La Charia au Brunei, calcul politique ou nouvelle lubie du Sultan?

Par Raphael Lachkar

Le Sultanat de Brunei Darussalam brille en Asie du Sud Est par sa singularité.
Quatrième plus petit pays de la région après Hong Kong, Macao et Singapour, cette monarchie absolue compte moins d’habitants que la ville de Québec. Au PIB/habitant record pour la région (38 500 $, ou presque trois fois plus que le deuxième plus gros PIB/Hab de la région, la Malaisie), il est le 4e plus grand producteur de pétrole dans la région. Son sultan est en poste depuis 1984, a un nom souverainement long (Haji Hassanal Bolkiah Mu’izzaddin Waddaulah), et figure parmi les hommes les plus riches de la planète.
Dernier coup d’éclat en date : le 30 avril 2014, Brunei Darussalam est devenu le premier pays en Asie du Sud Est à adopter rigoureusement la loi islamique (Charia). Pour un extrait vidéo du discours du sultan cliquez ici.

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Le sultan lors de l’annonciation du passage du Brunei à la loi islamique en Mai suivant, Octobre 2013

Dans les textes, Charia veut dire chemin, on comprend voie morale dictée dans le livre sacré que chaque musulman doit suivre. En dehors de cette voie tracée, le croyant est susceptible d’être exposé au Hudud qui désigne les peines légales prescrites par le Coran (Ali, 2013).
Au Brunei le Hudud, assimilé progressivement sur deux ans, prévoit de verbaliser ou d’emprisonner les responsables de grossesses extra-conjugales ou de comportements indécents, puis d’amputer les voleurs, pour enfin, plus tard l’année prochaine, lapider les citoyens qui commettraient adultère ou sodomie (France-Presse, 2014).

Avant d’adopter la Charia telle que décrite plus haut, le sultanat de Brunei présentait une symbiose relative entre les tribunaux civils et islamiques. Seuls les musulmans du pays (2/3 de la population) étaient soumis aux lois islamiques et elles-mêmes étaient limitées aux litiges mineurs (divorces, différents maritaux). Pendant 30 ans, le sultan a eu une politique progressive, anti-intégriste et d’accommodement vis-à-vis de la place du genre dans son petit pays. L’Islam était cependant mis en avant, le prosélytisme (recrutement de nouveaux croyants) des religions non-musulmanes était interdit, l’alcool était déjà illégal et la nourriture nécessairement hallal (Ali, 2013), (Bouma, Rod Ling, & Douglas Pratt , 2010).

Pourquoi durcir sa politique soudainement ?
Tout d’abord, il est important de noter l’évolution dramatique de l’économie du Brunei pendant l’année qui a précédé l’arrivée de la loi islamique. Entre autres, les ventes de pétrole brut auraient chuté de 34% en une année, impliquant une baisse de 11.8% des exportations totales pour résulter en une décroissance commerciale globale de près de 8.5% (Saeed & Mohamed Ghilan, 2014). Quel rapport avec la mise en place de la Charia ? La hausse de la criminalité et l’incertitude accompagnant la crise économique ont poussé une partie de la population à accueillir la loi islamique avec soulagement. Après avoir décrit son inquiétude quant à l’augmentation de la criminalité dans son pays, un lecteur du Brunei Times écrit : « I really can’t wait for the Syariah Penal Code to take effect. I for one am anticipating a huge drop in crime rates resulting from the implementation of the law. » (Brunei Times, 2014). On pourrait donc spéculer quant à l’incorporation de la Charia comme réponse aux incertitudes nationales.
La Charia telle que dictée par le sultan a cependant d’autres implications, elle présente un outil de contrôle puissant. Ainsi, répondant aux critiques internes suivant la mise en place de la loi islamique, le sultan a mis en garde sa population des dangers des médias de communication de masse. Les blogues internet et l’application téléphonique de messagerie instantanée watsapp seraient instrumentalisés par des individus afin de provoquer le peuple et monter des conflits aux dépens du respect normalement accordé à leur gouvernement et à leur leader (Saeed & Mohamed Ghilan, 2014). Ici apparait un durcissement notable dans la censure et dans le positionnement supposé des citoyens vis-à-vis de la Charia. Dans une monarchie absolue active en 2014, l’instauration de la charia permet entre autres de combler le déficit de légitimité interne par un contrôle plus appuyé sur le peuple.

Quelles conséquences ?
Le sociologue Haounes Seniguer s’interroge sur l’influence que peut avoir l’adoption de la charia par le sultanat de Brunei sur les autres pays de la région. Selon lui, le Brunei pourrait entrainer d’autres pays puisqu’il rejoint maintenant l’idéologie de nombreux « prêcheurs ou théologiens sunnites islamistes disposant d’une audience importante auprès des musulmans du monde via le câble ou Internet. » (JOL Press, 2014). Rappelons que les voisins du sultanat, l’Indonésie et la Malaisie présentent tous deux des populations musulmanes importantes et susceptibles d’être séduites par les discours de personnalités islamistes. Le Brunei pourrait alors servir d’exemple.

Pour résumer, le Brunei se démarque en Asie du Sud Est comme une autocratie, fermée et richissime. Le souverain vient de provoquer une nouvelle étape dans l’interprétation de l’Islam dans son pays. Avec une application de la charia rigoriste intégriste, le Hudud (ou application légale de la charia) prévoit des peines de prison, des amputations et même la peine de mort pour des crimes jugés en désaccord avec le dogme musulman. Cette réforme vise visiblement à contenir la population du pays dans un contexte de crise économique et d’incertitude politique. De nouveaux la politisation de l’Islam risque d’effriter les droits individuels. Sans précèdent dans la région, cette mesure pourrait s’étendre et gangréner les pays limitrophes, relativement démocratiques et fortement musulmans.

Ressources biblographiques

Ali, M. B. (2013). Sharia law and Hudud : Understanding its objectives and spirit. RSIS Commentaries.

Bouma, G. D., Rod Ling, & Douglas Pratt . (2010). Brunei Darussalam. Dans Religious Diversity in Southeast Asia and the Pacific (pp. 47-50). Australia: Springer.

Liens externes

Banque Mondiale. (s.d.). PIB par habitant ($ US courants). Consulté le octobre 6, 2014, sur Banque Mondiale: http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GDP.PCAP.CD

Begawan, B. S. (2014, September 17). JUST IN: Brunei condemns ISIS terrorism. Consulté le September 18, 2014, sur The Brunei Times: http://bt.com.bn/bookmarks-breaking/2014/09/17/just-brunei-condemns-isis-terrorism

Brunei Times. (2014, Janvier 11). Brunei really needs the Syariah penal code. Consulté le Septembre 25, 2014, sur Brunei Times: http://www.bt.com.bn/letters-editor/2014/01/11/brunei-really-needs-syariah-penal-code

Fares, A. (2013, Octobre 22). Sultan of Brunei Announces Implementation of Sharia Law – Brunei Times. Consulté le Septembre 26, 2014, sur Youtube: https://www.youtube.com/watch?v=D9NPLT9Ctlg

France-Presse. (2014, April 30). Sultan of Brunei unveils strict sharia penal code. Consulté le September 26, 2014, sur The Guardian: http://www.theguardian.com/world/2014/apr/30/sultan-brunei-sharia-penal-code-flogging-death-stoning

JOL Press. (2014, mai 12). #stopthesultan: le Sultan de Brunei veut la charia, ils appellent au boycott. Consulté le septembre 25, 2014, sur JOL Press: http://www.jolpress.com/brunei-charia-stopthesultan-islam-boycott-article-825954.html

Saeed, S., & Mohamed Ghilan. (2014, May 29). Brunei: When Sharia serves the sultan and US media. Consulté le Septembre 26, 2014, sur Aljazeera: http://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2014/05/brunei-sharia-law-at-what-cost-2014528134130788926.html

Youtube. (2013, Octobre 22). Sultan of Brunei Announces Implementation of Sharia Law – Brunei Times. Consulté le Septembre 28, 2014, sur Youtube: http://www.youtube.com/watch?v=D9NPLT9Ctlg

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