Laborieuses mutations des acteurs collectifs – Par André Thibault

Laborieuses mutations des acteurs collectifs – PDF

 

Juste avant, il y eut le RAP

L’esprit des Forums sociaux n’a pas pris les milieux progressistes québécois par surprise. Les 28 et 29 novembre 1997, quelque 600 personnes s’étaient rencontrées au Cégep Maisonneuve pour lancer le Rassemblement pour une alternative politique . Dans le compte-rendu qu’il en donnait dans l’aut’JOURNAL de décembre-janvier suivant, Paul Cliche parlait d’une “ rencontre historique entre militants et militantes en provenance de l’ensemble des groupes, mouvements, partis et tendances formant l’arc-en-ciel progressiste souverainiste ”. Les participants devaient y trouver “ un lieu de rassemblement où ils pourront s’informer mutuellement des activités des différents réseaux, échanger, se solidariser et prendre des initiatives qui établiront progressivement un réel rapport de force politique (…). Ils veulent que ce mouvement d’action politique prenne position, questionne les décisions des dirigeants, interpelle le pouvoir (…), en somme propose et organise l’alternative ”.

Le virage économique du gouvernement Bouchard faisait basculer nettement le PQ dans le courant ultralibéral, accélérant son divorce avec une partie substantielle de sa base sociale militante. Conscients de la diversité de leurs “ convictions idéologiques profondes ”, les fondateurs entendaient ne pas décevoir les espoirs qu’ils éveillaient, “ en mettant en commun leurs points de convergence, en construisant des ponts entre les tendances, en tentant de s’élever au-dessus de l’esprit de chapelle sans se renier ”.

Malgré tout, c’est lors de cette enthousiaste rencontre qu’une première porte s’est claquée. Un amendement à la proposition de fondation fut proposé, stipulant que “ l’indépendance constitue le principal cheval de bataille du futur mouvement ”. Son rejet entraîna la sortie fracassante de quelques personnes, sous les invectives de quelques autres. Tôt ou tard, tout projet arc-en-ciel doit affronter la question de savoir si certaines couleurs auront prédominance sur d’autres. On s’entendit plus aisément sur un second amendement, voulant que le RAP soit “ en rupture avec les partis traditionnels (PQ, PLQ, ADQ) ” — le fait de les énumérer n’étant pas fortuit comme on le verra plus loin.

Comment ensuite combiner efficacité et démocratie ? Un conseil des régions devait assurer le contact continu avec la base et un comité de coordination national prendre en charge les objectifs organisationnels. Ce dernier délégua à un comité du contenu la formulation des “ idées-forces capables de susciter des changements sociaux et politiques majeurs ”. On l’aura peut-être deviné, ce dernier attira les adhérents les plus convaincus à certains des courants idéologiques représentés. Conformément à la tradition immortalisée par l’hymne national canadien, son “ histoire est une épopée ”… au sens homérique du terme ! Chaque rencontre fut riche en engueulades et en départs. Quand les survivants présentèrent au comité de coordination la plate-forme issue de leurs délibérations, une nouvelle querelle éclata entre les deux comités à savoir si ce contenu pouvait être révisé ou devait être présenté tel quel lors du congrès officiel de fondation.

Entre le comité de coordination national et celui de Montréal, ce fut longtemps une tension persistante, dont l’objet plus ou moins avoué était l’influence exercée dans le mouvement par des partis de gauche non mentionnés dans la déclaration de rupture précédente. Et puis, une dernière confrontation opposa ceux pour qui le RAP devait survivre et servir de base de lancement à la naissance d’un parti politique conforme à ses orientations, et les autres qui préconisaient qu’il se saborde comme mouvement et se transforme le plus tôt possible en parti. Cette dernière option l’emporta, par un autre vote serré. La suite est bien connue. Ce nouveau parti se joignit à de petits partis de gauche existants pour constituer l’UFP, laquelle fusionna ensuite avec Option Citoyenne, issue davantage des groupes communautaires, pour donner Québec Solidaire. Ceux qui se sentaient plus à l’aise dans un mouvement se retrouvent aujourd’hui dans divers groupes altermondialistes.

Que reste-t-il de nos États ?

À l’intérieur de ces derniers groupes, la stratégie traditionnelle de tout miser sur l’action politicienne partisane n’inspire plus confiance. Mais la question de l’État demeure un dilemme irrésolu, une source de malaise. Elle est pourtant incontournable.

Un petit exemple, presque trivial. Les “ véhicules hors route ” dégagent, souvent sans l’excuse d’une utilité quelconque, de fortes quantités de gaz à effet de serre, en plus de la pollution sonore qu’ils produisent et des dégâts qu’ils causent à diverses espèces végétales et animales. J’adhère à l’association Québec Nature, qui fait un sérieux travail de sensibilisation à cet égard. Elle a probablement réussi à convaincre plusieurs personnes et à faire progresser l’adhésion à un modèle culturel critique à l’endroit de cette conception du loisir. Mais la libre délibération entre les acteurs de la société civile rencontre vite sa limite. Les enthousiastes des promenades bruyantes en pleine nature n’ont pas la moindre intention de renoncer aux “ joies ” de la vitesse et à l’impression de puissance qu’ils y expérimentent ; les objections des verts les braquent au contraire sur leur position.

Là où s’arrête la capacité persuasive des militants sociaux, le pouvoir de l’État a les moyens de prendre la relève. Le site WEB de Québec Nature nous informe : “ En 1997, une nouvelle loi qui encadre la circulation des véhicules hors route a été adoptée. La circulation des véhicules motorisés à des fins récréatives ou sportives est permise sur les terres publiques ou privées, à certaines conditions. Les agents de conservation, les agents de la paix tout comme les agents de surveillance de sentiers de clubs homologués, ont le mandat d’en assurer le respect ”.

Aucun Parti Vert n’a encore réussi à faire élire de député au Canada ni au Québec. Les militants de Québec Nature ou de Greenpeace œuvrent dans le secteur associatif, pensent globalement et agissent localement. Mais c’est à la bonne vieille échelle gouvernementale classique qu’a pu se prendre une décision verte dotée de moyens qui en imposent l’application. Décision trop modérée à mon goût, mais applicable au-delà de tout ce que peut se permettre la seule société civile.
On s’entend depuis Max Weber sur le constat que l’État bénéficie d’une légitimité exclusive de l’exercice de la contrainte. Et aucun changement social majeur, aussi souhaitable qu’il soit objectivement, ne peut se passer d’outils musclés pour en imposer l’application à certains acteurs sociaux. On n’aimerait mieux pas. Que la libre délibération et l’éducation suffisent à dégager les consensus nécessaires. Mais c’est rêver en couleur.

Ne serait-ce que sur le terrain trivial de la violence privée. Sa régulation autogérée par la communauté porte le plus souvent un nom : le lynchage ! Mécanisme presque spontané, qui refait surface quand l’appareil public est dépassé et n’arrive pas à rassurer les populations. Dans un quartier populaire du Sénégal au début de cette année, deux malfaiteurs multipliaient les actes de violence. La foule a fini par se faire justice. L’Observateur décrit la scène : “ Des bosses par-ci, du sang coulant sur des plaies béantes. Leurs habits dépouillés et leurs bras attachés par une corde, ils ont vraiment subi les foudres de ces populations qui leur en voulaient terriblement ”. Sur le blogue de ce journal national, la majorité des réactions de lecteurs rejoignent la plus succincte : “ Il faut les kill ” (comme si en anglais, ça tuait encore plus).

… mais certains États sont plus égaux

Hence, progress can be thought of only along spatial lines of expanding the liberal
creed abroad, (…) With its unso-phisticated reduction of ‘freedom’ to a set of allegedly universal criteria to be established, the liberal narrative (…) can conceive of it only as the geographical expansion of an already established truth. Thus, it fails in the long run to provide anything but an imperialist and fairly antagonistic version of the purpose: new barbarians in need of conversion, new tyrannies in search of civilization.

Vibeke Schou Pedersen

La démonstration qui précède est platement classique. Si les drames de la vie collective se limitaient aux faits divers éloquemment relatés par le Journal de Montréal, les passionnés du bien commun continueraient comme naguère à s’engager prioritairement au service de l’État, un État dont les capacités d’action et de contrôle coïncideraient avec le tracé de ses frontières. Cette vision de l’État comme système complet et autonome, pendant politique du concept sociologique de société globale, est historiquement récente et même au cours des deux derniers siècles, n’a guère eu une validité heuristique satisfaisante que dans de grandes collectivités nationales assez fortes pour… loger de prestigieuses écoles de sociologie et de science politique. Ces grands ensembles se reconnaissaient par des structures sociales distinctes, une culture supposée commune, voire un projet de société (dont rêvent encore bien des néo-nationalistes québécois dans l’espoir de trouver un mécanisme d’intégration qui puisse se substituer aux racines ethniques).

Or la globalisation est en train de chambarder tout cela. N’y voir qu’une subordination du politique, du social et du culturel à l’économique, c’est en négliger le caractère géopolitique majeur. Même aux États-Unis, il y a bien plafonnement de l’État-Providence, mais une présence plus forte que jamais d’un pouvoir politique capable d’infléchir des orientations et décisions collectives de tous ordres, y compris bien au-delà de ses frontières. Ça nous interroge particulièrement ici, car ce pays est à moins d’une heure de trajet automobile pour la plupart d’entre nous. Cette influence multidimensionnelle (politique, économique, culturelle… et militaire) limite beaucoup plus la marge de manœuvre des instances politiques québécoises que le fédéralisme centralisateur canadien. Pendant que certains continuent de se battre contre l’héritage de Trudeau, la plupart des nouveaux militants sont beaucoup plus angoissés par les manœuvres des grands consortiums financiers, de leurs bras organisationnels comme l’OMC et le FMI, et des “ think tanks ” néoconservateurs qui rayonnent de Washington partout et jusque chez nous (Institut économique de Montréal). Même le terme d’empire, dans son sens traditionnel, rend mal compte du basculement universel des rapports de pouvoir en train de se produire.

Brouillage des identités collectives

Cela noie-t-il les identités collectives (peuples, nations, ethnies) dans un grand tout indifférencié ou provoque-t-il au contraire des replis où l’on réinvente et sacralise des “ nous ” mutuellement exclusifs ?

Chez nous, non seulement de nombreux immigrants s’intègrent dans leur société d’accueil, mais ils y fournissent plus que leur part de vedettes (de Maryvonne Kendergi à Bruny Surin et Dany Laferrière chez nous). Malgré que les taux actuels d’immigration soient loin d’être les plus élevés de notre histoire, on a souvent l’impression du contraire, en raison de la diversification spectaculaire des provenances géographiques. Et ces nouveaux venus pénètrent des champs d’emploi de plus en plus larges, incluant l’administration, la technologie, l’entrepreneuriat. Au nom de quoi considérerait-on cette situation historique exceptionnelle ? Les grandes migrations sont une constante plutôt que l’exception dans l’histoire humaine. Régulièrement, les traités de paix ont redessiné les frontières sans respecter les appartenances ethniques des populations. Et depuis la plus haute Antiquité, le commerce a toujours maintenu en contact des groupes séparés par la géographie.

Dans ces sociétés à haute mixité qui sont les nôtres, le concept d’appartenance est clair mais son application concrète est pleine d’imprécisions et d’ambiguïtés. À l’intérieur de chaque communauté, il y a des tiraillements incessants et insolubles entre la solidarité et les tensions : je ne suis pas le produit aveugle de mes ancêtres ; l’appartenance ethnique et une composante importante mais non exclusive de l’identité des individus. Entre les communautés, on observe beaucoup d’ambivalence entre attrait et répulsion, convergences et divergences d’intérêts, interdépendances et besoins d’autonomie et d’identité. Sont fréquents les cas de métissage, de mariages ou de liaisons amoureuses interethniques, de partenariats professionnels ou amicaux, d’échanges de produits culturels.

Cela n’empêche pas que les différences identitaires sont réelles. Mais on ne naît pas membre d’une communauté ethnique, on le devient, en assimilant, en intériorisant cette identité. Et avant d’en adopter les symboles, on apprend concrètement, charnellement, à vivre comme et avec les autres membres de cette communauté. Cet apprentissage vital se fait essentiellement par immersion, en s’imprégnant comme naturellement des manières de vivre qui ont cours dans ce groupe d’appartenance. On apprend aussi à penser comme et avec les autres.

Le principal symbole qui va rigidifier cette identité, c’est le postulat d’infaillibilité de sa propre culture. Devant le scandale de divergences interculturelles majeures, la classe dominante du groupe ethnique tranche que les représentations partagées par le groupe — mythes, coutumes, visions du monde, définition du bien et du mal — sont les seules vraies, donc que sa propre culture est la seule qui accomplit l’universalité et qu’elle est intrinsèquement supérieure aux autres. S’ajoute, dans la société qui se considère avancée, une théorie de l’histoire humaine faisant de sa société à soi l’aboutissement d’un processus évolutif. À partir du moment où une élite fait de ces contenus culturels une orthodoxie, la séduction se transforme en contrainte et la dynamique repousse vers l’extérieur ceux qui auraient pu la garder vivante en la renouvelant. Pourtant, la production des symboles d’identité est une opération interactive entre des communautés ethniques, incompréhensible en-dehors de cette interaction. Et on s’enferre dans des impasses si on oublie que les symboles d’identité n’ont pas pour rôle de décrire la réalité mais d’inspirer et de motiver.

Toute culture repose sur la conception imaginaire, le choix et la mise en application de certaines solutions à certains problèmes. Toutes, elles négligent d’autres problèmes, d’autres solutions, et les discours socialement acceptables, ceux qui construisent le lien social dans le groupe, ignorent ces zones sombres. D’où la marginalité que connaissent, du moins au début, les innovateurs, les réformateurs, les artistes, qui abordent les sujets avec lesquels cette culture ne sait pas composer.
La première conscience critique du dissident est celle d’un échec personnel, précisément dans l’affirmation de son identité propre et de son appartenance. Il s’aperçoit un jour que cette expérience d’échec est partagée par d’autres — que cela crée un écart entre un discours collectif formel et un pessimisme personnel inavoué — et que les communications deviennent inauthentiques parce qu’elles doivent respecter ce discours formel auxquels ils ne croient pas (langue de bois). C’est le fondement imaginaire de la légitimité qui s’effondre. Le manque d’ardeur à jouer la comédie constitue un prélude possible à un nouveau lien social, une solidarité des personnes contre le modèle culturel de leur société d’appartenance. Le maillon faible d’un discours identitaire qui diabolise les étrangers, c’est la probabilité de rencontrer des étrangers sympathiques. Le diable devient l’ange, dans une relation libre des contraintes qui restreignent et banalisent les rapports internes. Le groupe d’affinité ne coïncide plus avec le groupe d’appartenance.

Il reste que sur notre planète aujourd’hui même, tant de gens se tuent dans des conflits interethniques ! Pour eux, la spécificité d’une culture justifie n’importe quel abus pourvu qu’il soit sanctionné par l’histoire officielle. Et la douleur des survivants devient facilement désir de vengeance.

Quand la différence peut se porter au contraire sur des terrains comme la culture, la politique ou l’économie, le spectre des massacres vengeurs sans fin commence à se résorber. Des tensions internationales ont été réduites par des complicités développées par des scientifiques, des commerçants, des sportifs, des artistes. La réplique principale des Afro-américains à des générations de crimes racistes a été le blues et le jazz. La bonne société conservatrice blanche a tout fait pour empêcher l’expansion de cette musique et pour la dénigrer comme étant vulgaire, voire immorale. Peine perdue. Mais aucun musicien blanc n’en est mort, à moins que l’un ou l’autre ait crevé de jalousie. De même, la seule stratégie de promotion de l’identité qui ait vraiment fonctionné au Québec, c’est d’avoir constamment misé sur un facteur échappant à l’aléatoire et à l’arbitraire, soit la langue. Il n’est pas étonnant que ceux dont les fonctions sociales reposent sur l’usage de la langue (des écrivains aux professionnels desservant une clientèle locale) en aient été les principaux gardiens… et qu’aujourd’hui, toujours aussi attachés à cette spécificité linguistique, ils éprouvent de plus en plus une sensibilité altermondialiste dont les concepts et les stratégies demeurent largement à définir — ce numéro de Possibles s’inscrivant dans une très longue démarche.

André Thibault, correspondant montréalais des Amis du Monde Diplomatique, il est aussi chargé de cours en sociologie à l’Université du Québec en Outaouais.

Laisser un commentaire