une prise réelle sur ce système et d’en modifier profondément l’orientation.

De fait, sous couvert d’un certain réalisme politique, les forces politiques et sociales de l’opposition au capitalisme au Québec continuent de partager avec leur ennemi beaucoup trop de dogmes issus de certaines conceptions élaborées au siècle des Lumières. Leurs projets politiques réchauffés de transformation du monde demeurent inlassablement ancrés dans les concepts libéraux de croissance économique, de richesse, de développement et de technique. C’est dans le creuset de ces mots que ces forces espèrent encore récolter les fruits du progrès dont elles se sont fait historiquement le porte-étendard, en ayant à cœur le noble objectif d’en faire bénéficier le plus grand nombre. Même si elles rejettent bruyamment le capitalisme et le libéralisme, la gauche, de manière générale, se refuse toutefois à remettre en question leurs conditions de possibilités culturelles et politiques; c’est pourquoi elle accepte finalement que sa propre politique se réduise à la gestion des externalités de la domination économique, se condamnant de cette façon à l’impuissance.

Au fond, le principal point de divergence qu’elle possède avec le projet néolibéral concerne essentiellement la redistribution et la répartition des richesses produites. En ce sens, les débats droite/gauche restent circonscrits au seul discours économique chiffré et à la répartition, selon les secteurs clés, des points de croissance extraits du système productif. Ainsi, la gauche nous propose une simple régulation des excès du système, voire un accompagnement des crises, comme le mentionne G. Breton, analysant les propositions de la plate forme de Québec solidaire : « on laisse sous-entendre que le système va continuer de fonctionner tel qu’il est présentement mais que l’on va aider ceux que le système laisse de côté » [6] en espérant bien sûr en retour, leur pleine et totale collaboration économique, aggravant ainsi la déliquescence du monde. En faisant ainsi reposer toutes les protections sociales, comme par exemple les retraites, sur la croissance, cela justifie de fait l’augmentation de la destruction marchande. Évidemment, on nous objectera à droite comme à gauche que la croissance économique est la solution à la question du chômage, ou à celle des inégalités sociales. Or, force est de constater que la création d’emploi n’est plus du tout corrélée à l’évolution de la croissance économique, alors que celle-ci est en constante augmentation. Ne parlons même pas, après plusieurs décennies de croissance, des inégalités sociales qui se creusent actuellement autant à l’échelle mondiale qu’à l’intérieur des cadres nationaux. En vérité, alors que s’effectue actuellement un découplage entre croissance et conditions de travail, ce qui croît ce sont surtout les nuisances.

Mais entendons nous bien ici : nous ne contestons absolument pas la nécessaire répartition des richesses de même que l’équité, notions habituellement propres à la gauche, mais seulement l’appareil techno-économique en place et sa finalité « croissantiste »; nous aimerions faire prendre conscience aux forces politiques de la gauche au Québec que les moyens et les valeurs progressistes impliquées dans leurs luttes pour la justice sociale et écologique sont désormais insuffisants pour atteindre leurs buts, car comme l’exprime Jean-Pierre Dupuis : « S’il est beau de vouloir partager équitablement un gâteau aussi gros que possible, il conviendrait peut-être de se demander d’abord s’il n’est pas empoisonné [7] ». La principale erreur de la gauche est de penser que l’économie résoudra tous les problèmes sociaux et écologiques.

Décoloniser notre imaginaire : sans doute est-il nécessaire de commencer par gagner la bataille des idées

Nous pensons que les mouvements qui s’opposent à la destruction marchande du monde ne peuvent être efficaces s’ils ne s’attaquent pas réellement et impérativement, comme nous invite à le faire la décroissance, à la racine des problèmes. Il est surtout vain, en effet, de lutter contre les « externalités négatives» si l’on continue de se nourrir des idéologies qui les ont rendues possibles. Vouloir éviter les maux mais continuer de désirer leurs causes est une dangereuse contradiction de la morale politique du monde actuel. Nous ne pouvons raisonnablement pas hurler à la fois contre les marées noires et la hausse des prix de l’essence; cela s’apparente plutôt à un comportement schizophrène lorsque nous désirons une plus grande mobilité mais moins de gaz à effet de serre. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Convenons donc ici, comme l’exprimait Einstein, que «le mode de pensée qui a généré un problème, ne peut être celui qui va le résoudre. », il s’agit sans aucun doute de changer nos lunettes. En désirant demeurer dans le paradigme de la pensée dominante, en envisageant aucune autre alternative crédible que celle de la nécessaire croissance, nous nous empêchons d’explorer d’autres voies potentiellement fructueuses. La décroissance ne doit pas être entendue comme une décroissance économique, synonyme de récession avec toutes les conséquences qui s’y rattachent. Il s’agit bien de la décroissance de l’économie elle-même comme représentation idéologique dominante qui légitime son autonomie à l’abri de toute attache et responsabilité normative et collective. C’est pourquoi la décroissance travaille à miner cette autonomie de l’économie par rapport à la société par le réencastrement de l’économique dans le social, le tout non dissocié de son assise naturel.

Non, décidément, une autre croissance, quelle soit verte ou socialement juste, n’est pas possible. Il est, de plus, illusoire d’envisager un simple ralentissement de cette machine lancée à toute vapeur, en espérant notre salut par une hypothétique technologie, ou encore un développement durable, deux façons d’abandonner lâchement notre responsabilité vis-à-vis des prochaines générations en leurs laissant le fardeau des désastres et des solutions. La sortie, par la décroissance, de cette impasse ou plutôt de ce labyrinthe, pour reprendre la métaphore de Jean-Claude Besson-Girard [8], nous oblige bien sûr à modifier la trajectoire de l’humanité, à travers la construction d’une alternative crédible fondée sur une autre logique. Cela passe préalablement par la déconstruction des mythes qui fondent la société actuelle c’est-à-dire, pour reprendre la formule de Serge Latouche, de « décoloniser notre imaginaire ».

Léo Brochier et Samuel Jacques sont  membres du mouvement québécois pour une décroissance conviviale (www.decroissance.qc.ca).

[1] Gilbert Rist, Le développement: histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de science po, 1996.

[2] Gunter Anders, L’obsolescence de l’homme, Paris, Ed. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002 [1956].

[3] Op. cit., p 202.

[4] http://pewsocialtrends.org/pubs/323/luxury-or-necessity (Visité le 13 aout 2008) Cette recherche a également démontré que, plus le revenu d’une personne est élevé, plus il y a de chances pour cette personne de voir ses biens comme étant des nécessités indispensables au lieu d’objets de luxe. Comme quoi la croissance augmente nos besoins au lieu de les assouvir.

[5] http://decroissance.info/Peremption-premeditee

[6] Gaétan Breton, « Où est passée la gauche? », A bâbord, février/mars 2007, p. 10.

[7] Jean-Pierre Dupuis, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002.

[8] Jean-Claude Besson-Girard, « la décroissance est l’issue du labyrinthe », dans Serge Mongeau (dir.), Objecteurs de croissance. Pour sortir de l’impasse : la décroissance, Montréal, Écosociété, 2008, p.14-32.

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