Malaisie : les Malais et les autres

Par Antoine Congost

La Malaisie est un cas particulier en Asie du Sud-Est puisque la composition de sa population est éclatée non pas entre une majorité prépondérante et une multitude de minorités ethniques, mais plutôt entre plusieurs grands groupes ethniques. Les premiers sont les Malais, qui représentent environ 50% de la population. Viennent ensuite les Chinois (38%) et les Indiens (environ 11%) et les ethnies largement minoritaires (moins de 2%)1, dont les Orang Asli, les premiers habitants de la Malaisie. Les tensions ethniques sont toujours une réalité actuelle mais elles ne sont pas que récentes, un bon exemple étant les émeutes raciales de 1969 opposant Malais et Chinois, faisant plus de 200 morts2. Dans ce contexte, la stabilité du pays devait et doit toujours passer par une plus forte inclusion des groupes ethniques et une certaine unité nationale. Mais la Malaisie a choisi des voies plus clivantes que réellement inclusives. Ce billet entend dresser un rapide aperçu de l’histoire de ces politiques dans le pays.

Les Chinois et les Indiens sont les deux grands groupes ethniques dont l’établissement dans le pays est relativement récent. Leur présence vient en effet des immigrations massives initiées sous la présence britannique pour l’exploitation minière et agricole de 1874 à 1946. La situation pose donc d’autant plus problème pour la création d’une idée nationale et l’inclusion de ces minorités que leur cohabitation n’est pas encore assez profondément enracinée. Mais surtout, l’autorité coloniale, dans le style paternaliste caractéristique des colonisateurs occidentaux, a longtemps mené une politique de protection de la population malaise, les Bumiputra, perçue comme fragile. L’objectif à demi dissimulé était de diviser la population pour faciliter son contrôle. Cela a créé une forte demande pour des travailleurs étrangers pour soutenir l’exploitation économique. Après l’indépendance, cette préférence malaise s’est perpétué : nous retrouvons à la tête de l’État une classe politique presque exclusivement malaise. Elle s’est aussi institutionnalisé puisqu’elle a pris notamment la forme de la New Economic Policy à partir de 19753 : l’idée est, pour l’élite du pays presque entièrement malaise, d’utiliser une « identité malaise » pour créer un sentiment d’unité et appuyer le nationalisme. Le rôle de la langue et de la religion y est prépondérant. Le Bahasa Malaysia, la langue malaise, devient la langue dominante dans l’administration, les écoles malaises bénéficient d’une aide financière importante, et la religion musulmane, celle de plus de 95% des Malais, est également promue et aidée financièrement. Il existe aussi une discrimination des non-Bumiputra au niveau de l’accès à l’éducation, avec notamment des quotas d’admissions très faibles pour les malaisiens d’origine indienne et chinoise dans les universités. Difficile donc de parler d’intégration politique alors que la principale voie d’accès aux responsabilités politique, à savoir l’éducation, leur est relativement fermée. Les élites cherchent à imposer une culture commune tout en excluant les minorités du jeu politique.

 

8279951032_a41827be8e                                                      Un membre d’une tribu Orang Asli

Un des groupes les plus minoritaires est celui des Orang Asli. Ces aborigènes, très peu politisés, à l’origine autonomes, et dont la culture et le mode de vie sont bien différents de ceux de la société malaise actuelle, font l’objet d’une politique d’assimilation qui les concerne spécifiquement. Pourtant, la méthode reste la même, et ils sont aussi au cœur de pressions visant à leur assimilation à la culture dominante malaise. Le programme JHEOA illustre bien cela4 . L’initiative, divisée en plusieurs branches, est mise en place en 19615. Les objectifs sont médicaux, avec l’amélioration des structures de santé ; éducatifs, avec une éducation en langue malaise et selon le système éducatif malais ; économiques, avec l’introduction du commerce comme principale activité de subsistance et leur déplacement hors de leurs terres ; et religieux, avec une politique d’islamisation. Il s’agit à la fois de rendre ces populations loyales au gouvernement central, les faire prendre part au système économique national, mais aussi à les surveiller : Le Aboriginal Peoples Act permet par exemple aux dirigeants malais de démettre les leaders aborigènes à l’échelle locale, et ainsi d’entretenir un système politique hiérarchisé avec le gouvernement central à sa tête6. C’est une inclusion par la domination.

La tendance la plus probante jusqu’à présent n’émane pas directement du gouvernement puisqu’elle trouve son origine dans les politiques coloniales britanniques avant l’indépendance : le pluralisme politique comme canalisateur des tensions ethniques7. Le pluralisme s’incarne dans l’alliance du Front national, qui regroupe l’Organisation nationale unie des Malais (l’UMNO), le Congrès malaiso-indien (MIC) et l’Association malaiso-chinoise (MCA). Cette structure permet de contourner les voies de la démocratie libérale où le groupe majoritaire, celui des Malais, serait favorisé, et permet une concertation plus ou moins formelle entre les différents groupes ethniques. Par exemple, c’est grâce à cette opportunité politique que la communauté sino-malaise a pu obtenir le droit à la citoyenneté et la reconnaissance de leurs spécificités culturelles. Mais là encore, la logique ethnique est présente, puisque l’identité de chaque parti est avant tout basé sur l’appartenance ethnique. Ajoutons par contre l’ouverture, certes timide et récente, de certains postes politiques et administratifs à responsabilités à d’autres ethnies que les Malais. D’autres limites se font jour : la classe dominante malaise continue d’asseoir une domination rentière sur les différents groupes ethniques, c’est-à-dire une redistribution publique généreuse des revenus issus des exportations, et ce sans taxation abusive. Cela permet à l’élite malaise de jouer un rôle distributeur8, de contenir les revendications des minorités et d’assurer leur fidélité à un système pensé et dirigé surtout par les Malais.

Depuis l’indépendance, nous le voyons, l’autoritarisme a assuré une unité et une stabilité de façade uniquement. Le pays s’est construit autour de structures profondément exclusives et il semble aujourd’hui difficile d’espérer améliorer la situation des minorités et la cohésion nationale sans des transformations profondes au sein de l’État mais aussi des mentalités.

Références

1 Means, Gordon Paul. 1996. «Soft Authoritarianism in Malaysia and Singapore» Journal of Democracy 7 (Octobre) 103-117.

2 Fortuna Anwar, Dewi and coll. 2005. Violent Internal Conflicts in Asia Pacific : Histories, Political Economies and Policies, Jakarta, Yayasan Obor Indonesia, p. 156.

3 De Koninck, Rodolphe. 2007. Malaysia : La dualité territoriale, Paris, Éditions Belin : La documentation Française, Asie plurielle.

5 Concerns about Orang Asli, (2008) En ligne. http://www.corc.org.my/codenavia/portals

6 Christopher R. Duncan, 2004. Civilizing the margins. p. 39.

7 Isabelle, Beaulieu. Stabilité politique, autoritarisme et État rentier : le cas de la Malaisie. Thèse de Doctorat. Département de science politique. Université de Montréal. 2005, 19-20.

8 Ibid.

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