Formation en économie: le cas de l’Indonésie

Par Hoai-An Tran

« Suharto devrait démissionner … mais, en tant qu’homme d’affaire, je préfère repousser la venue de ce jour-là le plus longtemps possible[1] ». Ces propos illustrent bien le rapport étroit entre répression politique et sécurité économique qui dominait le paysage indonésien durant les années 90. Ainsi, le cas de l’Indonésie démentirait-il la rhétorique voulant que la démocratie soit le seul régime politique garant d’une prospérité économique?

Au premier coup d’œil, l’histoire de ce pays est déroutante. En effet, comment expliquer le désastre économique de la dictature de Sukarno (1957-67) en comparaison avec le succès du régime autoritaire de Suharto (1967-1998) et du gouvernement démocratique[2] de Yudhoyono? Au lieu d’être le résultat exclusif de l’autoritarisme ou de la démocratie; le développement indonésien serait-il plutôt attribuable à une maîtrise progressive des rouages de l’économie contemporaine par les différents dirigeants du pays? En fait, l’étude des comportements des dirigeants nous permet de constater comment chacun d’entre eux  a su tirer des leçons du règne de son prédécesseur pour contribuer à l’enracinement des piliers de base d’une économie en santé; soit un contexte sociale et politique stable, ainsi qu’une approche rationnelle à l’économie.

Sukarno fut nommé Président suite à la reconnaissance de la République d’Indonésie. Son règne, d’abord démocratique, puis autoritaire, s’avéra inapte à remettre sur pieds une économie piétinée par l’occupation coloniale passée. En premier lieu, la mise en place de structures démocratiques par le régime de Sukarno, suite à l’indépendance du pays, avait pour but de matérialiser une économie ouverte sur le monde[3]. Toutefois, la stabilité politique nécessaire à cet idéal de marché libre n’était pas à l’ordre du jour. En effet, les six premiers ministres (poste aboli en 1959 et dont tous les pouvoirs seront ensuite transférés au Président) qui se succédèrent en moins d’une décennie[4] reflétèrent l’instabilité d’une société divisée éthniquement et politiquement. Inapte à gérer les rouages d’une démocratie prospère, Sukarno décréta la loi martiale en 1957. Il transita donc vers son régime autoritaire d’une « démocratie guidée » – une dictature qui ne réussit pas davantage à remédier à la situation. En fait, basé sur une recherche de consensus parmi les trois pouvoirs dominants du pays (l’armée, les groupes religieux et les communistes); le nouveau pouvoir s’engouffra plutôt dans un cercle de jeux d’intérêts, de mécontentements et d’unilatéralisme. Résultat, Sukarno sera incapable de réagir adéquatement aux conséquences des politiques économiques mises en place lors de la période démocratique (ex : un développement axé sur Java alors que 88% des exportations provenaient des îles avoisinantes[5]). Ainsi, à la veille de 1965, l’Indonésie connaissait un taux d’inflation de 650% et une dette extérieure de 2 500 millions $US[6].

Devant le cataclysme national, le Général Suharto prit les commandes en 1967. S’il y avait une chose que le nouveau président retint de son prédécesseur, c’était bien la difficulté de trouver un juste milieu entre les trois forces politiques[7]. Trois puissances antagonistes  qui, durant la dernière décennie, avaient fait de l’économie la servante des politiques, de sorte que la rationalité des principes économiques fut ignorée[8]. Le plus important des fondements étant le maintient d’un contexte politique stable[9]; Suharto s’acharna donc à créer une image d’ordre qui, plus tard, vaudra à l’Indonésie une réputation de paradis sécuritaire pour les investissements étrangers[10]. Sa tactique? La répression. De par une main de fer sur l’armée et les bureaucrates[11], il élimina toute opposition. Pragmatique, il s’attaqua aux problèmes d’infrastructures des régions rurales d’où provenaient le ¾ des revenus de sa population, développa une diversité des revenus (de sorte à ne pas dépendre exclusivement des revenus du pétrole)  et il renoua les liens du pays avec les bailleurs de fonds internationaux. Concrètement, ces initiatives s’exprimèrent au travers d’une autosuffisance alimentaire éventuelle de l’Indonésie[12] et d’une croissance de production de 7,8%[13].

Toutefois, bien qu’efficace à court terme, la légitimité du programme totalitaire et centralisé de Suharto s’essoufflera sur le long terme – au bénéfice de la démocratie. Conjointement à la croissance de revendications civiles pour un système politique plus transparent et redevable[14], et des révélations publiques d’abus des droits humains par les militaires; la crise financière de 1997 mettra fin à la crédibilité du régime de Suharto. L’Indonésie, alors prise avec une inflation de 80% et le cinquième de la population au chômage[15], exigera des élections. 1999 marquera donc le retour d’une démocratie parlementaire au pays. Les quatre premières années connaîtront la rotation de trois présidents ainsi qu’une reprise économique lente. Néanmoins, loin de signifier un échec semblable à celui des années 40, ce développement prudent sera plutôt le reflet d’un travail minutieux sur les fondements d’une économie en apparence forte, mais dans les faits vulnérable. D’abord, le détrônement d’Habibie, protégé de Suharto et premier élu, mettra fin au patronage du système politique. Puis, la venue de Wahid, le second, cherchera à apaiser les tensions ethniques et religieuses[16]parmi les populations insulaires de façon à commencer la construction d’une stabilité sociale. Megawati, la troisième, combattra la corruption et entamera la décentralisation du gouvernement[17]. Quel sera l’impact dix ans plus tard? L’Indonésie est aujourd’hui une des économies émergentes du monde avec à sa tête Yudhoyono, une figure de stabilité politique et d’intégrité[18].

Bref, le succès économique de l’Indonésie ne serait pas dû à un certain type de régime, mais plutôt à un apprentissage progressif des dirigeants des rudiments de l’économie mondiale. Sukarno fut l’exemple à ne pas suivre, Sukarno la preuve des bénéfices d’une stabilité politique, alors que les gouvernements démocratiques menant à Yudhoyono démontrèrent les bienfaits durables d’une économie juste. Reste que considérant le progrès notoire du système électoral du pays au cours des dernières années, il serait intéressant de renverser la question et d’observer si ce n’est pas, au contraire, la croissance économique qui aurait apporté une démocratie fonctionnelle en Indonésie.

 Image 1 - Indonésie

Crédit : http://www.thetakeaway.org/media/photologue/photos/cache/indonesian-election-2009-april-9-oka-budhi-getty-images_large_image.jpg

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[1] Adam Schwarz (1997), p.133

[2] Hanna Beech (2009), en ligne.

[3] Vedi R. Hadiz (2004), p.56

[4] United Nations Development Programme, en ligne

[5] C. A. Fisher (1972), p.158

[6] Voir C. A. Fisher (1972), p.159

[7] Voir Adam Schwarz (1997), p.119

[8] Voir C. A. Fisher (1972), p.159

[9] Zhang Xizhen, en ligne

[10] Voir Adam Schwarz (1997), p.120

[11] Voir Adam Schwarz (1997), p.120

[12] World Perspectives Monde (2008), en ligne

[13] Voir Adam Schwarz (1997), p.119

[14] Kirsty Haymon (2009), en ligne

[15] Abigail Abrash et Robert F. Kennedy (1998), p.1

[16] R. William Liddle (2000), p.38

[17] R. William Liddle et Saiful Mujani (2005), p.125

[18] BBC News (2009), en ligne

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