Le rubis au coeur de la politique et de la diplomatie birmane

Par Alexia Ludwig

En 1973, la Reine Elizabeth II d’Angleterre se voyait offrir le diadème « The Burmese Ruby Tiara ». Cadeau du peuple birman, les 96 rubis qui ornent ce bijou pourraient être originaires de Mogok, ville au nord du Myanmar. En 1955, l’écrivain Joseph Kessel surnommait cette région « la vallée des rubis ». En effet, le Myanmar fournit 90 % des rubis dans le monde [1].

Comment le rubis est-il devenu la pierre angulaire de conflits politiques birmans et de la diplomatie internationale ?

En 1889, les colons britanniques développent l’industrie minière avec leur compagnie Ruby Mines ltd et promeuvent le potentiel économique du Myanmar auprès des puissances mondiales [2]. Après l’indépendance du Myanmar en 1948, le secteur du rubis est nationalisé et le peuple birman n’a plus le droit d’exploiter cette ressource sans autorisation. Dans les années 1990, la législation birmane s’assouplit et autorise les coentreprises entre le gouvernement et le secteur privé [3]. Propriété du gouvernement, la terre est contrôlée par la junte militaire en exercice. Une forme d’oligarchie du rubis s’installe. Des hommes d’affaires proches du pouvoir obtiennent des concessions et financent en partie le régime militaire. La corruption est monnaie courante, même les petits exploitants sans licence soudoient la police [4].

Généralement, le raffinement et la taille des pierres ne profitent pas à l’économie locale. Avec la mondialisation, les entreprises préfèrent sous-traiter à des partenaires étrangers. Diviser la chaîne de production leur permet d’« effacer les traces » et de faire de plus grands profits. D’un autre côté, l’industrie du rubis ne favorise en rien le développement des infrastructures de bases et des services publics [5]. Et pourtant, ces structures et l’éducation sous-jacente permettraient à la population birmane d’instaurer un régime pluraliste et démocratique.

Des enfants travaillant mains et pieds nus dans l'eau boueuse (photo Info-birmanie.org)

Des enfants travaillant mains et pieds nus dans l’eau boueuse (photo Info-birmanie.org)

Au-delà de l’aspect économique, le commerce du rubis introduit par les Britanniques est au cœur des conflits ethniques. Officiellement, 135 ethnies cohabitent au Myanmar . Durant l’ère coloniale, les Britanniques favorisaient des ethnies chrétiennes (Karen, Kachin, Chin) ou indo-musulmanes au détriment des Birmans bouddhistes. Encore aujourd’hui les tensions entre la majorité birmane (60 % de la population) et les ethnies minoritaires sont de véritables sources d’instabilité pour le gouvernement [7]. En plus des conditions de travail rudes et dangereuses, du travail forcé et de l’exploitation enfantine dans les mines [8] que l’on peut voir dans ce reportage, l’armée birmane profite des tensions ethniques et de son pouvoir pour tuer, violer ou torturer les opposants [9].

En 2003, pour exprimer leur opposition à de telles pratiques et pour accélérer la démocratisation du Myanmar, les États-Unis instaure un embargo économique. Peu après et ce jusqu’en 2012, l’Union européenne durcit également ses sanctions économiques [10]. Bien que reconduit en 2012, l’embargo américain semble inefficace car les principaux demandeurs de rubis birmans sont les Russes et les Chinois. Par ailleurs, les pierres destinées aux marchés européen et américain transitent préalablement par la Thaïlande ou par Hongkong. 90 % du marché échapperait ainsi au circuit officiel [11]. Finalement, l’absence de coordination et de coopération entre ces deux puissances occidentales et les autres partenaires du Myanmar rend ineffectives de telles mesures économiques.

Au niveau national, malgré des élections contestées par l’opposition et par la communauté internationale, Thein Sein, militaire de la junte, devient président de Myanmar en 2011. Dès lors, il entreprend des réformes en signe d’ouverture [12]: libérations d’opposants politiques, cessez-le-feu entre le gouvernement et les groupes ethniques ou encore visites d’État en Europe. D’autre part, depuis sa libération en 2010, Aung San Suu Kyi à la tête de la National League for Democracy (NLD), principal parti d’opposition, semble s’affirmer plus librement.

Malgré ces signes encourageants, le gouvernement demeure lié à d’anciens membres de la junte militaire désormais dissoute et les conflits au sein même du pouvoir sont grands. Certaines minorités ethniques demandent davantage d’autonomie et n’ont pas confiance dans le gouvernement. En 2013, les minorités soutenues par l’Armée de l’indépendance kachin (KIA) font toujours l’objet d’attaques de l’armée birmane [13]. Ainsi les traditions militaires et l’autoritarisme perdurent alors que Aung San Suu Kyi lutte toujours pour obtenir une Constitution qui l’autoriserait à devenir présidente. Actuellement, il est impossible « de devenir président pour quiconque a épousé un étranger ou a des enfants d’une autre nationalité » [14], critère que l’opposante remplit et dénonce.

En 2013, lors du Forum économique organisé par l’Union européenne, Aung San Suu Kyi réaffirme aux pays étrangers la nécessité d’investir de manière responsable au Myanmar [15]. En effet, l’enjeu est grand. L’Union européenne en optant pour une plus grande transparence et pour des activités respectueuses des droits de l’homme au Myanmar, pourrait influencer le commerce mondial grâce à sa taille de marché et inciter les autres pays à suivre cette voie. Cette démarche aiderait ainsi à assurer de meilleures conditions de travail aux birmans dans les mines de rubis.

Actuellement, l’aide au développement de l’Union européenne reste fragile du fait des entreprises occidentales qui continuent d’exploiter les travailleurs. In fine, par des pratiques semblables à celles observées dans la filière du rubis, les entreprises financent indirectement les conflits locaux et l’insécurité et elles contrecarrent donc l’aide au développement et la démocratisation au Myanmar.

Finalement, une insignifiante petite pierre se trouve au cœur d’un problème politique global qui dépasse les frontières birmanes et dans lequel chaque pan de la société tient un rôle. Un individu par son éducation, une entreprise par ses activités, un gouvernement par la neutralité politique de son armée, un mouvement de résistance par son organisation ou encore la communauté internationale par sa législation et ses sanctions, peut amener un pays comme le Myanmar à devenir plus démocratique et à respecter les droits de l’Homme. Qui plus est, la volonté d’un réel changement et la coopération entre ces différentes strates de la société sont primordiales.

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Références

[1] Info Birmanie association française. 2013. « Les pierres précieuses : une manne pour le gouvernement et les transactions illégales »
[2] A. Lucas, V. Pardieu. 2014. « Mogok Expedition Series, Part 1 : The Valley of Rubies », Gemological Institute of America
[3] C. Haquet, T. Falise. 2014. « La Birmanie prise par la fièvre de la pierre rouge », L’Express
[4] Info Birmanie association française. 2013. « Les pierres précieuses : une manne pour le gouvernement et les transactions illégales »
[5] ibid.
[6] Info Birmanie association française. 2013. « Une mosaïque d’ethnies »
[7] R. Egreteau. 2005. « Birmanie : l’armée referme le jeu politique », Les Études du CERI, Sciences Po 114 : 4
[8] United States, Department of Labor, « List of Goods Produced by Child Labor of Forced Labor »
[9] 58 organisations non gouvernementales européennes et mondiales. 2013. « Rompre le lien entre ressources naturelles et conflit : les arguments en faveur d’un règlement européen » : 3
[10] Info Birmanie association française. 2013. « Les pierres précieuses : une manne pour le gouvernement et les transactions illégales »
[11] C. Haquet, T. Falise. 2014. « La Birmanie prise par la fièvre de la pierre rouge », L’Express
[12] Agence France Presse. 2014. « Aung San Suu Kyi, prochiane présidente ? », Libération
[13] Courrier international. 2013. « Conflit au Kachin : les minorités ethniques inquiètes »
[14] Agence France Presse. 2014. « Aung San Suu Kyi, prochiane présidente ? », Libération
[15] Euronews. 2013. « Bruxelles fait un pas en direction du gouvernement birman » (vidéo)


Bibliographie

58 organisations non gouvernementales européennes et mondiales. 2013. « Rompre le lien entre ressources naturelles et conflit : les arguments en faveur d’un règlement européen » : 3. En ligne. http://www.info-birmanie.org/wp-content/uploads/2013/09/breaking_the_links_ressources-naturelles-et-conflit.pdf

A. Lucas, V. Pardieu. 2014. « Mogok Expedition Series, Part 1 : The Valley of Rubies », Gemological Institute of America (GIA). En ligne. http://www.gia.edu/gia-news-research-expedition-to-the-valley-of-rubies-part-1

Agence France Presse. 2014. « Aung San Suu Kyi, prochiane présidente ? », Libération. En ligne. http://www.liberation.fr/monde/2014/10/31/le-president-birman-invite-aung-san-suu-kyi-a-un-sommet-politique_1133171

C. Haquet, T. Falise. 2014. « La Birmanie prise par la fièvre de la pierre rouge », L’Express. En ligne. http://www.lexpress.fr/actualite/monde/asie/video-la-birmanie-prise-par-la-fievre-de-la-pierre-rouge_1536311.html

Courrier international. 2013. « Conflit au Kachin : les minorités ethniques inquiètes ». En ligne. http://www.courrierinternational.com/breve/2013/01/15/conflit-au-kachin-les-minorites-ethniques-inquietes

Euronews. 2013. « Bruxelles fait un pas en direction du gouvernement birman ». Vidéo en ligne. https://www.youtube.com/watch?v=1cJ69NeMUw4

Info Birmanie association française. 2013. « Les pierres précieuses : une manne pour le gouvernement et les transactions illégales ». En ligne. http://www.info-birmanie.org/les-pierres-precieuses-une-manne-pour-le-gouvernement-et-les-transactions-illegales/

Info Birmanie association française. 2013. « Une mosaïque d’ethnies ». En ligne. http://www.info-birmanie.org/birmanie-une-population-heterogene-repartie-le-long-des-frontieres/

R. Egreteau. 2005. « Birmanie : l’armée referme le jeu politique », Les Études du CERI, Sciences Po 114 : 4. En ligne. http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/etude114.pdf

United States, Department of Labor, « List of Goods Produced by Child Labor of Forced Labor ». En ligne. http://www.dol.gov/ilab/reports/child-labor/list-of-goods/countries/?q=burma

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