Démocratie à Singapour : économie d’abord, liberté ensuite

Vincent P. Lefebvre

En 2016, l’Indice de Développement Humain, qui compare chaque année les conditions de vies à travers la planète, plaçait Singapour au 5e rang mondial. Depuis son indépendance complète en 1965, la petite bourgade du tiers monde est devenue une métropole de premier plan à l’échelle mondiale.

Mais tout n’est pas rose dans la cité-état asiatique. En s’attardant de plus près à la dynamique politique de Singapour, on constate que le PAP, parti au pouvoir depuis 1959, exerce un contrôle strict sur la fonction publique, les médias, les syndicats et les organisations sociales, en plus de limiter fortement la liberté de presse (Sing, 2012 :109). Le rapport annuel sur les droits humains 2016 d’Amnistie Internationale faisait état de plusieurs situations problématiques, notamment en ce qui a trait à la liberté d’expression. La même année, le rapport annuel de Freedom House, qui mesure le degré de liberté à travers le monde, critiquait particulièrement Singapour au sujet de la liberté de rassemblement et d’organisation au sein de sa société.

On se représente souvent les régimes autoritaires comme injustes, corrompus et tenant la population en otage. Qu’est-ce qui explique que les Singapouriens aient inconditionnellement appuyé le PAP depuis 1959, et qu’ils continuent de le faire encore aujourd’hui, malgré les sévères limitations à leur liberté?

L’importance de l’économie

Singapouriens que leur état se doit d’être une puissance économique parce que les dangers la guettent de l’extérieur. Ils sont donc prêts à accepter des mesures draconiennes prises par le gouvernement en échange de la prospérité sociale et économique (Singh, 2011 : 109).

Cette situation a amené plusieurs scientifiques à qualifier ce système de practical democracy dans laquelle le respect de l’autorité et la collectivité sont priorisés sur la protection des droits humains et la participation politique (Sing, 2012 : 225). Dans une étude récente, Ming Sing a soutenu que l’apparence d’une bonne gestion de l’économie et du chômage par le gouvernement faisait diminuer le support et les revendications pour la démocratie (Sing, 2012). Si les gens travaillent et sont biens payés, ils revendiquent moins pour les libertés individuelles.

À cause de ces limitations à la liberté, il est difficile de qualifier Singapour de démocratie complète. Mais peut-on pour autant la considérer comme un État totalitaire? Le PAP, pour se maintenir au pouvoir, doit absolument répondre aux attentes de la population en matière d’économie. Pour être en mesure de réaliser cet objectif, le parti n’a jamais développé d’idéologie forte. Il n’a pas de principe sacré. Lorsqu’il sent qu’il perd l’appui de la population, il peut changer son fusil d’épaule et répondre immédiatement à ses revendications (Singh, 2011 : 113). La satisfaction de la population est donc une donnée fondamentale dans la dynamique politique de Singapour.

Il est permis de se demander si un tel modèle pourrait fonctionner dans d’autres circonstances. Force est d’admettre que la situation Singapourienne est particulière. D’abord, la ville est coincée entre 2 géants : la Malaisie et l’Indonésie. 77% de sa population est d’origine chinoise, alors que celles des deux voisins sont à très forte majorité malaises. La taille minuscule de Singapour en fait un état sans ressources naturelles, et donc dépendant des autres pour s’approvisionner. Sa seule chance d’être à la hauteur sur le plan économique semble être de former des travailleurs plus performants que ceux des concurrents. De là l’impératif de créer une société performante. Tous ces facteurs spécifiques augmentent l’apparence de vulnérabilité et d’isolement de la communauté.

Perspective historique

On peut aussi trouver dans l’histoire des explications à cette singularité Singapourienne. Dès la décolonisation de 1959, le PAP s’est emparé du pouvoir. Résolument capitalistes, les élites ont dû faire face à un fort mouvement communiste au sein du parti. Pour éviter la révolution, ils ont utilisé des lois sécuritaires sévères pour mener la chasse aux communistes. Cette période déboucha sur un nombre important d’arrestations arbitraires et de déportations (Slater, 2012 : 23).

C’est donc en utilisant la menace communiste que le parti a justifié ces restrictions aux libertés individuelles. De plus, à l’époque, le développement économique demeurait une arme privilégiée pour lutter contre l’idéologie révolutionnaire à travers le monde. Le plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe en est un exemple frappant. C’est de ce contexte qu’est née la doctrine du PAP.

Si le danger communiste semble aujourd’hui écarté, le discours de peur s’est transposé du communisme à la menace économique des voisins plus puissants. Le contrôle total du PAP sur les médias augmente la portée de ce message au sein de la population et empêche les opposants de relativiser la menace extérieure. Cela contribue sans doute à maintenir ce climat de peur chez la population Singapourienne. Un cercle vicieux s’est donc installé. La population accepte de limiter la liberté de presse parce que le danger  semble être partout, et le PAP se sert de cette domination médiatique pour renforcer ce sentiment.

Jusqu’à maintenant le PAP a réussi à maintenir la croissance et à augmenter constamment le niveau de vie au sein de la cité-état. Une faute économique pourrait probablement casser ce cercle vicieux et provoquer de grands remous au sein du monde politique de Singapour.

 

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Bibliographie

Sing, Ming. 2012. « Explaining Support for Democracy in East Asia ». East Asia. N.29, pp. 215-234

Singh, Bilveer. 2011. « Singapour – Maintenir l’équilibre entre la prospérité, la croissance sociale et la démocratisation graduelle ». Revue internationale de politique comparée. Vol.18, pp.105-122.

Slater, Dan. 2012. « Strong-state Democratization in Malaysia and Singapore ». Journal of Democracy. Vol.23, no. 2. Avril 2012, pp. 19-33.

 

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