Langue nationale et idéologie politique

Par Simon Plante

 

Une langue est bien plus que des sons mis ensemble pour former des mots puis des phrases. Elle véhicule une idéologie et définit la trajectoire qu’un peuple se donne. Aux Philippines, le choix de la langue (à certains moments les langues) nationale en est un exemple. En 2013, le filipino et l’anglais sont les deux langues officielles parmi les 181 langues encore vivantes dans le pays [1], un choix idéologique non pas sans conséquence.

Après une brève indépendance suite à la colonisation des Espagnols, c’est au tour des États-Unis de coloniser les Philippines en 1899. Contrairement à leur prédécesseur, les Américains ont su répandre l’anglais sur tout le territoire philippin en mettant beaucoup d’emphase sur l’éducation de la population, éducation qui se faisait entièrement en anglais. Il était possible pour les Philippins de gravir les échelons dans le monde politique et économique de la colonie s’ils pouvaient parler l’anglais, encourageant ainsi son apprentissage. L’anglais était à cette époque considéré aux Philippines comme «the « progressive  » American ideals of ‘enlightenment’, ‘democracy’ and ‘self-governance’. » [2]

Ce n’est qu’en 1930 que le besoin d’identifier une langue nationale se fit sentir. Pendant cette décennie, le mouvement nationaliste philippin se développe, menant vers le choix du tagalog en 1937 suite à une semi-autonomie. C’était la langue parlée par la majorité des leaders politiques et la langue maternelle de la capitale, Manille. L’anglais était considéré à cette époque comme porteur de l’oppression coloniale. Les Philippines auront obtenu leur indépendance complète en 1946.

Le tagalog fait rapidement sujet de débats dans la société, car il  ne représente pas une langue commune à toute la population : elle semble favoriser un groupe. C’est en 1949 que le tagalog est renommé Pilipino pour enlever la connotation ethnique au terme.

En 1973, la constitution est réécrite suite à la déclaration de la loi martiale par Ferdinand Marcos [3] et le pilipino perd sont statut. L’anglais est la langue nationale, conjointement avec le développement d’une nouvelle langue, le filipino, soit une version améliorée du pilipino. C’est dans la nouvelle constitution de 1987, écrite suite à «the Power People revolution» [4], que le filipino passe d’une fiction linguistique à une réalité sociale et devient la langue officielle avec l’anglais. [5] Il est porteur de l’identité nationale et de liberté aux Philippines. Il est important de préciser que d’un point de vue linguistique, le tagalog, le pilipin et le filipin sont sensiblement la même langue.

L’anglais prend beaucoup d’importance au cours de la deuxième moitié du 19ième siècle, notamment dans la promotion par les politiciens d’une éducation bilingue. L’éducation se faisait encore entièrement en anglais. Insérer le filipin en tant que langue d’enseignement «constitute part of what we may be called « a pedagogy of liberation »» [6] Il permet la transmission des valeurs nationalistes. L’anglais demeure dans les cours de mathématiques et de sciences, car il est porteur de la mondialisation et du développement économique.

D’un premier coup d’œil, une éducation bilingue ne peut qu’être favorable aux Philippines et lui donner un avantage sur la scène internationale puisque sa population aurait la capacité de communiquer dans deux langues différentes dès un très jeune âge. Le problème est qu’aux Philippines, la majorité des enfants n’ont ni l’anglais, ni le filipin comme langue maternelle. En conséquence, il y a une forte distinction entre deux groupes d’un point de vue académique : ceux dont le filipin est la première langue ont largement de meilleurs résultats que les autres enfants philippins. [7]

Cette séparation n’est toutefois pas seulement académique : « the language of education are issues related to poverty, health, public safety and so on.» [8] Le problème de l’éducation est plus que simplement linguistique, mais concerne aussi le développement social. Les Philippines étaient prises dans un éternel débat entre l’éducation en anglais, la mondialisation, et la langue nationale, le nationalisme philippin. Le combat idéologique prédominait la résolution du problème dans les discours des politiciens.

Ce n’est qu’en 2009, à la fin de l’administration Arroyo [9], qu’un changement majeur dans l’enseignement s’est effectué : l’éducation primaire se fait dorénavant dans la langue maternelle des enfants. Ce changement a été principalement justifié par les recherches internationales, notamment celle de l’UNESCO [10], où les résultats démontraient que les étudiants avaient de meilleurs résultats lorsque l’enseignement est dans la langue maternelle.

Étrangement, cette nouvelle politique se base sur  les mêmes arguments que lors de l’introduction dans l’éducation, soit l’importance d’utiliser la langue locale. [11] Les politiciens ne réinventent pas la roue, c’est le contexte social qui change. N’étant plus sous un contexte de colonie ni de dictature, ni de corruption, les Philippines veulent améliorer les conditions de vie de sa population, et ce, en permettant que les enfants aient de meilleurs résultats l’école.

Ils seraient aussi possibles de voir dans cette réforme une façon d’apaiser les tensions ethniques à travers le pays. Toutefois, rien d’officiel n’a été émis par le gouvernement philippin à ce sujet.

 

[1] Ethnologue : Languages of the world : http://www.ethnologue.com/country/PH

[2] Ruanni, T. Tupas, F. p. 3

[3] Ferdinand Marcos

[4] the Power People revolution

[5] ibid, p. 6

[6] ibid, p. 9

[7] Pour plus d’informations sur les différences entre les groupes ethniques quant à l’éducation : Asia-South Pacific Education Watch. 2007. Philippines : Summary Report. Mapping Out Disadvantaged Groups in Education. Asian South Pacific Bureau of Adult Education. En ligne. http://files.eric.ed.gov/fulltext/ED533598.pdf (page consulté le 20 octobre 2013)

[8] Lorente, Beatriz P. Ruanni, T. et Tupas, F. p. 30

[9] L’administration Arroyo

[10] Voir le rapport complet de l’UNESCO pour le plaisir du lecteur

[11] Ruanni, T. Tupas, F. p. 10

 

Bibliographie

 

Lorente, Beatriz P. Ruanni, T. et Tupas, F. A new politics of language in the Philippines : Bilingual education and the new challenges of the mother tongues. Université nationale de Singapour. En ligne. http://www.academia.edu/1456781/A_new_politics_of_language_in_the_Philippines_bilingual_education_and_the_new_challenge_of_the_mother_tongues (page consultée le 19 octobre 2013)

Ruanni, T. Tupas, F. 2009. Language as a problem of development : Ideological debates and comprehensive education in the Philippines. Université nationale de Singapour. En ligne. http://courses.nus.edu.sg/course/elcttr/Tupas_AILAFinal.pdf (page consultée le 19 octobre 2013)

UNESCO. 1953. The use of vernacular language in education. Paris: UNESCO. En ligne. http://unesdoc.unesco.org/images/0000/000028/002897eb.pdf

 

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