Abou Sayyaf et e terrorisme aux Philippines

Par Élizabeth Juneau-Courcy

Le 25 avril 2016, l’otage canadien John Ridsdel a été décapité par le groupe terroriste Abou Sayyaf et sa tête laissée dans les rues de Jolo dans la province de Sulu aux Philippines. Le 13 juin, Robert Hall a lui aussi été exécuté. Ridsdel et Hall étaient tenus en otage depuis 7 mois, et une rançon avait été demandée dans un certain délai, sous peine d’exécution. Dans quel contexte l’histoire de Ridsdel et de Hall s’insère-t-elle? Comment comprendre le terrorisme aux Philippines?

Il existe plusieurs groupes terroristes dans l’archipel des Philippines: le Front Moro de libération nationale (FMLN), le Front Moro islamique de libération (FMIL), Abou Sayyaf et la Nouvelle armée populaire, pour ne nommer que les plus importants. À l’exception du dernier, qui vise à l’instauration d’un État maoïste (basé sur le modèle proposé par Mao Zedong en Chine), les organisations cherchent à établir un État islamique autonome (voir indépendant) à Mindanao, île au Sud de l’archipel, en utilisant différentes méthodes (1).

Carte des Philippines

Il est possible de lier le conflit créé à Mindanao par les groupes terroristes à la résistance qui a caractérisé la colonisation espagnole (2). Lorsque les colonisateurs sont arrivés aux Philippines, ils ont diffusé la religion chrétienne et converti une partie de la population, créant des tensions religieuses entre chrétiens et musulmans. Les Philippins ont aussi connu plusieurs périodes de résistance, pendant la colonisation espagnole (1565-1898), la période de présence (colonisation) américaine (1898-1946) sur le territoire, l’occupation japonaise (pendant la Seconde Guerre mondiale) et la monté du nationalisme. C’est sur plus de 400 ans que s’échelonne cette résistance (qui devient alors partie prenante de l’identité philippine). C’est dans ce contexte qu’il faut analyser le terrorisme dans le pays.

La création du groupe Abou Sayyaf remonte aux années 1980. Son fondateur Abdurajak Janjalani, adepte de la pensée radicale Wahhabite, cherche à convertir les musulmans philippins à cette vision, et crée le al-Harakatul al-Islamiyyah ou le « mouvement islamiste ». En 1991, le mouvement devient officiellement le Groupe Abou Sayyaf alors que Janjalani définit son but comme l’établissement d’un gouvernement purement islamiste par la « guerre », pour les musulmans de Mindanao et Sulu. Le groupe reste toutefois très philippin dans sa nature, allant chercher des idées du FMLN, telles que la justice (kaadilan), la nation (bangsa), le pays natal (hulah) et la religion (agama) (3).

Est-ce que les exécutions de John Ridsdel et de Robert Hall sont cohérentes avec l’idéologie du Groupe Abou Sayyaf? En réalité, pas vraiment. Malgré la vidéo dans laquelle l’otage réitère la demande d’arrêt des opérations militaires du gouvernement philippin contre les groupes islamistes du sud de l’archipel, le kidnapping ressemble plus à une opération de « kidnapping for ransom », ou enlèvement contre rançon. Celle-ci est une méthode populaire de financement des groupes terroristes philippins (4).

Les enlèvements contre rançon sont une des activités importantes liées aux économies souterraines, ou clandestines, qui alimentent les conflits violents dans le sud des Philippines (5). Ils consistent tout simplement à enlever une ou plusieurs cibles contre une rançon plus ou moins importante. Dans le cas de Abou Sayyaf, les cibles sont très variées, incluant touristes étrangers, religieux chrétiens, hommes et femmes d’affaires, journalistes et civils. Le groupe privilégie cependant les Philippins, puisque la rançon, bien que plus petite, est généralement beaucoup plus facile à obtenir que pour un étranger (même si la rançon augure une plus grande somme d’argent) (6).

Les enlèvements contre rançon caractérisent beaucoup plus les milieux criminels. Cela signifie-t-il que le Groupe Abu Sayyaf n’est donc plus tant une organisation terroriste, et qu’il serait maintenant presque exclusivement criminel? La situation est plus complexe. En effet, plusieurs groupes terroristes des Philippines utilisent des activités criminelles soit par avidité, soit pour financer leurs futures activités (7). Dans le cas d’Abou Sayyaf, il semblerait que ces enlèvements servent à financer la vie de ses membres et leaders et non de futures activités terroristes. L’aspect idéologique semble donc être en second plan. Cela ne signifie toutefois pas que l’organisation ne soit pas terroriste, simplement que l’idéologie ne soit plus au centre de leurs activités.

Dans l’histoire du groupe, il y a cependant un balancement entre les activités terroristes pures et les périodes d’activités criminelles, selon les leaders en place. Janjalani avait une idéologie très forte, le groupe étant réellement un groupe terroriste, alors que « Commander Robot », et d’autres leaders plus récents, étaient considérés comme des « bandits », et priorisaient les activités criminelles. Le groupe est aussi en général très décentralisé, différentes sections ayant différentes priorités (8).

La priorité actuelle apparaît centrée sur les activités criminelles permettant de faire de l’argent facilement et rapidement. Est-il possible que le Groupe Abou Sayyaf retourne à des activités terroristes centrée sur l’idéologie? Tout à fait, même si les chances restent faibles. Toutefois, si les conditions de leadership venaient à changer, un retour aux sources semble tout à fait possible.

Enfin, le terrorisme aux Philippines est encore bien présent, avec plus de 1200 attaques entre 2000 et 2010, tous groupes confondus (9). Plusieurs citent les mauvaises conditions économiques et la marginalisation des minorités moros comme causes. Le Groupe Abou Sayyaf est souvent perçu comme la seule façon de se sortir de la pauvreté, ce qui amène de nombreux nouveaux membres (et leur renouvellement constant) (10).

(1) Seksan Khruakham, p. 2-3.
(2) Fermin Adriano, p. XII.
(3) McKenzie O’Brien, p. 322-323.
(4) Idem, p. 326.
(5) International Alert, p. 23.
(6) McKenzie O’Brien, p. 326-327.
(7) Lesley Brown, p. 42.
(8) McKenzie O’Brien, p. 327-329.
(9) Michael D. Porter, p. 302.
(10) Lesley Brown, p. 42 et McKenzie O’Brien, p. 330-331.

 

Bibliographie

Adriano, Fermin et Thomas Parks. 2013. « The case of Mindanao, Philippines ». The Contested Corners of Asia: Subnational Conflict and International Development Assistance. En ligne. http://asiafoundation.org/resources/pdfs/MindanaoCaseStudyFullReport.pdf (page consultée le 20 mai 2016).

Brown, Leslie et Paul Wilson. 2007. « Putting the Crime Back into Terrorism: The Philippines Perspective ». Asian Criminology 2 (no 1) : 35-46.

Porter, Michael, Lorraine Mazerolle et Gentry White. 2013. « Terrorism Risk, Resilience and Volatility: A Comparison of Terrorism Patterns in Three Southeast Asian Countries ». Journal of Quantitative Criminology 29 (no 2) : 295-320.

International Alert. 2014. « The Bangsamoro Conflict Monitoring System (BCMS), 2011-2013 ». Rebellion, Political Violence and Shadow Crimes in the Bangsamoro. En ligne. http://bcms-philippines.info/vers1/sites/default/files/BCMS%20General%20Paper.pdf (page consultée le 23 mai 2016).

Khruakham, Seksan et Joongyeup Lee. 2013. « Terrorism and other determinants of fear of crime in the Philippines ». International Journal of Police Science and Management 16 (no 1) : 1-15. En ligne. http://psm.sagepub.com/content/16/1/1.full.pdf (page consultée le 11 mai 2016).

O’Brien, McKenzie. 2012. « Fluctuations Between Crime and Terror: The Case of Abu Sayyaf’s Kidnapping Activities ». Terrorism and Political Violence 24 (no 2) : 320-336. En ligne. http://dx.doi.org/10.1080/09546553.2011.648679 (page consultée le 23 mai 2016).

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