La caféiculture au Vietnam

Par Jody Kimberley Grollier

En vingt-cinq ans, le Vietnam est devenu le deuxième producteur mondial de café, après le Brésil, et le premier exportateur de café robusta. Le pari du gouvernement, dès la fin de la guerre du Vietnam, est de reconstruire l’économie du pays, réunifiée par la production de café, plante introduite sous la colonisation française. L’« or vert » est depuis devenu signe de progrès social1 . Des millions de paysans vietnamiens venus des plaines rizicoles littorales surpeuplées se sont installés sur les hauts plateaux du centre du pays, en particulier dans la province de Dak Lak, où ils ont développé des plantations caféières sur des terres utilisées jusque-là par différentes minorités ethniques qui en tiraient des productions essentiellement vivrières. De la grande plantation socialiste aux cultures individuelles destinées à l’exportation, la production du café vietnamien est l’histoire d’une réussite commerciale au prix de l’accaparement des terres, la réduction de la diversité ethnolinguistique et l’appauvrissement des ressources environnementales (Fortunel 2008, 112). Nous chercherons à comprendre dans les prochains paragraphes pourquoi les transformations territoriales de la cuture du café au Vietnam soulèvent des enjeux d’ordre économique mais aussi politique et social.

Tout d’abord, les projets d’extension des plantations de café essentiellement destinées au marché international posent le problème des cultures vivrières et de dépendance vis-à-vis des cours mondiaux. Puis, le gouvernement vietnamien s’implante stratégiquement dans la région par des fermes d’État. Enfin, l’accaparement des terres de la région Tay N’guyen entraine des conflits entre la communauté majoritaire Kinh et les minorités ethniques locales.

La culture du café bouleverse l’économie traditionnelle des paysans

La production de café dans la région des hauts plateaux se développe par le défrichement des terres et la substitution de cultures commerciales pérennes aux cultures vivrières annuelles. À partir des années 1985, les surfaces cultivées en haricots, maïs et patates douces chutent de manière importante au profit essentiellement du caféier (Fortunel 2000, 55). Les premières fermes d’État s’installent et remplacent les anciennes plantations coloniales autour de la ville centrale de Buôn Ma Thuot, qui devient quelques années plus tard la capitale nationale du café. À côté des grandes plantations, les nouveaux arrivants des plaines et les communautés autochtones adoptent la culture du caféier autour de leur maison, dans leur jardin (Fortunel 2000, 37). Le caféier, facile à cultiver, apparait comme une source de richesse importante. Cette production attire d’autant plus dans un contexte d’ouverture économique et de montée des prix du café à l’international (Fortunel 2000, 56).

 

 

 

 

 

[A] L’évolution du bassin caféier dans le Dak Lak de 1980 à 1996.

 

 

 

 

 

L’histoire du self-made-man vietnamien Dang Le Nguyen Vu reste, toutefois, une exception. Dans les faits, bien que de nombreux vietnamiens se lancent dans la production de café, peu font fortune. La région des plateaux du Centre-Vietnam est, après les montagnes du Nord, la deuxième région la plus pauvre du pays (Fortunel 2008, 112). Le problème majeur auquel font face les planteurs est la forte dépendance entre leur production et les marchés mondiaux. 80% de la production de Dak Lak est destinée à l’exportation sous forme brute (Summers 2014). Les revenus étant fortement liés aux prix du café, une baisse dans les cours affecte plus de la moitié, voire ¾, de ces premiers (Fortunel 2000, 95). De ce fait, seulement un petit nombre de paysans peut acheter les fertilisants et se doter des équipements d’irrigation dont ils ont besoin pour leur plantation.

 

 

 

 

 

 

[B] Récolte des graines de café.                            [C] Dang Le Nguyen Vu (à droite), fondateur de la                                                                                        chaine de café vietnamienne Trung Nguyen.

 

Intérêts stratégiques derrière les fermes d’État

Avec la paysannerie, un des acteurs majeurs de la filière du café vietnamien est l’État. Son rôle d’intermédiaire entre les compagnies d’exportations et la production paysanne lui permet de contrôler le modèle de développement économique. Dans les années 1980, par le système de contrats, les fermes d’État servent de relais entre la grande et la petite plantation, créant ainsi autour d’elles une zone d’activité et d’influence (Fortunel 2000, 116) Chaque paysan reçoit un jardin privatif et une parcelle dans les terres mises en culture. Il doit alors donner à la ferme une partie de sa production de café en échange de services d’assistance technique et d’intrants (Fortunel 2000, 47). Les fermes d’États apportent ainsi les investissements et savoir-faire aux paysans nouvellement arrivés et habitués à travailler dans les rizières. Par ailleurs, les provinces des plateaux étaient des zones mal contrôlées militairement. La mise en valeur de ces territoires reculés par la caféiculture permet d’implanter une présence et de contrôler les populations autochtones (Fortunel 2000, 28 ; McGregor 2008, 163). Les divisons de l’armée se transforment en unités économiques et forment en 1982 l’Inter-société du café du Vietnam (Fortunel 2000, 42).

L’État vietnamien utilise dès lors la caféiculture pour répondre à différents impératifs stratégiques. Celle-ci permet d’organiser de vastes mouvements migratoires, de « socialiser » les autochtones, d’accroître le niveau de vie des populations, d’étendre les surfaces dédiées à l’agriculture d’exportation ainsi que de sécuriser le territoire (Fortunel 2000, 9). Le parti communiste met en place un plan économique afin de « civiliser » ces régions, notamment en sédentarisant les familles autochtones [les Moïs] (Fortunel 2000, 29 ; Fortunel 2008, 110). Il impose le modèle de l’économie familiale individuelle, fondée sur la production du café, afin d’intégrer les minorités ethniques dans la société vietnamienne (Fortunel 2008, 110).

 

Tensions ethniques entre les Kinh et les minorités autochtones

Des politiques migratoires sont mises en œuvre successivement par les colons, le gouvernement de la République du Vietnam et enfin le pouvoir communiste, afin d’encourager les Kinh, ethnie majoritaire vietnamienne, à s’installer dans les nouvelles zones économiques du Nord et les faire travailler dans les plantations (Fortunel 2000, 29 ; McGregor 2008, 163). Dès le milieu des années 1980, à ces flux dirigés par l’État s’ajoutent de plus en plus des mouvements de populations spontanés. Le rapport entre groupes ethniques dans la population du Dak Lak s’inverse au détriment de tous les groupes installés bien avant la colonisation : les Kinh, qui ne représentent que 6 % autour de 1940-1945, comptent en 1996 pour 70 % de la population totale (Fortunel 2000, 33). Les familles, notamment celles issues des minorités, qui ont investi dans la caféiculture se voient confrontées à l’arrivée croissante de migrants et à la formalisation du foncier (Fortunel 2008, 110).

 

 

 

 

 

[D] Transformation de la population provinciale du Dak Lak de 1940-1945 à 1996.

 

 

 

La région Tay N’guyen réputée la plus conservatrice du Vietnam est aujourd’hui la plus tendue (Summers 2014). Des manifestations surviennent dans les principales villes des plateaux : le consensus autour de l’adoption de la caféiculture et, au-delà, de l’adhésion des minorités au mode vie de de la majorité vietnamienne sont profondément remis en cause (Fortunel 2008, 112). 75% des conflits autours de la répartition de la terre opposent des villages autochtones aux structures d’État (Fortunel 2008, 111). D’une part, la conversion des forêts en cultures remet en cause les pratiques traditionnelles d’agriculture des minorités. D’autre part, le nomadisme cultural des populations autochtones est dévalorisé par rapport à l’agriculture sédentaire à l’image des Kinh, constructeurs patients de rizière (McGregor 2008, 163).

Aujourd’hui, l’avenir de la filière se joue autours des enjeux environnementaux avec la gestion des ressources et le vieillissement des plantations. La certification d’un café durable peut accroître sa valeur ajoutée et dynamiser l’offre du café vietnamien.

 

Bibliographie

Fortunel, Frédéric. 2000. Le café au Vietnam : De la colonisation à l’essor d’un grand   producteur mondial. Paris ; Montréal : l’Harmattan.

Fortunel, Frédéric. 2008. « Trajectoires foncières de minorités ethniques au Vietnam ». Études rurales 181 : 103-114.

McGregor, Andrew. 2008. « Transforming rural spaces ». Dans McGregor, Andrew. Southeast Asian Development. Londres ; New York : Routledge Taylor & Francis Group, 156-180.

Summers, Chris. 2014. « How Vietnam became a coffee giant ». Dans BBC News. En ligne. http://www.bbc.com/news/magazine-25811724 (page consultée le 22 juin 2017).

 

Iconographie

[A] Fortunel, Frédéric. 2000. « Le nouvel élan du début des années 1980 ». Dans Fortunel, Frédéric. Le café au Vietnam : De la colonisation à l’essor d’un grand producteur mondial. Paris ; Montréal : l’Harmattan, 51.

[B] Minh, Quang. 2013. « Vietnam, le pays du café ». Dans Le courrier du Vietnam. En ligne. http://lecourrier.vn/vietnam-le-pays-du-cafe/108054.html (page consultée le 23 juin 2017).

[C] 2013. « Coffee company builds global brand ». Dans Viêt Nam News. En ligne. http://vietnamnews.vn/economy/business-insight/236854/coffee-company-builds-global-brand.html (page consultée le 23 juin 2017).

[D] Fortunel, Frédéric. 2000. « L’émergence de la caféiculture 1858-1979 ». Dans Fortunel, Frédéric. Le café au Vietnam : De la colonisation à l’essor d’un grand producteur mondial. Paris ; Montréal : l’Harmattan, 37.

1 Reportage de la BBC « The Coffe Trail » avec Simon Reeve : http://www.bbc.co.uk/programmes/b03sr67n (Afin d’accéder au reportage hors Grande-Bretagne : http://www.dailymotion.com/video/x2g6kg2)

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