La Guerre des mémoires : quand la force politique s’empare du souvenir

Par Bertrand Boutier

« Smell that? […] Smelled like… victory.

Someday this war’s gonna end… »

     Les propos prémonitoires du célèbre lieutenant-colonel Kilgore dans le film de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now (1979), ne semblaient envisager ni la défaite américaine à l’issu de la Seconde Guerre d’Indochine (1961 – 1975), ni la bataille idéologique que continuerai à se livrer les deux nations autour du culte mémoriel et de l’héritage du conflit. Les États-Unis comme le Vietnam ont tous deux cherché à digérer ce passé violent commun par l’intermédiaire de la commémoration nationale et de la culture populaire appuyées sur une vision de l’Histoire. Depuis le réchauffement diplomatique de 1994 et l’ouverture du marché vietnamien aux investissements américains, les tentatives de communion transnationales n’ont guère réussi à réconcilier ouvertement les deux pays. Et pour cause, le désir de guérison post-traumatique est clairement assujetti à la volonté de maintenir la crédibilité politique de l’État auprès de ses populations respectives. Dans ce contexte, il paraît donc évident que les trames narratives officielles constituant la source de la mémoire, ne se rejoignent pas sur le plan de leur « vérité historique » et divisent ainsi les deux camps comme au bon vieux temps de la Guerre Froide[1].

     La « Guerre du Vietnam » a jouit d’une large représentation dans la culture populaire américaine – notamment grâce aux productions hollywoodiennes – et continue à faire vibrer le patriotisme du pays au travers d’organismes gouvernementales tels que The Defense POW/Missing Personnel Office (DPMO), chargé d’honorer la promesse de rapatrier les dépouilles des quelques 1600 GI’s disparus et reposant toujours au Vietnam à ce jours[2]. Indépendamment de l’historiographie établie par les universitaires, le « savoir populaire » issue des films, du discours politique et de certains média, a eu pour but de reconstruire la foi de la population dans l’interventionnisme américain, en écartant la question du bien-fondé de l’opération militaire au Vietnam[3].

Mais qu’en est-il en RDV? Comment s’articule le souvenir de la guerre sur le territoire qui l’a accueillie et dans quel but le discours est-il produit?

 

     Au Vietnam – comme aux États-Unis – la production culturelle entourant la « Guerre Américaine » s’appuie d’abord et avant tout, sur un large corpus de photographies prises durant le conflit.  Le caractère ambigu de la photographie – marqué par la tension entre la représentation du réel et l’action subjective – a contribué à faire du médium un support de premier choix dans la propagande destinée aux populations. Aujourd’hui, les musées dans lesquels ces images s’exposent,  situés dans les centres urbains ou sur les lieux symboliques des affrontements, sont chargés de perpétuer la mémoire et d’éduquer les jeunes générations. Mais le portrait du conflit dressé par les photographes de la VNA et de la LNA[4] s’inscrit également dans une volonté d’émulation nationale qui au travers de l’imaginaire typique du réalisme socialiste, contraste avec le « réalisme capitaliste » déshumanisant des photographies américaines, et insiste sur la résistance, l’agentivité et l’héroïsme du peuple face à l’invasion du pays[5].

                                             Comparaison

Sources : à gauche Doan Cong Tinh (VNA), à droite Art Greenspoon (AP).

     L’efficacité du discours importe peu et ne forme pas en soi un réel levier pour le nationalisme vietnamien. L’essentiel se situe plutôt dans ce que révèle cette promotion de l’histoire au niveau des relations diplomatiques paradoxales entre le Vietnam et les États-Unis aujourd’hui. En effet, dans la bataille des modèles de développement économique, le souvenir de la Seconde Guerre d’Indochine joue le rôle de bouclier idéologique qui permet à la RDV de mieux négocier les percées du néo-libéralisme sur son territoire et de conserver l’apparence d’une continuité historique face à l’impérialisme économique du XXIème siècle[6].

     En parallèle de ces lieux de mémoires officiels, dédiés aussi bien aux tourismes qu’aux citoyens et dont la standardisation reflète l’unilatéralisme de l’État vietnamien dans son interprétation de l’Histoire[7], coexistent des espaces plus intimes où le souvenir du conflit se mêle au sentiment amère d’une promesse non-tenue. Les stèles funéraires – bia – constituent des marqueurs physiques de sens, disséminés dans l’environnement, rappelant ainsi par le paysage, le sacrifice de milliers de Vietnamiens pour la réunification nationale[8]. Par l’intermédiaire des rituels qu’elles rendent possibles, ces incarnations de l’outre-monde lient le présent au passé et témoignent de la marginalisation de ce qui fut autrefois le cœur de la révolution vietnamienne. En effet, dans un contexte contemporain où l’économie agraire s’est tournée vers l’industrie et le service, l’éloignement du centre par rapport aux régions rurales – caractérisé entre autre par le désengagement financier de l’État du statut de martyr de guerre – est symbolisé par la pratique rituelle commémorative qui tente alors de recréer un sens communautaire tout en rappelant la dette morale de la Nation envers ses sacrifiés[9].

     Ces deux formes incarnées du souvenir, en rien exclusives, reflètent les tensions qui animent la relation entre mémoire et Histoire dans le Vietnam contemporain. La manière dont elles sont construites illustre également les points de fractures latents d’une société en pleine mutation, où l’idéal politique d’antan est au prise avec ses paradoxes d’aujourd’hui.

     Pour conclure, loin des exaltations politiques, le travail de mémoire sur un évènement historique d’une telle violence pourrait avoir trouvé son équilibre au travers d’artistes issus de la diaspora vietnamienne, dont les œuvres constitueraient finalement le seul lien symbolique véritable entre deux mondes s’étant déchiré voilà 40 ans :

SmallWars binh_danh_chlorophyll_printing_5 Postcards of Vietnam, 2004

 

[1] Laderman et Martini, 2013

[2] DPMO, 2014

[3] Hixson, 2013

[4] Vietnam News Agency et Liberation News Agency

[5] Schwenkel, 2009

[6] Schwenkel, 2009

[7] Tappe et  Pholsena, 2013

[8] Schlecker, 2013

[9] Ibid.

 

Bibliographie

 

  • États-Unis. DPMO. 2014. Vietnam War. En ligne. http://www.dtic.mil/ dpmo/vietnam/index.htm (page consultée le 30 octobre 2014).
  • Hixson, Walter L. 2013. « Viet Nam and Vietnam in American History and Memory ». Dans Scott Laderman et Edwin A. Martini (dir.), Four Decades On – Vietnam, the United States and the Legacies of the Second Indochina War. Durham and London : Duke University Press. pp. 44-57.
  • Laderman, Scott et Edwin A. Martini. 2013. « National amnesia, transnational memory, and the legacies of the Second Indochina War ». Dans Scott Laderman et Edwin A. Martini (dir.), Four Decades On – Vietnam, the United States and the Legacies of the Second Indochina War. Durham and London : Duke University Press. pp. 1-15.
  • Schleker, Markus. 2013. « War-Martyr Bia : Commemoration and Perdurability in Rural Vietnam ». Dans Pholsena Vatthana et Oliver Tappe (dir.), Interactions with a Violent Past – Reading Post-Conflict Landscapes in Cambodia, Laos, and Vietnam. Singapore : NUS Press. pp. 78-95.
  • Schwenkel, Christina. 2009. The American War in contemporary Vietnam : Transnational Remembrance and Representation. USA : Indiana University Press. 264p.
  • Tappe, Oliver et Pholsena Vatthana. 2013. « The American War, Post-Conflict Landscapes and Violent Memories ». Dans Pholsena Vatthana et Oliver Tappe (dir.), Interactions with a Violent Past – Reading Post-Conflict Landscapes in Cambodia, Laos, and Vietnam. Singapore : NUS Press. pp. 1-18.

 

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