De la traite des femmes au Vietnam : comprendre le trafic humain à la frontière sino-vietnamienne

Par Bertrand Boutier

Le 30 juillet 2014, les Nations Unies marquaient le calendrier planétaire d’une journée dédiée à la lutte contre un fléau qui persiste encore au XXIe siècle : le trafic humain. Dans ce combat, le Trafficking In Persons Report de 2014 classe le Vietnam dans la catégorie des pays dont le gouvernement ne fournit pas les efforts suffisants pour rencontrer les exigences internationales – et la Chine à un rang inférieur, notamment en raison d’un volume important de victimes et d’un certain manque de coopération de la part des autorités centrales[1]. Des chiffres précis sur ce trafic sont difficiles à obtenir, voire impossible, dans la mesure où la traite de personnes revêt de multiples formes (voir la définition de l’UNODC) et où les réseaux ne connaissent pas vraiment de frontières. Tenter de comprendre le trafic humain ne peut donc se limiter à la lecture de statistiques et aux définitions d’organisations internationales, dont les actions se contentent souvent d’endiguer les aspects les plus visibles du phénomène. Les populations cibles, les trafiquants, les zones d’approvisionnements ou les destinations, ne peuvent être compris seulement au travers du prisme de l’exploitation de la pauvreté de jeunes filles issues des campagnes reculées[2]. La difficulté est d’autant plus grande que les « hotspots » promptement incriminés par certaines autorités locales, permettent de détourner le regard d’un trafic plus structurel, qui ne bénéficie pas seulement à quelques triades chinoises ou vietnamiennes[3].

Comment expliquer alors la survie de cette forme de commerce archaïque alors que le Vietnam et la Chine n’ont cessé depuis plus d’un siècle, de chercher leur voie vers la « modernité »?

Il convient d’abord de rappeler que la traite d’humains n’est pas un phénomène exclusivement contemporain aux deux pays et que l’on en retrouve la trace dans l’histoire, notamment pendant la période coloniale française en Indochine (1858 – 1954). Les scénarios de l’époque impliquaient de jeunes femmes ou enfants susceptibles de se faire soit kidnapper ou tromper par des pirates, des organisations liées à la prostitution et à la vente de concubines sur le marché chinois, voir des bandes rebelles intéressées dans l’achat d’armes pour mener la lutte contre les envahisseurs français[4]. Le rôle de l’administration coloniale fait encore débat aujourd’hui – divisé entre ceux qui pensent que « la présence coloniale a contribué à réduire de façon nette l’esclavage »[5] et d’autres qui affirment que l’ampleur du marché s’est multiplié « exponentiellement » durant les 50 premières années de pouvoir des Français au Vietnam et que la puissance coloniale aurait créé certaines conditions propices au maintien et au développement de la traite de personnes[6]. Quoi qu’il en soit, nombre d’articles parus dans la presse vietnamienne dans l’entre-deux guerre, attestent de l’angoisse vécue par le peuple vietnamien – et tout particulièrement des habitants du Tonkin – face à la menace de l’enlèvement et de l’esclavage[7].

Source : La Tribune Indigène, n°207, 30 septembre 1919 – contribution du professeure Laurence Monnais.
Source : La Tribune Indigène, n°207, 30 septembre 1919 – contribution du professeure Laurence Monnais.

Aujourd’hui, l’image de ce trafic a quelque peu évolué. La région du nord-Vietnam et du sud de la Chine a longtemps été une zone où le commerce entre les deux pays florissait et ou les frontières diplomatiques n’empêchaient pas les échanges entre populations – dont certaines, appartenaient à la même minorité ethnique. Après la réouverture de la frontière en 1988, les opportunités commerciales et économiques ont profondément changé les rapports sociaux dans la région. Instaurant ainsi l’individualisme, la compétitivité, et se désengageant du tissu social, les nouvelles politiques des deux États contribuèrent à subordonner un peu plus la population aux revenus financiers[8]. Dans ce contexte, il n’est pas difficile de comprendre les raisons qui poussent certaines jeunes vietnamiennes à passer la frontière pour travailler dans les bordels de villes frontalières comme Hekou (河口).

Hekou est devenu un important point de passage où de nombreuses industries de services ont pu fleurir – notamment celles liées à la marchandisation du sexe – si bien qu’aujourd’hui les interdépendances financières entre les différents secteurs économiques encouragent les autorités locales à ne pas se forcer pour endiguer le flux de migration clandestine liée à la prostitution[9].

En parallèle de ces facteurs économiques et politiques, se trouvent une société vietnamienne patrilinéaire où les vertus confucéennes apposent une forte pression sociale et économique sur le genre féminin. Bien que la Révolution d’Ho Chi Minh ait œuvré à la libération des femmes, le poids des responsabilités familiales au Vietnam, tournées notamment vers la piété filiale, et la primauté accordé au masculin, restent des facteurs d’aliénation pour la jeune femme vietnamienne[10]. Cette pression sociale est dans une certaine mesure, également subit par les « branches esseulées » – ces hommes chinois issus souvent des campagnes – qui face au déséquilibre démographique entre genres et au coût que représente un mariage chinois contemporain, se tournent vers le Vietnam où la différence de pouvoir d’achat leur permet aisément de trouver une épouse.

Les réseaux de trafic humain ne reflètent pas toujours l’image populaire dans la mesure où l’agentivité de la victime semble parfois s’exprimer face à un choix de vie qui s’offre à elle. Considérant une Chine en plein boom économique et une région encline à des inégalités de revenus importantes, on ne peut s’étonner de voir l’espoir d’accéder à l’indépendance matérielle et à l’émancipation sociale mener des jeunes Vietnamiennes sur les marchés chinois de la prostitution et du mariage arrangé.

La nécessité de coller à la réalité de l’ensemble des situations entourant le trafic de personnes s’impose pour essayer ainsi de mettre en place des politiques d’endiguement adaptées et efficaces qui ne se limiteraient pas uniquement à la prise de mesures législatives et punitives.

Pour conclure, les deux documents audiovisuels ci-dessous proposent chacun à sa manière, d’approfondir notre connaissance du sujet :

Le film de Jiarui Zhang, Hong He (Red River -红河), sorti en 2009.

Le documentaire de Patricia Wong, Les « branches esseulées » : Trafic de femmes vietnamienne en Chine, sortie en 2013

https://www.youtube.com/watch?v=1pHXt3GlNxk

[1] http://www.state.gov/documents/organization/226844.pdf
[2] GRILLOT, 2010.
[3] ZHANG, 2012.
[4] LESSARD, 2009.
[5] BAUDRIT, 2008.
[6] LESSARD, 2009.
[7] FIRPO, 2013.
[8] GRILLOT, 2010.
[9] ZHANG, 2012.
[10] NGO, 2004.

Bibliographie

• BAUDRIT, André. 2008. Bétail Humain – La traite des femmes et des enfants en Indochine et en Chine du sud. Paris : Connaissances et Savoirs.
• FIRPO, Christina et Agathe Laroche Gosha. 2013. « La Traite des femmes et des enfants dans le Vietnam colonial (1920 – 1940) ». Vingtième Siècle, n°120/4. pp. 113 – 124.
• GRILLOT, Caroline. 2010. Volées, Envolées, Convolées… Vendues, en fuite ou resocialisées : les « fiancées » vietnamiennes en Chine. Paris : IRASEC, Connaissances et Savoirs.
• LESSARD, Micheline. 2009. « Cet ignoble traffic : The Kidnapping and Sale of Vietnamese Women and Children in French Colonial Indochina, 1873-1935 ». French Colonial History, vol. 10. pp. 1 – 34.
• NGO, Thi Ngan Binh. 2004. « The Confucian Four Feminine Virtues ». Gender Practices in Contemporary Vietnam. Singapore : NUS Press, pp. 47-73.
• United States of America. Department of State. 2014. Trafficking in Persons Report – June 2014. En ligne. http://www.state.gov/documents/ organization/226844.pdf (page consultée le 8 octobre 2014).
• ZHANG, Juan. 2012. A trafficking « not-spot» in a China-Vietnam border town. USA : Routledge, pp. 95-111.

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