La Malaisie : un processus de décolonisation dit pacifique

Par Enzo Guiggi

L’indépendance de la Malaisie, bien que retardée à plusieurs reprises, aura finalement lieu, une fois n’est pas coutume dans la région, de manière relativement pacifique. Cet article vise à étudier comment s’est déroulé ce processus, et quels sont les principaux facteurs qui ont influé sur son bon déroulement. La colonisation du territoire de Malacca par les occidentaux (ex-Malaisie) remonte au XVIe siècle, et voit respectivement se succéder les Portugais, les Hollandais et les Anglais. En 1511, les Portugais annexent le détroit de Malacca, et tissent des liens solides avec les communautés marchandes de la ville (Tamouls et Kélings). Par la suite, ils sont évincés en 1641 par les Hollandais, qui ambitionnent d’accroître leur emprise sur la région grâce notamment à l’implantation de la VOC (Compagnie unie des Indes Orientales), avant-poste et pilier de la puissance économique et symbole de l’impérialisme néerlandais pendant près de deux siècles. En dernier lieu, à la fin du XVIIIe siècle, les Britanniques, désirant à la fois profiter des ressources naturelles (notamment de l’étain et du caoutchouc) pour subvenir à leur industrialisation, et sécuriser l’espace maritime de l’axe Calcutta-Canton, vont décider à leur tour d’occuper l’île de Penang, Malacca et Singapour, qu’il regrouperont en une entité unique sous la tutelle de la East Indian Company : Straits Settlements. (1)

À la suite de ces colonisations successives, et pour permettre l’exploitation des importantes ressources naturelles de la péninsule, divers groupes ethniques se sont retrouvés dispersés sur ce territoire. Parmi eux, principalement des marchands et coolies Chinois (travailleurs agricoles asiatiques), et dans une moindre mesure, les Indiens amenés par les Britanniques au cours de la colonisation pour servir de main-d’œuvre dans les plantations de caoutchouc et des Malais autochtones (Bumiputras). Ces derniers furent pour la plupart maintenus dans leurs structures villageoises traditionnelles, de telle sorte que la Grande-Bretagne a pu organiser l’exploitation économique du pays par l’intermédiaire des travailleurs issus des minorités. (2)

 

Cette exploitation massive et lucrative des ressources vis-à-vis de ses anciennes colonies fût rendu encore plus indispensable pour le Royaume-Uni au sortir de la Seconde Guerre mondiale (1939-45). En effet, son économie est en ruine, et une partie du pays à reconstruire. Néanmoins, à leur retour après le retrait des Japonais, les Britanniques ont quelque peu changé de perspective. Ils ont compris que leur tutelle n’est plus éternelle et, dès lors, que la question n’est plus de savoir comment revenir à la situation d’avant guerre, mais plutôt comment assurer au mieux la défense de leurs intérêts économiques en Malaisie. En ce sens, ils se distinguent des autres puissances coloniales de la région, et créent la Malayan Union en 1946, qui deviendra par la suite la Malayan Federation. Au sein de cette Fédération, les États malais deviennent des protectorats britanniques, tandis que Malacca et Penang restent des colonies Britanniques, ce tournant majeur marquant l’ « un des succès les plus authentiques de l’Angleterre depuis la fin de la guerre ». (3)

 

Le Haut Commissaire britannique en Malaisie, Gerald Templer.

Le Haut Commissaire britannique en Malaisie, Gerald Templer.

 

Ce nouveau cadre politique fédéral comporte de nombreux avantages pour la Couronne. Il lui permet notamment de centraliser les prises de décision pour une administration plus efficace. Contrairement à la Malayan Union, il bénéficie du soutien de la majorité de la population, à l’exception des communistes malais (essentiellement membres de la minorité chinoise) qui craignent que les chinois soient favorisés. Ces dissensions inter-ethniques donnent lieu à une guérilla communiste qui dure jusqu’à la capitulation face aux Britanniques en 1954.

 

Par la suite, un autre problème ressurgit retardant une fois de plus le processus d’indépendance de quelques années. Il s’agit de la recrudescence des tensions liées à la cohabitation ethnique. La responsabilité de ces conflits incombe pour beaucoup aux anglais, qui ont habilement joué la carte de cette structure ethnique. Ils s’en sont notamment servie pour instrumentaliser et exploiter les rivalités sino-malaises à leur avantage. Par exemple, ils vont massivement déplacer les populations chinoises dans les campagnes dans le but de les isoler. Cette cohabitation, encore parfois tumultueuse aujourd’hui, fait apparaitre les minorités Indiennes (11,5% en 1957) et Chinoises (36,6% en 1957) comme des envahisseurs. Tous deux sont assimilés par les Malais de souche (49,5 % en 1957) au colonisateur britannique. (4) Cette rancœur à leur égard est d’autant plus vive qu’ils jouissent d’une relative prospérité contrairement à la plupart des Malais. Ces litiges seront malgré tout surmontés grâce en partie à un ingénieux arrangement. La pleine citoyenneté est accordée à toutes les ethnies, en contrepartie de quoi les Malais autochtones bénéficient de politiques de discrimination positive et de postes privilégiés au sein du gouvernement, de l’armée et de l’administration. De plus, le Malais est également adopté comme langue officielle, et le poste de chef de l’État sera établi au sein des rangs des Sultans Malais.

 

La Malaisie obtient finalement son indépendance dans le cadre du Commonwealth en 1957. Dans la plupart des écrits d’aujourd’hui, ce processus de décolonisation est considéré comme l’un des plus calme et pacifique, non seulement pour la région d’Asie du Sud-Est, mais également dans le monde. Cette relative réussite peut être imputée en particulier au pragmatisme de la Grande-Bretagne et au subtil compromis convenu entre les différentes ethnies. Les Britanniques ont rapidement pris conscience, contrairement à la France et à la Hollande, que l’émancipation totale de son empire colonial était inéluctable, et en ce sens a cherché à définir elle-même le déroulement de ces indépendances, plutôt qu’à le subir de plein fouet.

 

 

(1) Nguyen, Eric. 2006. L’Asie géopolitique : de la colonisation à la conquête du monde. Paris : Jeunes Editions.

 

(2) Carter, Alexandra. 2008. « Le Long Retour du colonisateur : les Britanniques et le choc de la Seconde Guerre mondiale en Malaisie (1941-1948). ». Relations internationales 134 : 19-35.

 

(3) France. Constitution de la Fédération de Malaisie, Vol. 4, 9 février 1948, p. 54.

 

(4). Teik, Boo Khoo. 2005. Ethnic Structure, Inequality and Governance in the Public Sector : Malaysian Experiences. Genève : United Nations Research Institute for Social Development

Lien pour marque-pages : Permaliens.

Les commentaires sont fermés