Pas à pas, ensemble et différents, nous changeons le monde! – Entrevue avec Françoise David

Pas à pas, ensemble et différents, nous changeons le monde! – PDF

 

(Entrevue réalisée par Raphaël Canet à Montréal le 19 juillet 2008)

Raphaël Canet : Depuis 2001, avec la tenue du premier Forum social mondial à Porto Alegre (Brésil), la mouvance altermondialiste ne cesse de se propager aux quatre coins du globe. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Françoise David : Ce phénomène a été rendu possible par l’action de groupes altermondialistes et de mouvements sociaux qui ont mis en évidence dès les années 90 le fait que nos gouvernements étaient en train de négocier, par-dessus nos têtes et en notre nom, des accords quasi-secrets qui pouvaient avoir des conséquences assez dramatiques sur nos vies quotidiennes.

Cette prise de conscience s’est véritablement propagée à partir des événements de Seattle, contre l’Organisation mondiale du commerce en 19992. Des groupes de jeunes ont ouvert les yeux à beaucoup d’organisations (populaires, syndicales et autres) sur ce qui se passait avec la conclusion d’accords commerciaux qui impliquaient une redéfinition du rôle des États. À l’époque j’étais à la Fédération des Femmes du Québec (FFQ), nous préparions la Marche mondiale des femmes, et nous considérions ces événements avec beaucoup d’intérêt. Nous étions en contact avec des femmes d’une centaine de pays et le partage d’expériences concrètes nous a amenées à comprendre que le néolibéralisme et le patriarcat se nourrissaient mutuellement. J’ai beaucoup appris à ce moment-là et beaucoup de femmes québécoises ont appris aussi. Au fond, ça a pris un certain temps, 15 à 20 ans après le début des premières politiques néolibérales, pour que les gens sur le terrain réalisent vraiment ce qui se passait. Ensuite, les choses ont évolué assez rapidement. Au Québec, depuis une dizaine d’années, il y a une effervescence militante en rapport avec tout ce qui touche à la mondialisation, aux accords de libre-échange, particulièrement dans les Amériques. On assiste à une prise de conscience de la nécessaire solidarité entre les peuples du monde.

Ce n’est pas étonnant que les mouvements sociaux en soient venus à se dire qu’on ne peut plus lutter seul, dans son pays, dans son quartier, qu’il faut désormais se parler à des échelles plus larges. C’est la réponse la plus efficace à un courant mondial qui est bien organisé. Les gouvernements de la planète ont leurs fronts communs, les grands de ce monde, au plan économique, ont leur Davos et toutes sortes d’autres lieux de rencontre. Il était temps que les mouvements sociaux en fassent autant. Les forums sociaux constituent donc une réplique adéquate, et c’est normal que la formule se soit ensuite disséminée partout à travers le monde. C’est la suite logique d’une prise de conscience qui  a commencé il y a à peine 10 ans. Au fond cela va assez vite, c’est réjouissant!

RC : L’attention particulière accordée à la nécessité de rassembler la plus grande diversité des mouvements, des formes de lutte et des aspirations au sein de cette mouvance altermondialiste, est-elle, selon vous, une opportunité ou un handicap dans cette entreprise de transformation sociale ?

FD : Pour moi, c’est surtout une opportunité. C’est même peut-être l’un des aspects les plus intéressants des forums. Je trouve que cette diversité a quelque chose de nourrissant. Cela permet à toutes sortes de monde, des militants « professionnels » aux simples curieux, de se rencontrer. Cela permet de sortir de son secteur, et au Québec comme ailleurs, c’est important. Une féministe ira écouter ce qu’à à dire un écologiste, et vice-versa. Chacun et chacune, dans son mouvement, n’a pas vraiment l’occasion de discuter avec l’autre et de comprendre que les analyses et les luttes des uns-es et des autres sont tout aussi  pertinentes. Cette diversité doit rester.

RC : Un débat de fond anime la mouvance altermondialiste au sujet des Forums sociaux mondiaux. Certains considèrent qu’ils doivent demeurer un espace de rassemblement de la diversité des groupes en luttes afin qu’ils se rencontrent, échangent et poursuivent leur travail spécifique de transformation sociale. D’autres souhaitent qu’ils deviennent un acteur qui puisse définir un programme clair qui serve ainsi de socle commun de revendications pour l’ensemble des composantes de la mouvance altermondialiste.  Que pensez-vous de ce débat?

FD : J’ai participé à deux forums sociaux mondiaux (Mumbai – Inde en 2004 et Caracas-Venezuela en 2006) ainsi qu’au Forum social québécois (FSQ) de l’an passé. Les échanges et les discussions sont passionnants. Mais il est vrai que si nous n’arrivons pas à faire déboucher les forums sur un minimum d’actions concrètes et concertées, le danger c’est que les échanges deviennent un peu répétitifs, à la longue.

Prenons le cas du FSQ : il est dommage d’avoir eu 5000 personnes rassemblées en août, qui ont échangé, qui ont découvert d’autres perspectives, qui se sont aussi rendu compte qu’elles n’étaient pas toutes seules à se battre, etc… et que si peu de personnes se soient retrouvées le 26 janvier lors de la journée d’action mondiale. On a peut-être manqué là une occasion de mener une vaste action concertée entre les mouvements. Donc, au terme d’un Forum, pourquoi ne pas choisir un thème rassembleur, qui soit marquant dans une conjoncture particulière et qui parle à la population, pour agir ensemble?
Cela dit, évoquer l’importance pour les forums de mener à des actions concrètes concertées, cela ne veut pas dire que ces lieux de parole doivent déboucher sur un seul programme et une seule vision. Si nous faisions cela, nous risquerions d’assister à la mise en place d’une mégastructure internationale où le pouvoir serait concentré entre les mains de quelques- uns. Je pense que l’on  perdrait beaucoup de monde. Ce ne serait plus un forum social, ce serait autre chose.

RC : Vous êtes l’une des deux porte-parole d’un parti politique provincial, Québec Solidaire. Quel est, selon vous, la place et le rôle d’un parti politique dans la mouvance altermondialiste ?

FD : Je vais renverser la question : quel pourrait être le rôle de militants et militantes altermondialistes dans un parti politique? Les militants-es altermondialistes savent où ils s’en vont, ils publient des analyses, leurs stratégies  sont multiples. Un parti politique écologiste et de gauche n’a peut-être pas grand chose à apprendre aux militants altermondialistes, il doit surtout apprendre d’eux.

Si Québec Solidaire est aujourd’hui capable de faire le lien entre patriarcat et néolibéralisme, c’est parce que la Fédération des femmes du Québec avait  élaboré  cette analyse auparavant. Québec Solidaire est le produit des  luttes de femmes, de syndicalistes, d’écologistes, de gens pauvres…  La plupart de nos  militantes et militants les plus actifs viennent de tous ces milieux et apportent analyses et stratégies. Québec Solidaire n’est pas une avant-garde éclairée pour le mouvement altermondialiste, au contraire le parti se nourrit de cette mouvance, la plupart de ses membres en étant issus.

RC : En prônant plus de participation citoyenne et moins de représentation, la mouvance altermondialiste tente de pratiquer une nouvelle culture politique centrée sur le citoyen en propageant l’idée que tout le monde peut-être un acteur du changement social. En jouant le jeu électoral traditionnel du système représentatif, QS n’est-il pas en décalage par rapport à cette nouvelle culture politique ?

FD : Il est évident qu’en faisant le pari de changer les choses avec des outils politiques issus en partie d’une action électorale traditionnelle, Québec solidaire s’est lancé à lui-même tout un défi.

Le monde de la politique partisane est par définition un monde centré sur la compétition. C’est un monde qui a ses règles, médiatiques par exemple. La joute politique est aussi éminemment stratégique. Le risque de se couper de la base, de négliger la participation citoyenne, est bien réel.  Mais est-ce que c’est inévitable ? Voilà la vraie question.

Je pense que non. Ce n’est pas inévitable si on a un parti profondément démocratique et enraciné dans les communautés et les luttes des mouvements sociaux. Mais cela demande une vigilance de tous les instants. Je vais prendre un seul exemple. On entre actuellement, à Québec Solidaire, dans la phase d’élaboration de notre programme politique. Le défi c’est de ne pas se retrouver à 200 militantes et militants qui vont tout définir, parce qu’on sera les 200 les plus impliqués, ceux et celles qui auront le plus de vocabulaire, qui seront sortis des universités… alors qu’on a 5000 membres. Nous avons le devoir de nous assurer que la base du parti se sente vraiment interpellée à participer. Plus encore, nous avons décidé de faire appel aux forces vives des mouvements sociaux pour nous inspirer dans l’élaboration de ce programme politique. Nous sommes bien loin de nous refermer sur nous-mêmes. Mais pour arriver à cet objectif, il  faut  créer des conditions de participation populaire accessibles à toutes et à tous. Nous y travaillons! Là encore, nous pouvons nous inspirer des démarches de participation citoyenne au Québec et, pourquoi pas, en Amérique latine!

RC : Est-il possible de faire de la politique autrement ?

FD : Oui, mais au prix de grands efforts et en observant une vigilance de tous les instants. Le jeu politique actuel ne conduit pas à ça, mais il laisse suffisamment d’espace pour que des gens très décidés transforment progressivement les règles communément admises.  Nous y arriverons si nous sommes convaincus que nous devons consacrer du temps aux processus, et pas seulement aux résultats, comme le veut la règle politique traditionnelle. À mon avis, les féministes apportent beaucoup à Québec Solidaire lorsqu’il s’agit de réfléchir aux processus.

RC : Avant de faire le saut en politique, vous avez fait partie et même dirigé un mouvement social, la Fédération des Femmes du Québec, qui a connu de belles réalisations au Québec  ainsi qu’au niveau international avec la Marche mondiale des Femmes. Sur la base de votre expérience, quelle doit-être selon vous l’articulation entre les mouvements sociaux et les partis politiques ?


FD : Au Québec, pour diverses raisons, les mouvements sociaux ressentent le besoin d’être non partisans. Aussi, je ne m’attends pas à ce que les directions nationales des grands mouvements sociaux québécois appuient ouvertement notre parti. Je considère parfaitement légitime que les mouvements sociaux soient désireux de conserver leur entière autonomie vis à vis quelque formation politique que ce soit.  Je souhaite cependant qu’ils nous voient comme des alliés.

Je remarque que les écologistes ou le mouvement anti-guerre ont moins de réticences que d’autres mouvements à inviter les représentants-es des partis politiques, à se joindre aux actions qu’ils organisent. Comme ils invitent tout le monde, ils ne peuvent pas être accusés d’être partisans. J’aimerais dire aux représentants-es des mouvements sociaux que nous pourrions nous asseoir à la même table de temps à temps, sans que quiconque tente de noyauter qui que ce soit,  et  débattre ensemble de l’organisation d’actions qui peuvent être importantes dans certaines conjonctures. C’est d’ailleurs arrivé dans les cas de la lutte contre la privatisation du mont Orford ou des protestations contre l’agression  israélienne au Liban. Nous pouvons ainsi dialoguer et travailler ensemble dans le respect de l’autonomie de chacun.

RC : Il y a quelques années, à partir de l’exemple du mouvement zapatiste au Mexique, John Holloway publiait un livre au titre provocateur : Changer le monde sans prendre le pouvoir. Pensez-vous que ce soit possible ?

FD : Changer le monde est un vaste programme! Comment y arriver ? Je  crois qu’il n’existe pas une seule et unique réponse. Pourquoi ne pas accepter que puissent coexister une diversité de stratégies possibles? C’est pas à pas, ensemble et différents que nous changerons le monde. Lutte par lutte, gain par gain, en faisant parfois des bonds de géants mais le plus souvent en avançant lentement.

Nous aurons besoin de mouvements sociaux forts, dynamiques, revendicateurs, démocratiques, où la participation citoyenne est à l’ordre du jour, qui peuvent s’unir autour de sujets communs dans des conjonctures particulières, qui se rassemblent au niveau international ; mais nous aurons aussi des partis politiques menant le même combat avec des moyens différents, en ouvrant des espaces publics de discussion, en faisant avancer des idées. Il arrivera que ces partis forment des gouvernements, comme c’est le cas dans certains pays d’Amérique latine. Ça ne change pas le monde au complet…mais pour les populations concernées, l’élection d’un gouvernement de gauche peut signifier une amélioration notable des conditions de vie de la majorité. Ce n’est pas rien!

RC : Le mouvement féministe n’est-il pas justement l’exemple de ce genre de mouvement qui a changé le monde sans prendre le pouvoir ?

FD : C’est vrai que les féministes ont réussi  dans certains pays à gagner des avancées extraordinaires. On s’entend, ce n’est vraiment pas le cas dans tous les pays du monde! Mais prenons le Québec. Au cours des vingt dernières années, les luttes féministes ont débouché sur des victoires intéressantes. Il a fallu pour cela, que des alliances se forgent entre le mouvement des femmes et certaines politiciennes à Québec et à Ottawa. Aujourd’hui, les féministes sont confrontées à des blocages économiques, par exemple, dans le cas de l’équité salariale. Celle-ci est accessible aux employées du secteur public ou des grandes entreprises syndiquées, soit une minorité de travailleuses. Toutes les autres attendent. Pourquoi ? Parce que leur rapport de force n’est pas suffisant, parce que les patrons ne veulent rien  savoir et que l’État ne les obligera à rien. Pour aller plus loin, il faudra une loi plus coercitive et pour cela, il faudra élire à Québec des féministes de gauche, décidées à remettre en question l’ordre économique défendu par le gouvernement et les dirigeants d’entreprise.

RC : Quel est, selon vous, l’avenir de la mouvance altermondialiste ?

FD : Il me semble que l’un des défis de la mouvance altermondialiste est le pari de l’information et de l’éducation. Les gens ne peuvent pas se mobiliser s’ils n’ont pas une conscience claire de ce qui se passe. Ce n’est pas en écoutant seulement le Téléjournal qu’on va comprendre les effets des accords de libre-échange sur notre vie quotidienne! Un autre défi consiste à combattre le sentiment d’impuissance au sein de la population. Beaucoup de gens se sentent désarmés face au néolibéralisme et à ses effets. Pourtant la contrepartie aux effets du néolibéralisme existe, elle est dans les forums sociaux, dans les alliances entre les mouvements sociaux, dans les mobilisations, dans des partis de gauche et écologistes qui naissent et se développent.  Peut-être nous faudrait-il mieux nous concerter, mieux travailler ensemble loin des chicanes sectaires?

Françoise David est porte-parole de Québec Solidaire.

Laisser un commentaire