Série sur les valeurs asiatiques: Singapour, une société en plein éveil politique

Par Alexandra Descôteaux

(1) Lee Kuan Yew en 2011 lors d’un rallye du PAP.

 

Lee Kuan Yew a longtemps utilisé la rhétorique des valeurs asiatiques afin d’expliquer l’absence de démocratie  à Singapour (Hoon 2004).  Selon les principales postulats de cette théorie, soit que les droits humains ne sont pas importants en Asie, que la communauté transcende l’individu et que les droits socio-économiques sont supérieurs aux droits politiques, la démocratie ne peut pas s’implanter en Asie (Hoon 2004). Cependant, ce billet proposera une alternative à la théorie des valeurs asiatiques à Singapour, suggérant plutôt que la culture politique du pays demeure ouverte à l’établissement de la démocratie malgré les tendances autoritaires de l’État et la tradition d’un système à parti unique (Éthier 2017).

Droits humains

Il existe plusieurs violations de droits humains à Singapour. En effet,  selon le Criminal Law Act, les arrestations sans mandat et les détentions sans procès sont permises avec possibilité de peine de mort, et sont même mandataires pour meurtre et pour le trafic de drogue (Lindsey et Nicholson 2016).  Pour ce qui est de la perception populaire de ces violations, dans un sondage où les répondants devaient choisir un élément essentiel que le gouvernement se devait de fournir, la réponse avec le moins de vote a été les droits et libertés (AB 2014). On pourrait donc croire que le premier postulat de la théorie des valeurs asiatiques fonctionne, soit que le respect des droits humains n’est pas prioritaire aux asiatiques.

(2) Une manifestante lors d’un rallye anti-gouvernemental en 2013.

Cependant, la société civile tente de faire respecter ses droits, et n’est pas totalement muette face aux violations des droits de l’homme (Éthier 2017). En effet, pour ce qui est des condamnations à mort, il existe une campagne nommée Singapore anti-death penalty qui, avec Amnistie internationale, met beaucoup de pression sur le gouvernement pour abolir cette pratique (Amnistie internationale 2016).  De plus, une des plus grosses manifestations anti-gouvernementale de l’histoire du pays a eu lieu en 2013, dans le but de faire respecter leurs droits qui étaient menacés par une vague d’immigration dans la cité déjà surpeuplée (Lyndsey et Nicholson 2017). Ainsi, la société, contrairement à ce que prétendent les valeurs asiatiques, tente de faire reconnaitre ses droits.

 

Manipulation des valeurs communautaires

 

(3) Manifestation contre les lois de censure à Singapour en 2013.

Les valeurs asiatiques présentent la société singapourienne comme une famille, avec l’État comme figure paternel (Hoon 2004). Pourtant, lorsque l’on observe le pays, les caractéristiques qui s’alignent avec cette théorie proviennent de l’État lui-même, et non de la population. Par exemple, c’est pour protéger «the ignorant children-subject from the exposure of potentially harmful materials » qu’une censure règne à Singapour (Hoon 2004).  Puisque l’État a besoin de ces mesures pour surveiller les dissidents, il utilise cette rhétorique dans le but de maintenir sa stabilité (Lindsey et Nicholson 2016). Également, à la base, cette mise en place d’un sens communautaire par Yew relevait aussi du maintien de l’État. En effet, puisque Singapour était un jeune pays, Yew voulait développer une rhétorique de construction étatique axée sur la communauté (Blondel et Inoguchi 2006). Pour se faire, il a utilisé les valeurs asiatiques dans le but de montrer Singapour plus unie qu’elle ne l’était réellement, particulièrement face à la Malaisie qui développait son État sur des structures pluralistes (Blondel et Inoguchi 2006). Donc, l’argument communautaire des valeurs asiatiques ne serait que construction (Hoon 2004).

 

Droits économiques supérieurs aux droits politiques?

L’argument affirmant que les Asiatiques préfèrent un échange entre droits politiques et prospérité semble s’adapter à Singapour. En effet, on observe des valeurs ancrées au sein de la population avec une tendance à préférer un parti unique (AB 2014). La majorité affirme qu’elle possède une démocratie contrôlée favorable au bien public (Éthier 2017). Ainsi, si l’on analyse la légitimité spécifique, soit la satisfaction de la démocratie et des institutions nationales, on observe que la société civile est satisfaite de la situation politique, malgré le manque de droits politiques, puisqu’il n’y a pas de corruption et que le développement économique est prospère (AB 2014). De plus, si l’instabilité politique est abolie, il est plus facile d’attirer des investisseurs étrangers. Une sorte de stabilité est donc créée puisque le gouvernement amène le développement économique, et les Singapouriens respectent cet ordre afin d’éviter un ralentissement économique (Éthier 2017).

Cependant, les Singapouriens qui voudraient contester sont arrêtés, et peuvent même être condamnés à la peine de mort pour trahison (Lyndsey et Nicholson 2016). De ce fait, c’est également par peur du gouvernement que cet ordre est respecté, et non parce que c’est dans «leurs valeurs» (Éthier 2017). De plus, en examinant la légitimité diffuse, soit l’attachement des citoyens à la démocratie, on remarque que les Singapouriens y sont ouverts, sans y être foncièrement attachés (Chu, Diamond, Nathan et Shin 2010). En effet, puisqu’ils n’ont jamais connu de démocratie consolidée, les citoyens s’adaptent au système dans lequel ils vivent (Caouette 2017). Pourtant, on assiste de plus en plus à un political awakening avec l’augmentation de demandes de droits politiques, notamment le droit à la liberté d’expression (AFP 2015).

 

(4) Manifestation dénonçant le manque de liberté d’expression à Singapour en 2013.

(5) Manifestation contre le PAP du parti démocratique singapourien.

Bref, si Singapour ne possède pas un régime démocratique consolidé, ce n’est pas parce que cette forme de gouvernement ne lui ait pas culturellement accessible comme le voudrait les valeurs asiatiques. Même si le cas de Singapour semble suivre cette théorie de par sa «démocratie» contrôlée, les leaders comme Lee Kuan Yew n’ont qu’exagéré les dynamiques présentes pour légitimer leurs politiques autoritaires (Hoon 2004).  L’augmentation des demandes de droits politiques et humains d’une  nouvelle génération «no longer afraid» du gouvernement pourrait éventuellement remettre en question le système à parti unique (Welsh 2013).

*Pour en connaître davantage sur la rhétorique des valeurs asiatiques et sa validité, veuillez consulter : Hoon, Chang Yo. 2004. «Revisiting the ‘Asian Values’: Argument Used by Asian Political Leaders and Its Validity». Dans Indonesian Quarterly, Vol 32 (2), p. 154-174.

 

Bibliographie

 

Amnistie internationale. 2016. Singapour. En ligne. goo.gl/hsljpo (page consultée le 21 mai 2017).

AFP. (2015). Huge rallies boost opposition hopes in Singapore polls. [Vidéo en ligne]. https://goo.gl/Gy64bZ (page consultée le 16 juin 2017).

Asian Barometer. 2014. Key Findings. En ligne. https://goo.gl/JlcNm6 (page consultée le 15 juin 2017).

Blondel, Jean et Takashi Inoguchi. 2006. Political cultures in Asia and Europe: citizens, states and societal values. Londres: Routledge.

Caouette, Dominique. 2017.  POL3401 – L’Asie du Sud-Est et les défis de la mondialisation. [Présentation PowerPoint]. Repéré dans l’environnement StudiUM : https://studium.umontreal.ca/

Éthier, Diane. 2017.  POL2860 – Singapour: un régime hybride légitime et durable. [Présentation PowerPoint]. Repéré dans l’environnement StudiUM : https://studium.umontreal.ca/

Hoon, Chang Yo. 2004. «Revisiting the ‘Asian Values’: Argument Used by Asian Political Leaders and Its Validity». Dans Indonesian Quarterly, Vol 32 (2), p. 154-174.

Lindsey, Tim et Pip Nicholson. 2016. Drugs Law and Legal Practice in Southeast Asia: Indonesia, Singapore and Vietnam. Oxford: Hart Publishing.

Welsh, Bridget. 2013. Protest, voter anger put political risk in Singapore’s future. En ligne. https://goo.gl/hNQoTj (page consultée le 16 juin 2017).

Yun-han Chu, Larry Diamond, Andrew J. Nathan, and Doh Chull Shin. 2010. How East Asians View Democracy. New York: Columbia University Press.

 

Iconographie

 

(5) Associated Press. 2008. Singapore Democratic Party appeals dismissed. [Photo]. Repéré à: https://goo.gl/N0VcbY

(3) Reuters. 2013. More than 1,000 people rallied against the government’s new internet rules on Saturday. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/3x7x3x

(2) S.A. 2013. Singapore protest against foreign workers. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/lZT4D1

(4) Su, Edgar. 2013. Singapore bloggers protest licensing rules for news websites. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/2SDgEU

(1) Wong, Calvin. 2012. Crowd cheers as Singapore’s former prime minister Lee Kuan Yew arrives for the annual National Day Parade celebrations in Singapore, August 9, 2012. [Photo]. Repéré à: goo.gl/Pb7HBS

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