Série sur les valeurs asiatiques: Indonésie, vers une société radicalisée ?

Par Alexandra Descôteaux

(1) Préparation des urnes et du matériel de vote à Bangkalan, dans la province de Java de l’Est pour les élections de 2014.

 

La politique indonésienne est considérée comme troisième plus grande démocratie du monde (Yu-Chi Wong 2014). Pourtant, cela ne reflète pas les dynamiques internes du pays classé comme Partly Free selon Freedom House (2016). L’argument des valeurs asiatiques démontrant l’incapacité d’une démocratie dite occidentale de s’installer en Asie en est-il la raison? Selon Hoon (2004), cette rhétorique est basée sur les postulats que les droits humains ne sont pas une valeur partagée dans la région, que le sacrifice pour la communauté précède l’individualisme et que la prospérité économique est échangeable contre les droits politiques. En étudiant l’Indonésie, ce billet démontrera que ces trois postulats ne s’appliquent que de façon superficielle à la réalité et que la radicalisation religieuse expliquerait mieux ce manque démocratique.

 

Droits humains

Plusieurs cas de violation de droits humains sont observables en Indonésie, notamment les lois de blasphème (Amnistie internationale 2017). La condamnation à deux ans de prison de l’ancien gouverneur chrétien de Jakarta qui aurait insulté le Coran en est un exemple. Depuis le début, sa campagne a été instrumentalisée par les extrémistes religieux, ce qui démontrerait l’influence islamiste dans la justice avec des juges qui suivent la «foule qui crie le plus fort», dans ce cas-ci, la majorité musulmane (Sulaiman 2017). L’acceptation de la majorité populaire de cette loi démontre que les droits de l’homme ne sont pas primordiaux pour tous en Indonésie (Freeman 2007).

 

(2) Manifestation anti-Ahok le 4 novembre 2016.

 

Pourtant, c’est la religion qui est à la base de cette affaire et qui transcende les droits de l’homme, expliquant les difficultés démocratiques de l’Indonésie (Amnistie internationale 2017). Plusieurs manifestations pour défendre les droits du gouverneur ont eu lieu, démontrant que ce n’est pas la société entière qui approuve cette condamnation. Le

(3) Supporters d’Ahok lors d’une manifestation contre sa condamnation.

gouvernement, quant à lui, tente de régler le problème de la radicalisation avec l’annonce du bannissement du groupe islamiste Hizbut- Tahrir qui défendait la condamnation d’Ahok et menaçait l’unité de la nation en s’attaquant aux droits des minorités (Vaessen 2017). Plusieurs experts affirment que cette loi sur le blasphème est incompatible avec une société démocratique (OHCHR, 2017). Ce n’est donc pas la non importance des droits humains des valeurs asiatiques qui freinent la démocratie, mais plutôt l’inacceptation de son implantation par des groupes religieux majoritaires (Yu-Chi Wong 2014). En effet, depuis ces 10 dernières années, ces groupes ont appris à détourner les lois pour persécuter les minorités religieuses (Madinier 2014). Suite à une manipulation de l’Islam politique par Suharto et à l’éveil mondial de l’Islam dans les années 70, une radicalisation s’installe dans le pays qui attire de plus en plus d’Indonésiens (Madinier 2014).

(4) Les membres de Hizbut protestent à Malang, Java, contre le président Joko Widodo et appellent le califat.

 

Valeurs communautaires : des coups de fouet pour sauver la nation?

L’aspect communautaire en Indonésie est expliqué par le fait que le gouvernement est vu comme un père disciplinaire, alors que la population doit obéir (Hoon 2004) Cela expliquerait pourquoi le gouvernement aurait le droit de s’imposer dans les affaires quotidiennes des individus comme leur sexualité (Hoon 2004). Dans la province de Banda Aceh où la Charia est appliquée, les actes homosexuels, par exemple, sont passibles de cent coups de fouet.  Plusieurs civils vont même jusqu’à demander la peine de mort comme châtiment pour ne pas que la nation indonésienne soit tâchée par un acte individuel (HRW 2016).

 

(5) Des membres de Hizbuth Tahrir assistent à une manifestation de Jakarta contre l’homosexualité en 2010.

 

(6) Une police de la charia indonésienne fouette un homme pour avoir brisé la loi en couchant avec un autre homme lors d’une cérémonie publique à l’extérieur d’une mosquée à Banda Aceh, capitale de la province d’Aceh, le 18 septembre 2015.

 

Pourtant, encore une fois, ce mouvement est largement supporté par les musulmans ultra-conservateurs. On le remarque avec la montée en flèche des mouvements anti LGBT qui se sont développés parallèlement à la radicalisation de plusieurs groupes religieux qui s’attaquent également de plus en plus aux minorités religieuses (HRW 2016). Également, cette implication de l’État dans la vie privée n’a lieu que dans une région du pays, alors que de nombreuses manifestations populaires dénoncent les actions de la province, notamment grâce au Support Group and Resource Center of Sexualities Studies, démontrant que ce type de valeurs communautaires n’est pas partagé par tous (Irma 2016).

 

(7) Des militants homosexuels indonésiens tiennent des affiches lors d’une manifestation réclamant l’égalité pour les personnes LGBT à Jakarta.

 

 

(8) Protestation pro démocratique à Jakarta en 2012.

Droits politiques

Dès leur indépendance, les indonésiens ont demandé des droits politiques et n’ont pas accepté un échange entre prospérité matérielle et État autoritaire, comme le voudrait la rhétorique des valeurs asiatiques (Yu-Chi Wong 2014). En effet, une culture démocratique a été cultivée avec succès parmi les élites en plus d’être également répandue à travers la population (Yu-Chi Wong 2014). On observe également que les États avec une forte société civile, comme en Indonésie, sont d’avis que plusieurs valeurs «occidentales», comme la liberté d’expression, sont un aspect essentiel à la politique (Hoon 2004). En Indonésie, près de 60% de la population affirme que la démocratie est la meilleure forme de système dans n’importe quelle situation (AB 2016). La radicalisation de certains groupes religieux semble ralentir la consolidation de cette démocratie, mais la récente élection du Président Widodo est, pour Remy Madinier, chercheur au CNRS, une bonne nouvelle pour l’avenir démocratique du pays (2014). Bref, les leaders qui auraient pu utiliser la rhétorique des valeurs asiatiques l’ont fait pour légitimer leurs tendances autoritaires et non parce qu’elles reflétaient réellement les valeurs anti-démocratiques des Indonésiens (Hoon 2004).

Bref, la théorie des valeurs asiatiques ne s’applique pas à l’Indonésie. Si quelques caractéristiques peuvent sembler s’y rattacher par rapport au manque de droits humains et à la transcendance de la communauté par rapport à l’individu, les valeurs conservatrices musulmanes en sont réellement la source. Ces valeurs bien ancrées dans «la plus grande nation musulmane» retardent la démocratie en créant des débats sur divers sujets, notamment la liberté d’expression. Ainsi, les valeurs asiatiques ne seraient que socialement construites et non réelles, puisque les débats soulevés par cette théorie se rapprochent grandement des valeurs conservatrices occidentales et ne sont donc pas uniques à cette région (Freeman 2007).

*Pour en connaître davantage sur la rhétorique des valeurs asiatiques et sa validité, veuillez consulter : Hoon, Chang Yo. 2004. «Revisiting the ‘Asian Values’: Argument Used by Asian Political Leaders and Its Validity». Dans Indonesian Quarterly, Vol 32 (2), p. 154-174.

 

 

Bibliographie

 

Amnistie internationale. 2017. Indonesia: Ahok conviction for blasphemy is an injustice. En ligne. https://goo.gl/u5kmxm (page consultée le 7 juin 2017).

Asian Barometer. 2016. Key Findings. En ligne. https://goo.gl/JlcNm6 (page consultée le 21 juin 2017).

Freedom House. 2016. Indonesia. En ligne. https://goo.gl/6ge6eJ (page consultée le 7 juin 2017).

Freeman, Michael. 2007. Human rights, democracy and ‘Asian values’. En ligne https://goo.gl/OmlH5e (page consultée le 7 juin 2017).

Hoon, Chang Yo. 2004. «Revisiting the ‘Asian Values’: Argument Used by Asian Political Leaders and Its Validity». Dans Indonesian Quarterly, Vol 32 (2), p. 154-174.

Human Rights Watch. 2016. These Political Games Ruin Our Lives. En ligne. https://goo.gl/IB7ZqG (page consultée le 7 juin 2017).

Irma, Ade. 2016. Indonesia Grapples With Renewed Anti-LGBT Campaign. En ligne. https://goo.gl/iHWVWt (page consultée le 7 juin 2017).

Madinier, Remy. 2014. L’islam indonésien se radicalise-t-il?. En ligne. https://goo.gl/7NYi22 (page consultée le 21 juin 2017).

Miichi, Ken. 2015. Democratization and the Changing Role of Civil Society in Indonesia.En ligne. https://goo.gl/6TTSuz (page consultée le 7 juin 2017).

Office of the high Commissioner of Human Rights. 2017. Blasphemy law has no place in a tolerant nation like Indonesia – UN rights experts. En ligne. https://goo.gl/xp9pJC (page consultée le 7 juin 2017).

Sulaiman, Yohanes. 2017. En Indonésie, le gouverneur de Jakarta en prison pour «blasphème». En ligne. https://goo.gl/VsW6vD (page consultée le 7 juin 2017).

Vaessen, Step. 2017. Indonesia to disband hardline group Hizbut Tahrir. En ligne. https://goo.gl/zCbijL (page consultée le 7 juin 2017).

Yu-chi Wong, Peter. 2014. Political culture and democratisation in Southeast Asia: Cases of Indonesia and Thailand. En ligne. https://goo.gl/k1fd1a (page consultée le 7 juin 2017).

 

Iconographie

 

(7) Associated Press. 2016. Indonesia Grapples With Renewed Anti-LGBT Campaign. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/iHWVWt

(2) Beawiharta. 2016. How Jakarta’s first Chinese Indonesian governor became an easy target for radical Islamic groups. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/wn9U2M

(5) Getty image. 2010. “LGBT is a disease, not a human right” — a growing movement in Indonesia rejects gay rights. [Photo]. Repéré à: https://goo.gl/uUOtlC

(1) Kriswanto, Juni. 2014. Indonesia election 2014 ballot boxes. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl /u9vtfW

(6) Mahyuddin, Chaideer. 2015. Sharia court sentences gay men to public lashing in Indonesia. [Photo]. Repéré à: https://goo.gl/cwl495

(8) People’s liberation party. 2012. Solidarity to Free Hunza and Faisalabad Political Prioners in Jakarta. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/jYEl3H0

(4) Rochman, Amna. 2014. Members of hardline Islamic organization Hizbut Tahrir Indonesia, hold a demonstration rejecting the election of President elect Joko Widodo. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/JKALMA

(3) Whiteside, Darren. 2017. Should we worry about Islamism in Indonesia?. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/Vk1ekN

Lien pour marque-pages : Permaliens.

Les commentaires sont fermés